Télévision, terminal  cognitif

in Revue Réseaux, Télévision et apprentissages, CNET/CNRS,

n% 74, décembre 1995 (Traduit en anglais)

    

                  

                    

    

     Si la télévision, n'est plus "à la porte de l'école" (INRP, 1981), si elle y "entre" parfois avec succès (CRDP Poitiers, 1986), force est de constater qu'elle ne fait pas encore partie du quotidien scolaire. Et si l'on va répétant que les élèves passent en moyenne, autant de temps devant la télévision qu'à l'école[1]- et qu'il n'y a qu'à" en tenir compte - , outre que c'est oublier la relativité des temps vécus et la  diversité des modalités d'attention, cela ne donne que bien peu d'indications pour "penser l'école" dans le contexte de la société d'aujourd'hui.

 

     Dire que la télévision ne fait pas partie du quotidien scolaire, c'est reconnaître, comme le font diverses enquêtes[2]  que l'équipement et plus encore les pratiques sont rares, c'est moins souvent reconnaître - ce qui est encore plus lourd de conséquence - "qu'à une époque marquée par les satellites de télécommunication et le minitel, l'école vit au rythme de la machine à vapeur"

 

     Or il y a peu de chercheurs en communication, et, encore moins en éducation, qui semblent s'intéresser réellement à ce problème. La dimension épistémologique et cognitive du savoir et de la connaissance est négligée par les sciences de la communication, notamment par les recherches sur les médias qui se sont longtemps focalisées sur les phénomènes de persuasion (paradigme de Lazarsfeld). La recherche en sciences de l'éducation, de son côté, toujours sourde, apparemment, à la mise en garde d'Enzensberger[3], continue de se poser les questions comme si la société de scolaire, c'est reconnaître, comme le font diverses enquêtes[4]      # que l'équipement et plus encore les pratiques sont rares, c'est moins souvent reconnaître - ce qui est encore plus lourd de conséquence - "qu'à une époque marquée par les satellites de télécommunication et le minitel, l'école vit au rythme de la machine à vapeur"

 

     Or il y a peu de chercheurs en communication, et, encore moins en éducation, qui semblent s'intéresser réellement à ce problème. La dimension épistémologique et cognitive du savoir et de la connaissance est négligée par les sciences de la communication, notamment par les recherches sur les médias qui se sont longtemps focalisées sur les phénomènes de persuasion (paradigme de Lazarsfeld). La recherche en sciences de l'éducation, de son côté, toujours sourde, apparemment, à la mise en garde d'Enzensberger[5], continue de se poser les questions comme si la société de l'information avait épargnée l'école et la formation[6]. Quant aux théories de l'apprentissage, qui ont été élaborées à une époque où les technologies n'étaient pas "de l'intelligence" (Lévy, 1990), elles sont d'un maigre secours pour comprendre le rôle cognitif joué par les médias aujourd'hui :  on demande un Piaget du 2Ieme siècle...

 

     Dans un article important paru dans un le numéro hors série de cette même revue, sur la télévision comme "objet social", Pierre Chambat et Alain Ehrenberg (1991) soulignant notre méconnaissance des pratiques réelles des téléspectateurs invitaient les chercheurs à se "déprendre de l'évidence tellement quotidienne de la télévision", "à rompre avec le lieu commun qui consiste à identifier banal et connu" afin de "rendre exotique cet objet trop familier". Si l'on peut reconnaitre comme eux, notre méconnaissance des pratiques télévisuelles réelles des élèves, à la maison[7] comme en classe, j'aurais tendance, en revanche, à inverser leur proposition et à dire dire que, pour sortir des discours stéréotypés sur les rapports entre l'école et la télévision, il faut rendre familier cet objet trop exotique qu'est la télévision pour l'école  et ce, aussi bien dans les problématiques des chercheurs que dans les pratiques pédagogiques.

 

      Chambat et Ehrenberg, ont fait remarquer en effet, qu'à l'instar de la machine à laver des années 60 étudiée par Stourdzé (1980) qui véhiculait une "morale" de la consommation et de la vie domestique, la télévision est bien un terminal "moral", en ce qu'il est "un miroir dans lequel un groupe d'hommes se reconnaît" et sur lequel se greffent les stéréotypes les plus divers, voire les plus contradictoires.

