Actes du colloque
La Communication Médiatisée par Ordinateur : un carrefour de problématiques
Université de Sherbrooke, 15 et 16 mai 2001

Problématique d'analyse de situations de communication et contextes multimédias

Eric Auziol
Département des sciences de la communication
Université Montpellier 3

Je situerai mon propos au carrefour de deux domaines qui concernent mes activités de recherche :
Le premier consiste en une activité pratique dont j'ai déjà fait état dans d'autres communications, il s'agit de l'animation de séminaires d'analyse qui tentent par un travail collectif de comprendre les situations de communication (SASCO)[1].
Le second a trait à la conception et l'évaluation des réalisations multimédias dans le domaine de la formation et secondairement des jeux. Dans ce cadre, je m'intéresse à la genèse des normes dans les usages des réseaux numériques.
Je vais successivement :
- présenter brièvement le dispositif d'analyse qui est en grande partie à l'origine du travail que je vous présente aujourd'hui , le SASCO
- préciser quelques notions autour du concept de situation et de la place de l'objet technique
- tenter d'approfondir l'analyse à travers deux exemples, une situation de jeux en réseau dans un cybercafé et une situation pédagogique d'utilisation d'un cédérom d'apprentissage du français

Le dispositif d'analyse : le SASCO

Le SASCO (Séminaire d'Analyse des Situations de COmmunication) a été mis en place et expérimenté depuis plusieurs années à l'Université de Montpellier 3 dans le cadre du Département des Sciences de l'Information et de la Communication. Il concourt à la formation des étudiants de Licence en liaison avec leur stage et il est aussi utilisé en formation d'adultes.
J'anime régulièrement des séances où les participants exposent et analysent des scènes de communication observées dans un contexte professionnel ou de la vie quotidienne. Je ne vais pas décrire ici le protocole strict qui préside au fonctionnement de ces groupes. Un article relatant ce dispositif est disponible en ligne sur mon site professionnel[2]. Pour être bref, disons que ce modèle s'inspire des groupes dits "d'analyse des pratiques" souvent mis en place en formation professionnelle. Une différence importante est à noter : nous avons introduit des consignes spécifiques afin d'orienter l'activité du groupe vers l'analyse et la recherche plutôt que vers le soutien ou le conseil. Dans ce cadre, nous travaillons collectivement sur une scène rapportée par un témoin. Nous ne sommes donc pas observateur "direct". Le support de l'analyse qui est une construction collective (de groupe) trouve son origine dans un récit singulier, celui d'un observateur nécessairement impliqué. La situation à laquelle nous faisons référence est un ensemble complexe qui entretient des relations avec la réalité (la scène qui est évoquée), avec celui qui la raconte et avec le groupe qui participe au travail d'investigation à travers ses questions.
C'est donc un construit qui s'apparente à une description. La qualité de la description donne tout son intérêt à la situation, lui confère valeur d'objet d'étude. Dans la troisième partie de cette présentation, je proposerai le résumé de deux situations qui proviennent de recherches récentes en séminaire. Le résumé ne retient que ce que je juge essentiel pour mon propos. Le matériau initial résulte de l'enregistrement d'une séance qui dure une heure à une heure trente chaque fois.


