Les politiques documentaires des établissements scolaires
 

Pratiques documentaires :
la construction des savoirs et les démarches d'apprentissage des élèves
Quelles compétences développer ?

  André Tricot ,
maître de conférences à l'IUFM de l'académie de Rennes
   
 

Je propose d’examiner, dans cette communication*, la question des " apprentissages avec documents ". Je vais notamment tenter de définir :

– la notion de document ;
– la notion d’apprentissage ;
– ce que l’on peut apprendre avec un document ;
– les compétences qui me semblent nécessaires dans le champ des pratiques documentaires.

Enfin, je tenterai d’établir l’existence et la nature de l’influence des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) sur ces apprentissages. La thèse que je défends est la suivante : les multiples relations qui peuvent s’instaurer dans le rapport élève/enseignant/tâche d’apprentissage/apprentissage visé impliquent une utilisation différenciée des documents. Les NTIC modifient radicalement ces relations, en créant de nouvelles façons d’utiliser des documents dont la nature même évolue avec les NTIC. L’activité de recherche d’information elle-même, parmi un ensemble de documents, s’en trouve profondément changée.

La notion de document et l’impact des NTIC

Selon la définition que je propose, qui est naturellement faite pour être critiquée, un document est un support structuré, stockant des instructions selon un code, un canal et une modalité d’accès pour construire du sens.

 

 

Internet et " le multimédia " constituent une révolution majeure dans l’histoire du document, en touchant quatre paramètres attachés aux documents : la structure (introduction de la non-linéarité ou de l’interactivité), le canal (extension de la multimodalité), l’accès (développement des réseaux et donc de l’accès en ligne) et le support (généralisation du stockage numérique).

Une évolution de la structure des documents : l’introduction de l’interactivité

Un document interactif, c’est-à-dire non linéaire, est un document dans lequel un certain nombre de choix possibles sont présentés au lecteur à l’instant t, de telle sorte que chacun de ces choix entraîne, à l’instant t + 1, une modification spécifique du document. L’utilisateur peut ainsi interagir différemment avec l’application selon ses choix. Ceux-ci traduisent, en principe, les objectifs de l’utilisateur, ses intérêts, ses motivations, mais aussi, de façon plus prosaïque, ses capacités à utiliser ce type d’application.

Une ouverture des canaux : la multimodalité étendue

Un même document peut désormais comporter du texte, des images fixes ou animées et du son. La nouveauté de cette possibilité réside évidemment dans la réunion de ces différents modes de communication au sein d’un même document. Plus largement, en effet, du point de vue de la situation de communication, la multimodalité est apparue en même temps que le langage.

Un nouvel accès : l’accès en ligne, par le développement des réseaux

L’utilisation de lignes téléphoniques ou de câbles pour établir une communication entre n ordinateurs permet de faire transiter des informations à une très grande vitesse. Cela permet donc la simultanéité dans l’échange de documents, faisant ainsi apparaître les notions de documents partagés, de documents enrichis, etc. Le stockage des documents évolue lui aussi : la notion de stockage diffus se substitue en effet à celle de lieu de stockage.

Une évolution du support : la généralisation du stockage numérique

Le stockage numérique permet d’abord un gain de place, de temps et d’accessibilité. La majorité des documents produits par l’humanité devient accessible, en quelques secondes, à n’importe quel être humain muni d’un ordinateur et d’un accès à Internet. Selon le Journal of the American Society for Information Science, la quantité de documents produits par les êtres humains doublerait tous les vingt mois, tandis que le nombre de documents accessibles sur le Web augmenterait de façon bien plus rapide. Le stockage numérique constitue également une évolution très importante de la nature de l’accès au document : l’indexation des documents, notamment sur le Web, s’effectue de façon automatique et porte souvent sur l’ensemble des mots du texte indexé. Enfin, chaque document propose des liens, créés par l’auteur, vers d’autres documents. L’organisation du système documentaire n’obéit donc plus à aucune logique globale établie préalablement, mais à un ensemble de logiques locales.

 

Qu’est-ce qu’apprendre ?

Il me semble qu’apprendre signifie acquérir ou modifier une connaissance, que l’on est capable de réutiliser ultérieurement dans un contexte identique ou différent. On peut distinguer les apprentissages en fonction du type de connaissance à acquérir, en opposant par exemple l’acquisition de connaissances " pour comprendre " (les savoirs) à l’acquisition de connaissances " pour agir " (les savoir-faire). Il est également possible de distinguer les apprentissages explicites (où l’on sait ce que l’on apprend) des apprentissages implicites (où l’on ne sait pas que l’on apprend, ni ce que l’on apprend). Je préfère ici distinguer des situations d’apprentissage.

Les apprentissages par l’action

L’apprenant est censé agir pour trouver une solution à un problème dont il n’a pas la solution immédiate, mais dont il peut trouver la solution en raisonnant, par essais et erreurs, etc. (i.e. faire un exercice, résoudre un problème).

