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L'autoformation des adultes en langues étrangères :
interrelation entre les dispositifs et les apprenants (*)

Brigitte ALBERO
Institut national de recherche pédagogique (INRP), Département technologies nouvelles et éducation (TECNE), Paris.

Les résultats ici synthétisés sont ceux d'une analyse menée entre 1994 et 1998, dans le cadre d'une thèse1 de doctorat en sciences de l'éducation soutenue à l'université Paris 7 - Denis Diderot. La recherche a porté sur un corpus de dispositifs d'autoformation en langues étrangères pour un public d'adultes. Etayée par les travaux dans le champ de l'autodidaxie et de l'autoformation, la problématique interroge l'influence que peut exercer le concept d'autoformation sur l'organisation de dispositifs inscrits dans un contexte institutionnel, traditionnellement hétéroformatif. L'hypothèse qui sous-tend l'ensemble de cette recherche postule que cette entrée de l'autoformation dans le contexte institutionnel de l'éducation et de la formation devrait faciliter le passage d'une logique de l'enseignement à une logique de l'apprentissage, dans le domaine des recherches théoriques, mais aussi dans celui des pratiques (celles des formateurs et celles des apprenants). Cet article propose donc de présenter un ensemble d'éléments contextuels à l'introduction de l'autoformation dans des environnements institutionnels de formation d'adultes, certaines des questions méthodologiques qui se sont posées et un certain nombre de résultats obtenus.

  1. Un développement exponentiel non exempt de paradoxes
  2. Les choix méthodologiques de la recherche
  3. Une catégorisation des dispositifs d'autoformation en contexte institutionnel : de la prescription à l'autonomisation
  4. Le point de vue des apprenants : une préférence pour les dispositifs les plus autonomisants, mais avec une demande de sécurisation
  5. De la logique d'enseignement à la logique d'apprentissage : l'émergence d'un nouveau paradigme


 

1 - Un développement exponentiel non exempt de paradoxes

Depuis les années 90, mais surtout 94, les dispositifs d'autoformation en contexte institutionnel se développent de manière importante, notamment dans le domaine des langues étrangères. Il s'agit de dispositifs de formation dont le pivot matériel est un centre de ressources qui permet à l'usager de prendre en charge une partie de son parcours d'apprentissage avec l'aide de ressources matérielles et humaines. De tels dispositifs se développent à la fois en formation initiale, à l'université ou dans certaines grandes écoles, et en formation continue, dans les GRETA et les entreprises ; on les voit également apparaître de plus en plus dans des centres grand public, tels que les bibliothèques et médiathèques municipales.

Les raisons de ce développement exponentiel sont multiples, à la conjonction de facteurs socio-culturels, technologiques et socio-éducatifs. Les premiers tendent à susciter une demande toujours plus importante dans le domaine de la formation aux langues due pour l'essentiel à la banalisation des échanges internationaux en terme de communication et de voyages, mais également à une demande sociale de compétences en langues étrangères, notamment dans le monde du travail. Les seconds rendent accessibles l'utilisation des technologies à titre individuel et dans les collectivités qui acquièrent plus facilement des matériels ; ces acquisitions modifient à la fois la demande et l'offre de formation. Les troisièmes sont la conséquence des deux premiers ; en effet, la représentation des langues comme outil de communication et l'utilisation banalisée des technologies modifient les modalités d'apprentissage et donc les modalités de formation : l'usager prend l'habitude d'organiser de manière autonome des séances d'apprentissage avec des outils multimédia vendus dans le commerce ou des outils présents sur Internet ; il modifie donc son rapport à la formation continue en raisonnant en termes de besoins individuels et de planification de ses différentes activités personnelles et professionnelles ; il devient par conséquent moins enclin à accepter une offre de formation sans négocier son contenu et ses modalités.

Deux questions se posent alors : Du côté de l'institution, quels types de pratiques s'organisent autour de la notion d'autoformation, si l'on part du constat que cette notion est paradoxale dans un système éducatif basé essentiellement sur une relation pédagogique essentiellement hétéroformative ? Du côté des apprenants, ces nouvelles pratiques influent-elles sur les conduites d'apprentissage ?