Situation et objets techniques

La notion de situation n'est pas nouvelle. On la trouve déjà chez Aristote (une des dix catégories : être couché, être assis...). Elle est un concept clef de la phénoménologie et c'est certainement Sartre qui lui donne son développement le plus original la liant à la fois à l'action et à la position au monde (être là et être par delà).
Elle est utilisée par les sociologues, les linguistes, les logiciens. Mon but n'est pas ici de faire l'inventaire systématique des usages contemporains, je renvoie à ce sujet à d'excellents articles (Bernard Conein et Eric Jacopin, 1994; Louis Quéré, 1997) qui font le point sur cette question.
Je voudrais plutôt présenter l'usage que je fais de la notion de situation et aborder la place de l'objet technique.
Comme je l'ai déjà indiqué cette approche est marqué par l'implication qui est celle d'un auteur dans ce qui s'apparente à une narration. Il n'y a pour nous de situation que par et pour celui qui la raconte. Pour lui, la situation émerge à propos d'un évènement vécu (Ardoino et Berger, 1989). Pour comprendre, il faut d'abord décrire en adoptant la posture phénoménologique en s'inspirant de Husserl. Cette description, qui dans le séminaire est le résultat d'un travail interactif, permet de se détacher du flux des choses, de mettre entre parenthèses les jugements. La description a donc une vertu heuristique.
La particularité des situations que nous considérons pour cette étude est de comporter des ordinateurs dans l'environnement. Il nous faut considérer le rôle particulier que jouent ces objets dans l'action en situation.
Norman (1994) propose de distinguer parmi les objets en situation les machines interactives et les objets quotidiens. La distinction qu'il propose entre objets-outils qui visent à faciliter les manipulations, l'exécution de tâches concrètes et objets informationnels (artéfacts cognitifs) qui visent à faciliter la mémoire, le raisonnement et la planification, n'est pas sans rappeler celle que faisait Simondon (1969) entre outils et instruments, les premiers désignant généralement le moyen de prolonger et d'amplifier l'action, les seconds plus nobles qualifiant les supports permettant d'améliorer la perception. Simondon rappelait ensuite que ces deux fonctions sont en fait toujours présentes à des degrés divers dans tout objet jouant un rôle fonctionnel. Nous proposons de retenir le rôle essentiellement médiateur des objets informationnels entre le monde et l'activité.
Il est peut être utile de convoquer aussi ici les travaux des théoriciens de l'intentionnalité dont les recherches se sont développés dans le domaine de la philosophie de l'esprit aiguillonnée par les progrès de l'intelligence artificielle. Je citerai Dennet (1990) qui nous invite à adopter la stratégie ou perspective intentionnelle. Selon l'auteur, il est possible "de traiter l'objet dont on veut prédire le comportement comme un agent doté de croyances et de désirs et d'autres états mentaux manifestant ce que Brentano appelle de l'intentionnalité". Un ordinateur est un système intentionnel. Le comportement d'un tel système consiste dans les actes qu'il serait rationnel d'accomplir pour un agent doté de ces désirs et croyances. L'avantage de cette approche est de considérer artefacts et sujets humains sur le même plan en supposant l'existence d'une dimension intentionnelle susceptible de les caractériser tous les deux. J'ai tenté de montrer dans des travaux antérieurs la fécondité de cette approche appliquée aux outils de formation (Auziol, 1996) et je vais essayer de renouveler cette démarche sur
deux situations d'usage des ordinateurs.
J'ai choisi de présenter deux situations très différentes par les finalités (l'une distractive, l'autre éducative) mais aussi par le dispositif d'utilisation de l'ordinateur (dans le premier cas objet informationnel autonome doté de son programme, dans le deuxième cas terminal reliant le sujet utilisant l'ordinateur à d'autres opérateurs à travers un réseau). Par contre, dans les deux cas, les agents sont simultanément présents, nous avons volontairement évacué la question de la distance qui pose des problèmes méthodologiques et théoriques par éclatement de la situation (mais comme nous le verrons, ce problème de la distance fait retour et s'éclaire en partie dans la situation 1).


Situation 1 : utilisation d'un cédérom pédagogique en classe


La narration est faite du point de vue d'un observateur neutre, étudiant en stage. La scène se déroule dans un cours de français en salle informatique où des élèves du cycle élémentaire font des exercices proposés par un cédérom. Les ordinateurs sont disposés devant les élèves groupés par deux dans un alignement classique par rangée, sur des tables juxtaposées. L'enseignante circule devant les élèves, de l'autre coté des tables supportant les ordinateurs. Interpellée par un élève pour une explication, elle se penche vers l'avant et sur le coté pour consulter l'écran. Puis, elle se retourne vers l'élève lui intimant l'ordre d'appuyer sur la touche tabulation pour activer une fenêtre de visualisation. Comme l'enfant tarde certainement trop à son goût, elle exécute elle-même le geste, se penche à nouveau vers l'écran, regarde, puis s'exclame avec violence "Mais c'est pas vrai ! Ne fais pas ce qu'il te dit, on voudrait te faire faire des erreurs on ne s'y prendrait pas autrement ! " S'adressant alors à l'élève, elle part dans une longue explication verbale mêlant critique du programme utilisé et conseil pédagogique personnel. L'élève en face d'elle écoute. L'enseignante en parlant s'appuie sur l'écran de l'ordinateur, le dominant de l'épaule et du bras.

La situation met ici en scène l'élève, l'enseignante et l'ordinateur. Elle nous parait être une bonne illustration d'une possible utilisation du concept d'intention appliqué à l'objet technique à fonctionnement autonome qu'est l'ordinateur. En effet, si on le désigne comme objet intentionnel, alors le cas est typiquement une situation de conflit entre l'intention portée par la maîtresse et l'intention portée par l'ordinateur à propos de la demande éducative de l'élève. Il y a manifestement désaccord entre ce que propose le programme informatique et ce que souhaite faire l'enseignante. Elle réagit violemment en :
- prenant les commandes de la machine à la place de l'élève.
- en critiquant devant l'élève la pertinence des indications proposées à l'écran.
- en offrant concurremment son propre discours pédagogique.
Sa position dans l'espace signifie clairement ce conflit puisqu'elle choisit de se placer à coté de l'ordinateur frontalement à l'élève et finit par l'assujettir en s'appuyant sur la machine comme pour mieux l'assujettir.
Le fait qu'elle se représente l'objet technique comme un concurrent maléfique nous indique que l'intention pédagogique de l'objet est vécue par elle comme ayant un contenu existentiel qui touche à la fois au projet et aux valeurs. Nous retrouvons ici la thèse que les objets de communication sont susceptibles d'une analyse en terme d'intention. (Quels effets peuvent-ils produire ? Quelles valeurs affirment-ils ? Quels investissements relationnels proposent-ils ?) (Auziol, 1996).