Les apprentissages par instruction

L’apprenant est censé comprendre ce qui est expliqué ou décrit dans un discours oral ou écrit, celui-ci pouvant être illustré ou non (i.e. cours magistral, lecture, explication).

 

 

Les apprentissages par exploration

L’apprenant doit élaborer lui-même un problème de sélection d’informations, d’objets et d’outils dans un espace physique (expérimentations) ou documentaire ; il doit comprendre, faire des hypothèses, agir et modifier la situation pour finalement élaborer une représentation synthétique de celle-ci.

 

Que peut-on apprendre à travers un document, avec ou sans les NTIC ?

La description de ces trois grandes situations d’apprentissage présente l’intérêt de mettre en évidence le rôle différent des documents dans les apprentissages.

 

 

Dans les apprentissages par l’action

Les documents servent surtout à présenter un énoncé et une situation à traiter. Ils ont donc essentiellement un rôle préalable à l’apprentissage. L’essentiel du travail de l’élève est effectué sans contribution directe du document : l’enseignant peut aider l’élève à comprendre la situation, à faire des hypothèses, à comprendre ses erreurs, à essayer autre chose, à répéter ce qui fonctionne. Un des grands espoirs lié à l’informatique, dès les années soixante-dix, a résidé dans l’idée que ce travail de l’enseignant pourrait être réalisé par l’ordinateur. Le bénéfice attendu porte à la fois sur l’individualisation des démarches et sur la dédramatisation du rapport à l’erreur. Pourtant, les innombrables recherches conduites dans cette direction ont montré qu’il était très difficile de faire effectuer ce travail par un ordinateur. La plupart des applications réussies dans ce domaine sont extraordinairement coûteuses et, surtout, restreintes à un seul domaine de savoir.

Dans les apprentissages par instruction

Le document a un rôle qui peut être essentiel, puisqu’il stocke des instructions pour élaborer du sens, i.e. pour élaborer une représentation mentale de la situation, du concept ou de la notion à apprendre. Il est possible, même sans enseignant, d’apprendre quelque chose en lisant un livre, en regardant un documentaire télévisé. L’apport des NTIC est indéniable pour certains apprentissages par instruction. La multimodalité et la possibilité de représenter des phénomènes dynamiques, tout en permettant aux élèves d’agir sur ces représentations de phénomènes, offrent un gain de compréhension attesté par de nombreuses recherches expérimentales, dans de nombreuses disciplines scolaires. L’accessibilité de certaines connaissances (baisse des coûts, annulation des distances, vitesse des transmissions) est également considérablement accrue.

Dans les apprentissages par exploration

Le rôle du document peut être négligeable (c’est le cas des apprentissages par exploration d’un espace physique) ou, au contraire, tout à fait central. Avec les documents " multimédias ", les élèves n’ont d’autre choix que de manipuler le document traité. Ils doivent aussi se représenter un but : que dois-je lire, que m’est-il inutile de lire ?, et à partir de là élaborer une stratégie d’exploration-sélection d’informations. Un niveau de traitement devient particulièrement sensible : celui de la structure rhétorique. Sans la succession linéaire des arguments, en effet, le lecteur a besoin de bien maîtriser la nature des relations entre les arguments pour pouvoir en élaborer le sens. Je veux donc suggérer que, dans de nombreuses situations d’utilisation de documents multimédias pour l’apprentissage, les élèves ont à la fois une activité de résolution de problème, dans laquelle l’espace-problème à explorer est principalement documentaire, et une activité de compréhension de textes (et d’images), dans laquelle une large partie des sources potentiellement disponibles n’est pas traitée.

Dans cet apprentissage, l’élève élabore lui-même son problème (la représentation de son besoin informatif), à partir d’un objectif plus large défini par un enseignant, par exemple lors de la demande de préparation d’un exposé. L’élaboration d’un plan d’action s’avère ici absolument nécessaire, dans la mesure où seule une décomposition en sous-buts peut permettre de réaliser l’objectif. Cette étape est critique car complexe. En effet, élaborer un plan nécessite d’évoquer et de sélectionner des procédures, de les décomposer, mais surtout d’évaluer les résultats intermédiaires obtenus grâce à celles-ci. Un autre aspect critique réside dans le recueil des données, afin d’identifier les éléments pertinents par rapport au but. Il me semble, sans avoir l’exclusive de ce point de vue, que la grande difficulté réside dans l’analogie avec la situation de recherche documentaire classique. En recherche documentaire classique, l’essentiel de la procédure consiste à élaborer une requête bien formulée et précise. Un travail souvent proposé aux élèves, et plus largement aux usagers des centres de documentation, consiste à " préciser ce que l’on cherche ", c’est-à-dire à travailler a priori sur la forme et sur le contenu de sa représentation de son besoin informatif. Ainsi, la recherche documentaire classique se résume idéalement à un cycle : élaborer une représentation des besoins informatifs, puis formuler la requête, puis traiter les résultats. Or, la non-linéarité ou l’interactivité des nouveaux documents permet de travailler directement avec une représentation floue, avec des tâches de recherche d’information très exploratoires. La recherche dans les documents non linéaires s’apparente donc plutôt à une série de cycles, où la représentation du besoin évolue par approximations successives.

