Problématique d'analyse de situations de
communication et contextes multimédias
Eric AuziolDépartement des
sciences de la communication
Université Montpellier 3
Je situerai mon propos au carrefour de deux domaines
qui concernent mes activités de recherche : Le
premier consiste en une activité pratique dont j'ai déjà fait état dans d'autres
communications, il s'agit de l'animation de séminaires d'analyse qui tentent par
un travail collectif de comprendre les situations de communication
(SASCO)[1].
Le second a trait à la conception et
l'évaluation des réalisations multimédias dans le domaine de la formation et
secondairement des jeux. Dans ce cadre, je m'intéresse à la genèse des normes
dans les usages des réseaux numériques.Je vais
successivement : - présenter brièvement le
dispositif d'analyse qui est en grande partie à l'origine du travail que je vous
présente aujourd'hui , le SASCO- préciser
quelques notions autour du concept de situation et de la place de l'objet
technique- tenter d'approfondir l'analyse à
travers deux exemples, une situation de jeux en réseau dans un cybercafé et une
situation pédagogique d'utilisation d'un cédérom d'apprentissage du
françaisLe dispositif d'analyse : le
SASCOLe SASCO (Séminaire d'Analyse des
Situations de COmmunication) a été mis en place et expérimenté depuis plusieurs
années à l'Université de Montpellier 3 dans le cadre du Département des Sciences
de l'Information et de la Communication. Il concourt à la formation des
étudiants de Licence en liaison avec leur stage et il est aussi utilisé en
formation d'adultes.J'anime régulièrement des
séances où les participants exposent et analysent des scènes de communication
observées dans un contexte professionnel ou de la vie quotidienne. Je ne vais
pas décrire ici le protocole strict qui préside au fonctionnement de ces
groupes. Un article relatant ce dispositif est disponible en ligne sur mon site
professionnel[2]. Pour être bref, disons que
ce modèle s'inspire des groupes dits "d'analyse des pratiques" souvent mis en
place en formation professionnelle. Une différence importante est à noter : nous
avons introduit des consignes spécifiques afin d'orienter l'activité du groupe
vers l'analyse et la recherche plutôt que vers le soutien ou le conseil. Dans ce
cadre, nous travaillons collectivement sur une scène rapportée par un témoin.
Nous ne sommes donc pas observateur "direct". Le support de l'analyse qui est
une construction collective (de groupe) trouve son origine dans un récit
singulier, celui d'un observateur nécessairement impliqué. La situation à
laquelle nous faisons référence est un ensemble complexe qui entretient des
relations avec la réalité (la scène qui est évoquée), avec celui qui la raconte
et avec le groupe qui participe au travail d'investigation à travers ses
questions.
C'est donc un construit qui s'apparente à
une description. La qualité de la description donne tout son intérêt à la
situation, lui confère valeur d'objet d'étude. Dans la troisième partie de cette
présentation, je proposerai le résumé de deux situations qui proviennent de
recherches récentes en séminaire. Le résumé ne retient que ce que je juge
essentiel pour mon propos. Le matériau initial résulte de l'enregistrement d'une
séance qui dure une heure à une heure trente chaque
fois.
Situation et objets
techniques
La notion de situation n'est pas
nouvelle. On la trouve déjà chez Aristote (une des dix catégories : être couché,
être assis...). Elle est un concept clef de la phénoménologie et c'est
certainement Sartre qui lui donne son développement le plus original la liant à
la fois à l'action et à la position au monde (être là et être par
delà).
Elle est utilisée par les sociologues, les
linguistes, les logiciens. Mon but n'est pas ici de faire l'inventaire
systématique des usages contemporains, je renvoie à ce sujet à d'excellents
articles (Bernard Conein et Eric Jacopin, 1994; Louis Quéré, 1997) qui font le
point sur cette question.
Je voudrais plutôt
présenter l'usage que je fais de la notion de situation et aborder la place de
l'objet technique.
Comme je l'ai déjà indiqué
cette approche est marqué par l'implication qui est celle d'un auteur dans ce
qui s'apparente à une narration. Il n'y a pour nous de situation que par et pour
celui qui la raconte. Pour lui, la situation émerge à propos d'un évènement vécu
(Ardoino et Berger, 1989). Pour comprendre, il faut d'abord décrire en adoptant
la posture phénoménologique en s'inspirant de Husserl. Cette description, qui
dans le séminaire est le résultat d'un travail interactif, permet de se détacher
du flux des choses, de mettre entre parenthèses les jugements. La description a
donc une vertu heuristique.
La particularité des
situations que nous considérons pour cette étude est de comporter des
ordinateurs dans l'environnement. Il nous faut considérer le rôle particulier
que jouent ces objets dans l'action en situation.