2 - Les choix méthodologiques de la recherche

Pour répondre à ces deux questions, la recherche a été organisée en deux phases : l'analyse des dispositifs repérés selon des limitations explicitées et une enquête conduite auprès des apprenants inscrits dans ces mêmes dispositifs.

L'analyse des dispositifs

Avant de mettre en place les outils d'observation et d'analyse des dispositifs, il a fallu résoudre un certain nombre de questions posées par quatre caractéristiques principales inhérentes au corpus repéré. La première est que les dispositifs se présentent comme des systèmes complexes, construits au fil d'une histoire particulière, mettant en oeuvre un projet tout aussi particulier, et tissé d'interactions. Comment alors dégager de ce tout, les éléments pertinents à une analyse dans le champ des sciences de l'éducation, sans pour autant élaborer, par une simplification abusive, une perception fausse de leur réalité ? La deuxième caractéristique est leur dimension innovante : l'introduction de l'autoformation dans un contexte institutionnel, traditionnellement hétéroformatif, permet l'émergence de nouvelles pratiques de formation et d'apprentissage. Mais comment repérer l'émergent ? Comment donner à voir les nouvelles dialectiques qui se construisent entre éléments stables et émergents, entre ordre et bruit, contrôle et flou, homéostasie et évolution ? D'autant plus que, et c'est là la troisième caractéristique, inhérente à la dimension innovante, ces dispositifs sont très rapidement évolutifs. Seuls 10% des centres, repérés dans notre corpus, ont été ouverts avant 1989 ; 14% l'ont été entre 1990 et 1993 ; 52%, entre 1994 et 1997 et 24% étaient en projet lorsque la recherche a été conduite. Comment alors prendre en compte cette évolutivité dans une analyse qui tendrait à figer une situation comme le ferait un instantané ou à la linéariser dans un discours académique formel ? Comment garder cette dimension vivante, flexible, complexe d'un dispositif en train de se construire, d'une réalité toujours mouvante, sans donner une image par trop figée et stéréotypée de cette même réalité ? Enfin, la quatrième caractéristique, davantage rattaché à la constitution du corpus, a trait à l'hétérogénéité des données recueillies.

Etant donné les caractéristiques évoquées, les analyses des documents écrits produits par les trente-six centres qui constituaient le corpus, les observations directes effectuées dans vingt-deux d'entre eux, les entretiens menés auprès de responsables et d'intervenants pédagogiques, conduisent à une diversité de niveaux d'informations et de perceptions. Comment dès lors faire de cette hétérogénéité un atout plutôt qu'un obstacle, sans simplification, sans réduction ?

Outre les travaux de systémiciens tels que J. Mélèse (1979), J-C Lugan (1993) et  J.Berbaum (1982) en sciences de l'éducation, deux chercheurs ont particulièrement inspiré l'organisation de la méthodologie d'analyse de cette recherche. Il s'agit des travaux de  M.Lesne (1977 et 1984) sur les pratiques de formation des adultes et ceux de J-M. Barbier (1996) sur l'analyse des dispositifs de formation en entreprise. L'idée d'une analyse transversale de l'action d'(auto)formation selon un système ternaire, couplé aux thèmes récurrents qui apparaissaient dans les entretiens non-directifs, a permis d'aboutir à la mise en valeur de trois dimensions qui interagissent dans les pratiques : la dimension idéologique au sens large du terme, c'est-à-dire les valeurs, modèles et principes de référence qui guident l'action ; la dimension ingénierique qui comprend l'organisation du dispositif dans ses grandes lignes, son architecture pourrait-on dire, et la dimension pédagogique qui se rapporte aux actions et aux outils qui médiatisent la formation. L'analyse de l'ensemble des données, selon chacune de ces trois dimensions, a conduit à élaborer une catégorisation des pratiques mises en oeuvre dans les dispositifs d'autoformation. Cet outil de lecture tente ainsi de répondre aux préoccupations et aux questions évoquées plus haut.

En effet, chacune des catégories proposées ne sont pas exclusives les unes des autre, puisqu'elles fonctionnent de façon combinée dans la réalité. Même si elles peuvent conduire à une modélisation de pratiques possibles, en aucun cas elles ne constituent une modélisation d'un dispositif particulier. C'est la raison pour laquelle il a paru possible d'utiliser les catégories comme autant de "dominantes" pour une typologie des pratiques, mais non pour une typologie des centres d'autoformation.