 

     Par analogie, on peut dire que la télévision, dans ses rapports  au savoir et en conséquence à l'école [8] - est un "terminal cognitif" autour duquel se focalisent les stéréotypes les plus divers et les plus contradictoires qui constituent le fonds commun de l' expérience de la télévision en ce qu'elle à à voir avec nos façons de percevoir, de comprendre et d'apprendre, car "les médias et notamment la télévision constituent le milieu décisif dans lequel a lieu la perception et l'organisation cognitive de la réalité extérieure" (Wolf 1990). Ce "terminal cognitif" concerne les jeunes, à la fois en tant qu'ils sont téléspectateurs hors de l'école et membres du système scolaire dans sa mission spécifique d'éducation. On peut faire l'hypothèse que la pratique télévisuelle, de plus en plus précoce, majoritairement bannie de l'espace scolaire - domaine du sérieux- et renvoyée à l'espace familial - domaine du divertissement- est susceptible d'avoir une influence, sur le rapport au savoir et, en conséquence sur le rapport à l'école et donc venir s'ajouter, aux divers facteurs responsables de l'échec scolaire.

 

Télévision et rapport au savoir

 

     On a l'habitude de distinguer, dans les recherches sur les relations enfants-télévision (CIE, 1990), les études sur les pratiques de consommation de la télévision (équipement, durée et modalités d'écoute en fonction d'un certain nombre de variables.,  âge, sexe..), celles relatives à l'impact sur la santé, les recherches sur le développement intellectuel, le développement psycho-social et la socialisation et enfin les recherches sur les rapports école-télévision que la télévision soit un support ou un objet d'étude [9].

 

     Si la cognition désigne non pas seulement les opérations intellectuelles mais l'ensemble des activités par lesquelles un appareil psychique organise des informations dans des savoirs, on en concluera aisément que toutes ces recherches sont liées et que les dimensions physiques, psychologiques, sociales et éducatives peuvent toutes, plus ou moins, selon les cas et les circonstances, contribuer ou non au développement cognitif d'un enfant ou d'un adolescent.

 

     Mais on devrait s'apercevoir aussi qu'il est une dimension de la télévision, préalable à tous ces aspects et que la parcellisation des recherches sur la relation enfant-télévision-école contribue à masquer, c'est justement son statut d'"objet cognitif", indépendemment de ce que l'on voit et apprend, et avant même de tenir compte des contenus des émissions et de la programmation des chaînes, ce dont ni l'école ni les chercheurs en éducation ne semblent avoir encore mesuré les conséquences.  Autrement dit, parler de la télévision comme "terminal cognitif", ce n'est pas la considérer - ce qu'elle est, bien sûr par ailleurs -,  ni comme "objet de connaissance" (pédagogie de la télévision) ni comme "support de connaissance"  (apprendre "avec" ou "de "la télévision), mais, en amont, comme "objet social" au sens défini par Chamblat et Ehrenberg soit comme "rapport entre des gens qui passe par la médiation d'un objet dans une situation déterminée", en l'occurence ici, dans la dimension que la télévision entretient avec le savoir: le "rapport au savoir" étant défini comme "une relation de sens et donc de valeur, entre un individu (ou un groupe) et les processus ou produits du savoir - les processus c'est à dire l'acte d'apprendre et ce qui peut spécifier cet acte et les produits, c'est à dire les savoirs comme compétences acquises et comme objets culturels, institutionnels et sociaux"  (Charlot, 1992).

 

     Ce qui est en jeu dans notre interrogation ce n'est pas "comment apprend-on avec la télévision?  - question cognitive s'il en est, comme en témoigne ici même, l'article de Maguy Chailley - et quelles conséquences en tirer pour l'apprentissage scolaire mais, "qu'est-ce qu'apprendre?", "qu'est-ce que savoir ?" à une époque où la télévision fait partie du quotidien des élèves. Cette dimension cognitive du terminal télévision peut être appréhendée de trois façons:

     - à travers l'imaginaire actuel de la télévision

     - à travers la diversité, socialement et culturellement située, des modalités de consommation télévisuelle

     - à travers la modalité cognitive propre à la télévision

 

     1- De l'imaginaire de la télévision

 

     L'imaginaire actuel[10] de la télévision dans notre société se situe aux antipodes de l'obligation, du temps contraint, de l'activité intellectuelle (réservée à l'écrit), de la valeur culturelle (médiocrité liée à la fonction de divertissement ou passivité liée à la nature du média), mais aussi du souci d'efficacité et du besoin d'évaluation, bref, à l'opposé des valeurs de l'effort et de la contrainte du résultat dont est traditionnellement porteuse l'école.