Norman (1994) propose de distinguer parmi les objets en situation
les machines interactives et les objets quotidiens. La distinction qu'il propose
entre objets-outils qui
visent à faciliter les manipulations, l'exécution de tâches concrètes et
objets informationnels
(artéfacts cognitifs) qui visent à faciliter la mémoire, le raisonnement et la
planification, n'est pas sans rappeler celle que faisait Simondon (1969) entre
outils et instruments, les premiers désignant généralement le moyen de prolonger
et d'amplifier l'action, les seconds plus nobles qualifiant les supports
permettant d'améliorer la perception. Simondon rappelait ensuite que ces deux
fonctions sont en fait toujours présentes à des degrés divers dans tout objet
jouant un rôle fonctionnel. Nous proposons de retenir le rôle essentiellement
médiateur des objets informationnels entre le monde et
l'activité.
Il est peut être utile de convoquer
aussi ici les travaux des théoriciens de l'intentionnalité dont les recherches
se sont développés dans le domaine de la philosophie de l'esprit aiguillonnée
par les progrès de l'intelligence artificielle. Je citerai Dennet (1990) qui
nous invite à adopter la stratégie ou perspective intentionnelle. Selon
l'auteur, il est possible "de traiter l'objet dont on veut prédire le
comportement comme un agent doté de croyances et de désirs et d'autres états
mentaux manifestant ce que Brentano appelle de l'intentionnalité". Un ordinateur
est un système intentionnel. Le comportement d'un tel système consiste dans les
actes qu'il serait rationnel d'accomplir pour un agent doté de ces désirs et
croyances. L'avantage de cette approche est de considérer artefacts et sujets
humains sur le même plan en supposant l'existence d'une dimension intentionnelle
susceptible de les caractériser tous les deux. J'ai tenté de montrer dans des
travaux antérieurs la fécondité de cette approche appliquée aux outils de
formation (Auziol, 1996) et je vais essayer de renouveler cette démarche
sur
deux situations d'usage des
ordinateurs.
J'ai choisi de présenter deux
situations très différentes par les finalités (l'une distractive, l'autre
éducative) mais aussi par le dispositif d'utilisation de l'ordinateur (dans le
premier cas objet informationnel autonome doté de son programme, dans le
deuxième cas terminal reliant le sujet utilisant l'ordinateur à d'autres
opérateurs à travers un réseau). Par contre, dans les deux cas, les agents sont
simultanément présents, nous avons volontairement évacué la question de la
distance qui pose des problèmes méthodologiques et théoriques par éclatement de
la situation (mais comme nous le verrons, ce problème de la distance fait retour
et s'éclaire en partie dans la situation 1).
Situation 1 : utilisation d'un cédérom pédagogique en
classe
La narration est faite du point de vue
d'un observateur neutre, étudiant en stage. La scène se déroule dans un cours de
français en salle informatique où des élèves du cycle élémentaire font des
exercices proposés par un cédérom. Les ordinateurs sont disposés devant les
élèves groupés par deux dans un alignement classique par rangée, sur des tables
juxtaposées. L'enseignante circule devant les élèves, de l'autre coté des tables
supportant les ordinateurs. Interpellée par un élève pour une explication, elle
se penche vers l'avant et sur le coté pour consulter l'écran. Puis, elle se
retourne vers l'élève lui intimant l'ordre d'appuyer sur la touche tabulation
pour activer une fenêtre de visualisation. Comme l'enfant tarde certainement
trop à son goût, elle exécute elle-même le geste, se penche à nouveau vers
l'écran, regarde, puis s'exclame avec violence "Mais c'est pas vrai ! Ne fais
pas ce qu'il te dit, on voudrait te faire faire des erreurs on ne s'y prendrait
pas autrement ! " S'adressant alors à l'élève, elle part dans une longue
explication verbale mêlant critique du programme utilisé et conseil pédagogique
personnel. L'élève en face d'elle écoute. L'enseignante en parlant s'appuie sur
l'écran de l'ordinateur, le dominant de l'épaule et du bras.
La situation met ici en scène l'élève,
l'enseignante et l'ordinateur. Elle nous parait être une bonne illustration
d'une possible utilisation du concept d'intention appliqué à l'objet technique à
fonctionnement autonome qu'est l'ordinateur. En effet, si on le désigne comme
objet intentionnel, alors le cas est typiquement une situation de conflit entre
l'intention portée par la maîtresse et l'intention portée par l'ordinateur à
propos de la demande éducative de l'élève. Il y a manifestement désaccord entre
ce que propose le programme informatique et ce que souhaite faire l'enseignante.
Elle réagit violemment en :
- prenant les
commandes de la machine à la place de l'élève.
-
en critiquant devant l'élève la pertinence des indications proposées à
l'écran.
- en offrant concurremment son propre
discours pédagogique.
Sa position dans l'espace
signifie clairement ce conflit puisqu'elle choisit de se placer à coté de
l'ordinateur frontalement à l'élève et finit par l'assujettir en s'appuyant sur
la machine comme pour mieux l'assujettir.
Le fait
qu'elle se représente l'objet technique comme un concurrent maléfique nous
indique que l'intention pédagogique de l'objet est vécue par elle comme ayant un
contenu existentiel qui touche à la fois au projet et aux valeurs. Nous
retrouvons ici la thèse que les objets de communication sont susceptibles d'une
analyse en terme d'intention. (Quels effets peuvent-ils produire ? Quelles
valeurs affirment-ils ? Quels investissements relationnels proposent-ils ?)