L'enquête auprès des apprenants

Lorsqu'il s'est agi de caractériser les publics inscrits dans les dispositifs, trois options se sont présentées. Il s'agissait : soit de mener une enquête de type sociologique à partir d'entretiens pour tenter de repérer les caractéristiques générales des usagers interrogés ; soit de mettre en place une série d'études de cas avec une optique plus cognitiviste ; soit d'élaborer un questionnaire pour obtenir des données quantitatives susceptibles de donner un panorama de réponses autour d'un certain nombre de thèmes. La troisième option a paru la plus judicieuse compte tenu des faibles informations qui concernent, jusqu'à présent, les publics inscrits dans les dispositifs d'autoformation. En permettant de dresser une sorte de carte de la situation, une enquête par questionnaire devait apporter des données quantitativement suffisantes pour avancer de nouvelles hypothèses concernant le profil général des apprenants et les liens qu'il était possible d'établir entre eux et les pratiques dominantes dans le dispositif d'inscription.

Le questionnaire a été préparé à partir de l'analyse de dix entretiens non-directifs centrés sur le parcours d'apprentissage en situation d'autoformation et de cinq tests préliminaires successifs du formulaire ainsi élaboré. Dans ces deux phases, il y a eu interaction avec des personnes des deux sexes, de situations socio-professionnelles et d'âges différents, inscrits dans des dispositifs dont les pratiques dominantes correspondaient à chacune des catégories élaborées dans la première partie de la recherche.

Envoyé à plus de mille personnes, deux cent vingt-cinq apprenants ont rempli le formulaire qui présentait deux cent seize items organisés en quatre grandes parties : la biographie langagière, le parcours d'autoformation dans le centre, les stratégies d'apprentissage et des informations générales. La partie qui concerne les stratégies d'apprentissage ayant été intégralement reprise des travaux de  R.Oxford (1990).

L'analyse des résultats a été réalisée grâce à un logiciel de traitement statistique, après rapprochement, regroupement ou croisement de certaines données. Ainsi, à titre d'exemple, le degré de satisfaction des apprenants dans le centre où ils sont inscrits a-t-il été calculé à partir de quinze items placés à différents endroits du formulaire et le degré de contrôle à partir de quarante-neuf items. Dans les deux cas, chacun des items a été pondéré, puis les résultats obtenus ont été traités comme une seule et même variable, sur une échelle à trois intervalles (fort, moyen, faible). Dans un deuxième temps, ils ont été croisés avec les catégories de dispositifs obtenues dans la première partie de la recherche, en ayant recours à des classes de tailles égales. Cinquante items portent sur les stratégies d'apprentissage : les stratégies mnémoniques (neuf items), cognitives (quatorze), compensatoires (six), métacognitives (neuf), affectives (six), sociales (six). Tout comme pour les degrés de satisfaction et de contrôle, chaque groupe d'items correspondant à un type de stratégie a été traité comme une seule et même variable. Les résultats ont ensuite été croisés avec les catégories de dispositifs selon le même procédé.

3 - Une catégorisation des dispositifs d'autoformation en contexte institutionnel : de la prescription à l'autonomisation

Les résultats de l'enquête de terrain, étayés par les travaux publiés dans le champ, permettent de dégager un certain nombre de points communs à l'ensemble des dispositifs qui se réclament de l'autoformation2, mais aussi un certain nombre de différences. Ce sont ces différences qui ont conduit à élaborer une catégorisation des dispositifs d'autoformation en langues sur un axe qui va des modes d'apprentissage les plus hétérostructurés3 aux modes d'apprentissage les plus autostructurés. Comme le montre la figure 1, quatre dominantes ont été dégagées : prescriptive (1), tutorale (2), coopérative(3), auto-directive (4). Elles s'organisent entre deux pôles extrêmes : les dispositifs d'enseignement individualisé (0) et les pratiques autodidaxiques (5).