 

      C'est peut-être à cause de cela plus qu'à une impossibilité ontologique, comme on l'a dit souvent, que l'on doit l'échec de toutes les émissions qui se donnent pour objectifs de faire savoir, voire de faire apprendre: émissions éducatives ou scolaires, émissions de vulgarisation scientifique, émissions sur l'emploi ou encore émissions dites culturelles - toutes émissions qui réactivent la séparation travail-loisir qui a structuré, jusqu'à présent, notre société[11] . Les petits élèves nigériens qui ont connu la télévision par la télévision éducative, et qui avaient souvent des instituteurs à peine plus âgés et mieux formés qu'eux-mêmes,  ont appris, sans conteste de la télévision , du moins, avant que celle-ci ne devienne, comme partout dans le monde, source de divertissement! C'est en 1965 en effet que, pour remédier au manque d'instituteurs formés et au fort taux de déperdition de l'enseignement primaire traditionnel qu'est implantée, avec l'aide de l'assistance technique française, une entreprise (expérimentale) de scolarisation par la télévision. L'enseignement diffusé entièrement par la télévision, en circuit fermé, ne suivait pas le découpage traditionnel du programme, les diverses matières ainsi que les modes de présentation et les exercices se renforcaient mutuellement selon plusieurs principes: conception de séries d'émissions, importance des génériques, mires, titres cartons, annonces comme autant d'éléments d'un "rituel" destiné à facliter la posture du spectateur apprenant, adresse directe de l'animateur, en position frontale, soucieux de ménager des interactions avec le sujet traité et de rester "en phase" avec son public. Quatre émissions de 14 minutes chacune étaient diffusées chaque jour pour les enfants du cours d'initiation (de 7 à 9 ans, non scolarisés) et exploitées par des "moniteurs" recrutés localement, par entretiens, au niveau du certificat d'études, soutenus, dans leur travail, par des documents pédagogiques et une émission quotidienne. Et quand, en 1978, on annonça la fermeture de ces trois cents classes télévisuelles - au moment où était crée la télévision nationale -  .il y eu bien des lettres envoyées aux présentateurs-animateurs pédagogiques pour se plaindre et regretter la disparition d'une source de savoir et de plaisir : "apprendre avec la télévision c'est venir chaque jour et qu'on voit toutes les choses qu'on peut voir avec la télévision. Et la télévision parle avec la personne comme si on disait: "c'est son maître". Le maître, en classe, aussi explique. C'est ça apprendre avec la télévision", alors, "pourquoi voulez-vous nous quitter, parce que vous êtes fatigués de faire des émissions? (Meyer, 1990)

 

     La télévision nigérienne pouvait être éducative puisqu'elle n'entrait pas en concurence ni avec une autre forme de spectacle télévisuel, ni avec une autre modalité de scolarisation, puisque les enfants choisis pour l'expérimentation n'étaient pas scolarisés.

 

     La télévision est partout maintenant dans le monde et partout associé au divertissement. Et il est sans doute nécessaire aussi de remarquer que cette opposition aux valeurs de l'école représentée par la télévision est alimentée par l'emprise d'une certaine représentation de l'apprentissage, héritée de l'école obligatoire: école unique, la même pour tous, instituant un modèle de communication unidirectionnelle,- le professeur parle, les élèves écoutent ou prennent des notes-  pour un objectif et avec un résultat identique pour tous-  le certificat d'études primaires, puis le brevet supérieur ou le brevet tout court,  puis le baccalauréat unique malgré ses différentes sections ...même si les réalités sont bien loin de correspondre à ce modèle unique.

 

     Or la télévision se présente comme multiple, disponible à chaque instant et pour chacun, avec des programmes adaptés à chacun ses selon ses goûts et pour les gratifications [12] qu'il en retire, pour s'informer, se distraire, apprendre ou rêver, sans contrainte, sans évaluation finale.

    

     Ce sont ces imaginaires contradictoires qui altèrent les jugements portés sur la télévision comme source de savoir, par les parents et les enseignants et expliquent notamment la dévalorisation longtemps attachée, par les enfants eux-mêmes, à tout ce qui n'est pas l'apprentissage à l'école. Un étude menée dans le cadre le l'opération JTA[13]  et publiée par l'INA/Documentation française (1982) avait montré que la représentation que se faisaient les "nouveaux téléspectateurs de 9 à 17 ans" était calquée sur le modèle proposé par le système scolaire où le "par coeur" et le verbal sont traditionnellement privilégiés. Pour apprendre "il faut se l'enfoncer dans la tête", c'était le leitmotiv. Et les jeunes interrogés disaient que c'est surtout grâce au commentaire qu'on peut apprendre et comprendre une émission à la télévision, alors que paradoxalement, les souvenirs évoqués étaient plus souvent liées à des descriptifs d'images.