(Auziol, 1996).
Situation 2 : Jeu en
réseau dans un cybercafé
La deuxième situation est évoquée à
partir de la relation qu'en fait un étudiant de licence. Il est un des trois
acteurs de la scène qu'il raconte. Il pénètre un jour avec un de ses camarades
dans un cybercafé et s'installe à un poste informatique. La place vient
certainement d'être abandonnée par une personne. A l'écran le jeu est prêt à
démarrer. Son collègue s'installe aussi. Il s'agit d'un des jeux les plus
populaires du moment chez les jeunes : "Counter-strike". Le but du jeu est
d'accomplir une mission du type "délivrer des otages en éliminant (euphémisme)
les adversaires". On choisit son camp (terroriste ou brigade spéciale), ses
armes, son territoire. Chaque épisode dure quatre à cinq minutes et on repart à
zéro. Les deux étudiants ne sont pas très expérimentés, ils jouent l'un contre
l'autre sans grande passion en s'interpellant de la voix en même temps qu'ils
combattent avec "leurs armes subjectives". Soudain un troisième larron entre en
scène, renforçant le camp du partenaire du narrateur. En quelques secondes celui
ci est éliminé. Un autre épisode débute, l'intrus est seul cette fois contre les
deux amis. A nouveau, ils ne résisteront que quelques secondes, balayés par le
savoir faire et l'artillerie lourde du nouveau venu! Même entre eux, ils ne
communiquent plus par oral. D'autres parties se répètent avec le même résultat
jusqu'à ce que les deux étudiants abandonnent le terrain. Leur adversaire est
là, devant eux, à moins d'un mètre derrière sa console, il ne leur a jamais dit
un mot, jeté un seul regard et semble ne même pas les voir
partir.
Des observations systématiques, proposées
aux étudiants ont montré que les caractéristiques de cette situation n'étaient
pas exceptionnelles; les joueurs en réseau simultanément présents dans la scène
communiquent très peu entre eux même s'ils se connaissent bien.
Pour comprendre la situation il nous faut tour à tour l'envisager
du point de vue de chacun des participants. Nos deux étudiants entraient dans le
cybercafé avec l'intention de s'amuser dans un contexte de convivialité faite de
communication directe (commentaires, plaisanteries prononcés oralement dans la
première partie). L'intrus qui est un spécialiste de ce jeu est le seul à être
en accord parfait avec l'intention de conception du dispositif. Il connaît
toutes les règles, joue pour gagner, s'investit totalement dans la partie. La
conjonction de l'intention du dispositif et de la volonté implacable du joueur
performant transforme l'approche conviviale des deux étudiants en calvaire. Ils
affrontent désespérément, par rôles interposés, la détermination d'un joueur
farouchement présent dans l'interactivité numérique, mais quasiment absent de la
relation de proximité.
L'intention du dispositif
informatisé a produit une distance symbolique qui est venu se superposer,
effacer la proximité pourtant bien réelle de la scène des
joueurs.
L'analyse des situations de
communication intégrant des dispositifs numériques suppose une démarche
descriptive s'appuyant sur la multiréférentialité aux savoirs. Le choix de
travailler sur des situations problématiques avec une approche de type clinique
doit permettre l'analyse compréhensive des phénomènes majeurs que l'on y
rencontre.
Notes[1] AUZIOL Eric (1997) "La double communication dans l'usage des nouvelles
technologies de la communication".
Actes du Colloque "Penser les usages", Bordeaux. Consultable sur le
serveur du CNET à l'adresse : http://www.cnet.fr/ust/EAuziol.html
AUZIOL Eric (2000)
"La formation à la communication par l'analyse de
situation" in "L'impossible formation à
la communication", Univ. De Poitiers. Collection Communication et Civilisation,
L'Harmattan. Paris.
[2] www.multimania.com/ericauziolBibliographie :ARDOINO J. et BERGER G. (1989)
"D'une évaluation en miettes à une évaluation en
actes", Paris, Matrice Andsha.AUZIOL E. (1996)
"L'analyse intentionnelle" article
pour le Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines
et sociales. Dir. A. Mucchielli; A. Colin, Paris.CONEIN B.
et JACOPIN E. (1994), "Action située et cognition, le savoir en place",
Sociologie du travail, n°4,
pp.475-500.DE FORNEL, M. et QUERE, L. (Eds) (1999)
"La logique des situations", Paris,
Editions de l'EHESS.DENNET D. (1990) "La stratégie de l'interprète", Paris,
Gallimard.QUERE L. (1997) "La situation toujours négligée",
Réseaux n°85,
pp.163-192.NORMAN D. (1994) "Cognitives artefacts" tr.fr.
Raisons pratiques, n°4, Les objets dans
l'action, pp. 15-34.PIETTE A. (1996)
"Ethnographie de l'action", Paris,
Métailié.SIMONDON G. (1969) "Du
mode d'existence des objets techniques", Paris,
Aubier..