Figure 1 : Catégorisation des dispositifs d'autoformation en langues
sur un continuum tendu entre deux pôles

Les dispositifs à dominante prescriptive (1) et à dominante tutorale (2) s'organisent autour de l'acte "former". Ainsi, pour chaque niveau de langue et pour chacune des quatre compétences habituellement prises en compte dans l'apprentissage d'une langue étrangère4, les intervenants pédagogiques organisent un programme de travail, sélectionnent des activités et des outils et évaluent les apprentissages réalisés grâce à un référentiel interne au centre ou partagé dans une communauté institutionnelle nationale ou internationale. Il est donc possible de considérer que les apprentissages sont majoritairement "hétérostructurés" dans la mesure où objectifs, contenus, supports matériels et humains de la médiation pédagogique, critères d'évaluation, parfois même, temps et lieux de l'apprentissage, sont contrôlés par un autre que l'apprenant. Cet autre peut être une instance institutionnelle et/ou les intervenants pédagogiques du centre (responsable, enseignant, tuteur). L'apprenant peut tenter d'articuler le programme prescrit à sa situation particulière, mais l'essentiel des décisions incombe à des experts (inspecteurs, enseignants, formateurs). La différence entre les dispositifs à dominante prescriptive (1) et ceux à dominante tutorale (2) est dans le degré que prend la prescription. Ainsi, les dispositifs à dominante prescriptive (1) sont-ils plus proches de l'acte enseigner, avec une forte centration sur les contenus et une capacité moindre à s'adapter à la demande de l'apprenant. les dispositifs à dominante tutorale (2) se centrent davantage sur les outils technologiques mis à la disposition des usagers, en essayant d'offrir l'outil qui correspond à chaque demande. L'ouverture aux besoins spécifiques de chaque personne est donc plus grand, mais la réponse se fait en termes d'offre d'outils qui eux-mêmes sont clos et adaptés.

Dans une approche très différente, les dispositifs à dominante coopérative (3) et à dominante auto-directive (4) s'organisent autour de l'acte "apprendre". Le centre de ressources capitalise des documents extrêmement variés, pédagogiques ou authentiques, au sens développé en didactique des langues. Ceux-ci sont mis à la disposition des apprenants qui organisent leur parcours d'apprentissage selon leurs besoins, leurs priorités, leurs échéances, leurs propres critères de réussite ou d'atteinte des objectifs qu'ils se sont fixés. Cette démarche est accompagnée par des ressources humaines, mais, en principe, elles ne les conduisent pas. C'est à ce titre qu'il est possible de dire que les apprentissages sont majoritairement "autostructurés" dans la mesure où objectifs, contenus, supports matériels et humains de la médiation pédagogique, critères d'évaluation, temps et lieux de l'apprentissage, sont contrôlés par l'apprenant lui-même. Les dispositifs à dominante coopérative (3) adaptent la médiation pédagogique au degré d'autonomie de chaque apprenant, alors que les dispositifs à dominante auto-directive (4) se donnent l'autonomisation pour objectif.

Ce qui différencie clairement les dispositifs de type (1) et (2) et les dispositifs de type (3) et (4), c'est bien la prise en compte dans l'apprentissage, des compétences de chaque apprenant à piloter son parcours d'apprentissage de la manière la plus autonome possible. Les dispositifs qui tentent de développer cette approche mettent donc en place des situations de formation autonomisantes et ajoutent au but principal de l'acquisition de compétences données en langue étrangère, celui de l'acquisition d'un plus grand degré d'autonomie dans ces apprentissages.

Au-delà des ressemblances qui permettent d'identifier les dispositifs d'autoformation, notamment dans leurs aspects ingénieriques, cette catégorisation met donc en évidence les différences surtout sur les plans idéologiques et pédagogiques. Entre la transmission d'un savoir à la construction de connaissances, entre la certification d'un savoir disciplinaire et le développement de l'autonomie de l'apprenant dans ses apprentissages dans et hors de l'institution, c'est tout un projet de société qui se jouerait dans la généralisation de tels dispositifs au sein du système éducatif.


(*) Les actes du congrès sont publiés sur support CD Rom et disponibles à l'adresse suivante : Comité d'organisation Congrès AECSE, Université Victor Segalen Bordeaux 2, Département des sciences de l'éducation, 3 ter, place de la Victoire, 33076 Bordeaux Cedex
Tél. : 05 57 57 18 12 - Fax : 05 56 92 30 06 - e-mail : alain.marchive@sc-educ.u-bordeaux2.fr

Cette recherche a donné lieu à la publication de deux ouvrages et de deux articles :