Situation 2 : Jeu en réseau dans un cybercafé

La deuxième situation est évoquée à partir de la relation qu'en fait un étudiant de licence. Il est un des trois acteurs de la scène qu'il raconte. Il pénètre un jour avec un de ses camarades dans un cybercafé et s'installe à un poste informatique. La place vient certainement d'être abandonnée par une personne. A l'écran le jeu est prêt à démarrer. Son collègue s'installe aussi. Il s'agit d'un des jeux les plus populaires du moment chez les jeunes : "Counter-strike". Le but du jeu est d'accomplir une mission du type "délivrer des otages en éliminant (euphémisme) les adversaires". On choisit son camp (terroriste ou brigade spéciale), ses armes, son territoire. Chaque épisode dure quatre à cinq minutes et on repart à zéro. Les deux étudiants ne sont pas très expérimentés, ils jouent l'un contre l'autre sans grande passion en s'interpellant de la voix en même temps qu'ils combattent avec "leurs armes subjectives". Soudain un troisième larron entre en scène, renforçant le camp du partenaire du narrateur. En quelques secondes celui ci est éliminé. Un autre épisode débute, l'intrus est seul cette fois contre les deux amis. A nouveau, ils ne résisteront que quelques secondes, balayés par le savoir faire et l'artillerie lourde du nouveau venu! Même entre eux, ils ne communiquent plus par oral. D'autres parties se répètent avec le même résultat jusqu'à ce que les deux étudiants abandonnent le terrain. Leur adversaire est là, devant eux, à moins d'un mètre derrière sa console, il ne leur a jamais dit un mot, jeté un seul regard et semble ne même pas les voir partir.

Des observations systématiques, proposées aux étudiants ont montré que les caractéristiques de cette situation n'étaient pas exceptionnelles; les joueurs en réseau simultanément présents dans la scène communiquent très peu entre eux même s'ils se connaissent bien.
Pour comprendre la situation il nous faut tour à tour l'envisager du point de vue de chacun des participants. Nos deux étudiants entraient dans le cybercafé avec l'intention de s'amuser dans un contexte de convivialité faite de communication directe (commentaires, plaisanteries prononcés oralement dans la première partie). L'intrus qui est un spécialiste de ce jeu est le seul à être en accord parfait avec l'intention de conception du dispositif. Il connaît toutes les règles, joue pour gagner, s'investit totalement dans la partie. La conjonction de l'intention du dispositif et de la volonté implacable du joueur performant transforme l'approche conviviale des deux étudiants en calvaire. Ils affrontent désespérément, par rôles interposés, la détermination d'un joueur farouchement présent dans l'interactivité numérique, mais quasiment absent de la relation de proximité.
L'intention du dispositif informatisé a produit une distance symbolique qui est venu se superposer, effacer la proximité pourtant bien réelle de la scène des joueurs.



L'analyse des situations de communication intégrant des dispositifs numériques suppose une démarche descriptive s'appuyant sur la multiréférentialité aux savoirs. Le choix de travailler sur des situations problématiques avec une approche de type clinique doit permettre l'analyse compréhensive des phénomènes majeurs que l'on y rencontre.

Notes

[1] AUZIOL Eric (1997) "La double communication dans l'usage des nouvelles technologies de la communication". Actes du Colloque "Penser les usages", Bordeaux. Consultable sur le serveur du CNET à l'adresse : http://www.cnet.fr/ust/EAuziol.html
AUZIOL Eric (2000) "La formation à la communication par l'analyse de situation" in "L'impossible formation à la communication", Univ. De Poitiers. Collection Communication et Civilisation, L'Harmattan. Paris.
[2] www.multimania.com/ericauziol


Bibliographie :

ARDOINO J. et BERGER G. (1989) "D'une évaluation en miettes à une évaluation en actes", Paris, Matrice Andsha.

AUZIOL E. (1996) "L'analyse intentionnelle" article pour le Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales. Dir. A. Mucchielli; A. Colin, Paris.

CONEIN B. et JACOPIN E. (1994), "Action située et cognition, le savoir en place", Sociologie du travail, n°4, pp.475-500.

DE FORNEL, M. et QUERE, L. (Eds) (1999) "La logique des situations", Paris, Editions de l'EHESS.

DENNET D. (1990) "La stratégie de l'interprète", Paris, Gallimard.

QUERE L. (1997) "La situation toujours négligée", Réseaux n°85, pp.163-192.

NORMAN D. (1994) "Cognitives artefacts" tr.fr. Raisons pratiques, n°4, Les objets dans l'action, pp. 15-34.

PIETTE A. (1996) "Ethnographie de l'action", Paris, Métailié.

SIMONDON G. (1969) "Du mode d'existence des objets techniques", Paris, Aubier.




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