 

 

 

Il me semble donc que trois niveaux d’aide devraient être proposés pour les apprentissages par exploration.

Les aides à la gestion de la tâche

Elles visent essentiellement à aider le sujet à se représenter de façon opérationnelle le but qu’il poursuit. Dans certains cas, il faudra aider l’élève à faire évoluer cette représentation. Dans d’autres, il faut l’aider à maintenir cette représentation stable (on sait que le phénomène de désorientation dans les nouveaux documents est souvent dû à un problème de maintien en mémoire de la représentation du but). Peut-être un affichage du but, sous la forme de bandeau ou de fenêtre escamotable, pourrait-il aider les élèves sur cet aspect ? (Voir les nombreux travaux de Rouet à ce propos.)

Les aides à la sélection d’information

Elles doivent, à mon sens, concerner deux aspects principaux : l’identification claire des catégories d’informations à l’intérieur desquelles le sujet fait un choix et la définition de menus d’accès simple, peu profonds.

Les aides à la compréhension

Elles ne diffèrent pas, à un premier niveau, des aides à la compréhension pour les autres formes d’apprentissage. Mais la compréhension des liens semble être un problème particulièrement sensible dans le contexte des apprentissage par instruction.

 

Quelles compétences faut-il développer ?

Du côté des apprentissages par l’action et par l’instruction, je défends le point de vue selon lequel il n’y a pas de compétences spécifiques à développer pour le traitement du document, mises à part, bien entendu, les compétences inhérentes au traitement du discours : syntaxiques, lexicales, rhétoriques… À mes yeux, les compétences à développer, dans les apprentissages exploratoires avec de nouveaux documents, sont des compétences métacognitives plutôt que procédurales. Beaucoup plus que des procédures ou des savoir-faire s’apparentant à ceux d’experts de la recherche documentaire, il me semble souhaitable de développer la capacité à raisonner au long cours sur son propre besoin informatif : Quel est-il ? Doit-il évoluer ? A-t-il évolué ? Doit-il se préciser ? Doit-il se généraliser ? Suis-je satisfait de son évolution ?

Il me semble aussi qu’il faudrait être capable de renoncer, dans le domaine des apprentissages avec document, à l’opposition entre l’utilisation du document et le traitement du contenu du document. De nombreux résultats expérimentaux nous conduisent à penser qu’une expertise dans la manipulation des systèmes documentaires, si l’on excepte l’expertise des professionnels de la documentation, ne peut se construire, ni même se mobiliser, indépendamment de contenus à traiter.

Il faut enfin que nous soyons vigilants pour ne pas confondre agir (ou communiquer ou chercher) et apprendre. Selon des recherches récentes (Nielsen, 2000), plus de la moitié des recherches d’information conduites sur le Web ne satisfont pas leurs utilisateurs. Nous ne devrions jamais nous satisfaire du fait qu’un élève soit " actif " per se. L’activité (l’utilisation de documents) n’est jamais qu’un moyen (d’apprendre).

* Cette communication reprend plusieurs arguments présentés dans : Tricot A., " Qu’apporte le multimédia aux apprentissages ? Un bref état des lieux ", Lettres ouvertes, n° 16, 2000, p. 35-54.

 

Références

• Nielsen J., Designing Web Usability : the Practice of Simplicity, Indianapolis, New Riders Publishing, 2000.

• Rouet J.-F., Levonen J.J., Dillon A.P., Spiro R.J. (Eds.), Hypertext and Cognition, Mahwah, Lawrence Erlbaum Associates, 1996.

• Rouet J.-F., Tricot A., " Chercher de l’information dans un hypertexte : vers un modèle des processus cognitifs ", dans Tricot A., Rouet J.-F. (Eds.), Les Hypermédias, approches cognitives et ergonomiques, Paris, Hermès, 1996, p. 57-74.

• Rufino A., Tricot A., La Pédagogie de l’information, Paris, PUF, en préparation.

• Tricot A., " Ergonomie cognitive des systèmes hypermédia ", Actes du colloque de prospective " Recherches pour l’Ergonomie ", Toulouse, CNRS-PIR Cognisciences, 1993, p. 115-122.

•Tricot A., Pierre-Demarcy C., El Boussarghini R., " Un panorama des recherches consacrées à l’étude de l’activité mentale de l’utilisateur d’un hypermédia ", Sciences et techniques éducatives, n° 5 (4), 1998, p. 371-400.

•Tricot A., Pierre-Demarcy C., El Boussarghini R., " Specific help devices for educational hypermedia ", Journal of Computer Assisted Learning, n° 16, 2000, p. 102-113.