Introduction
Les hypermédias se développent amplement depuis la fin des années 80. Ce succès doit beaucoup au marketing (diffusion gratuite d'HyperCard sur Macintosh), et à l'ergonomie : les outils hypermédia sont faciles à concevoir et à utiliser. Bien évidemment, ces facilités ne garantissent ni la qualité du système, ni la réalisation de la tâche envisagée par l'utilisateur.
D'autre part, ces avantages n'expliquent en rien la naissance d'un courant de recherche important (avec ses congrès internationaux, sa revue, la création du SIGLINK au sein de l'ACM). L'intérêt des chercheurs pour les hypermédias s'explique mieux par l'introduction de la non-linéarité dans des supports textuels ou multi-média (d'où l'accroissement du rôle de l'utilisateur), et parce que ces outils constituent un nouveau moyen, très souple et sans contrainte logique, de représenter des connaissances ; ils permettent notamment de présenter des contextes différents pour une même connaissance.
On peut donc sommairement distinguer trois terrains d'application des hypermédias :
Définition
Un hypermédia est un (grand) ensemble de données multi-média, généralement facile d'accès, et structuré en réseau : un ensemble de noeuds connectés par des liens. Chaque lien part d'un ancrage (mot, zone d'écran, icône) dans le noeud d'origine, cet ancrage étant manifesté par un bouton (mot en gras, surligné, partie encadrée, icône). Ce type de système constitue un ensemble de configurations virtuelles : chaque utilisateur choisit son trajet parmi les données. Les avantages "reconnus" de la non-linéarité sont la multiplicité des accès, la liberté de choix, l'adaptation à des "styles de navigation" différents.
Par exemple, pour les bases de données, ce type de système facilite une démarche de "browsing", (to browse = explorer, butiner, en quelque sorte "flâner parmi les données"), dans laquelle (Thomson & Croft, 1989) :
Il n'est pas rare qu'un utilisateur se perde dans un hypermédia, par rapport à ses buts et à la façon de les atteindre. Ce problème a deux dimensions principales : la localisation (phénomène de "noyade en digressions") et le traitement ("phénomène du musée d'art" : quand on voit trop de données, sans outil pour les traiter, on ne retient rien). Quand on navigue dans un hypermédia, on doit à chaque étape prendre des décisions, ce qui, normalement, doit être supporté par un bon contrôle de l'activité et de la compréhension. Autrement dit, le problème concerne la mise en place de traitements et de localisations en fonction d'un but à atteindre, les deux types d'activité étant contrôlés localement (sous-buts non définis à l'avance) et globalement (but).
L'ensemble de la littérature sur le sujet converge vers cette façon de poser le problème : "il faut rendre clairs à l'utilisateur la taille, la structure et la logique globale de l'hypermédia, ainsi que la signification des relations entre noeuds". Une tendance, dont les modalités restent à préciser, se dégage : il faut accroître le rôle de l'utilisateur (dans la conception et/ou dans la navigation).
Le cadre de travail proposé par l'ergonomie cognitive
On sait que l'ergonomie cognitive se préoccupe de différents niveaux de problématique, des méthodologies de conception d'interfaces à des travaux généraux (par exemple sur la psychologie de la conception de texte). On peut schématiquement isoler cinq champs d'étude : le domaine de connaissance, l'activité de conception, l'interface, le système cognitif de l'utilisateur et la tâche à réaliser par l'utilisateur. Chacun de ces cinq champs peut faire l'objet de travaux particuliers à un système ou de travaux très généraux. Voici, point par point, le bilan de la recherche dans le domaine des hypermédias :
Brièvement, la démarche consiste à modéliser les connaissances comme un ensemble cohérent de noeuds et de relations entre noeuds (chaque noeud et chaque lien sont "typés" -i.e. ont une valeur sémantique). Cette démarche serait un bon moyen de lutter contre la désorientation de l'utilisateur, désorientation qui serait notamment due à une structure de relation non claire. Ce courant se développe en même temps qu'un certain nombre de travaux en I.A. et en ergonomie cognitive sur l'extraction automatique des connaissances, qui prend de plus en plus en compte la sémantique des relations entre concepts. L'évolution de cette recherche rappelle étrangement l'évolution des travaux de la psychologie cognitive sur les réseaux sémantiques avec l'étiquetage des arcs introduit par Woods (1975), tandis que les modèles d'hypertextes basés sur le "poids" des relations entre noeuds, sont assez proches du modèle de Collins & Loftus (1975).
L'interface
Des "solutions" techniques (ergonomie de surface) ont été proposées : retours en arrière, visites guidées, historique, bookmarks, cartes-sommaires, fish-eye views (sommaire avec niveau de détail variable), repères dans le sommaire, etc.
A un niveau plus profond, l'ergonomie de l'interface est définie par son architecture et sa fonctionnalité. Les aspects pratiques de l'interface sont "dérivés" du niveau profond (Bastien, 1992). Quelques travaux "cognitifs" et expérimentaux sont consacrés au rôle de l'information sur le contenu et la structure, et à l'étude des qualités de différentes structures des système hypermédia. Edwards & Hardman (1989), Foss (1989), Nielsen (1990), Simpson & Mc Knight (1990), Mohageg (1992), Silva (1992) ont conduit des expériences pour lesquelles il semble y avoir une convergence de résultats sur les points suivants :
Les modèles de l'utilisateur
Quatre niveaux sont à aborder : (a) la localisation, (b) les traitements, (c) les stratégies de navigation et (d) les connaissances préalables (sur le thème abordé, sur le système particulier, sur les hypertextes, et sur les ordinateurs). Une piste de recherche est largement développée : celle basée sur les travaux sur la compréhension de texte, où l'on étudie les problèmes de localisation et de traitement en environnement linéaire et non-linéaire (travaux en Angleterre et en France). Par exemple, Dillon (1991) pense qu'il faut utiliser les outils habituels des textes linéaires, pour leur efficacité et pour la familiarité des utilisateurs. L'auteur insiste notamment sur cet aspect lorsque le but est de transformer un texte linéaire en hypertexte. Cet argument prend pour légitimité théorique les travaux de Kintsch et van Dijk sur les "superstructures". Dillon souligne le fait que ce type d'activation de schéma est performant pour des informations globales et non pour retrouver des détails (Kintsch & Yarborough, 1982). Il montre que les lecteurs familiers de revues scientifiques sont plus performants dans la lecture d'un article de ce type sous hypertexte que les lecteurs novices. Ces lecteurs "experts" maîtriseraient une logique inhérente à la "lecture d'articles scientifiques" leur permettant d'anticiper ou de retrouver la place des divers arguments de ces textes (introduction, méthode, résultats et discussion). Ainsi, Dillon marque la distinction entre la "rhétorique" du texte et sa structure, la structure pouvant être modifiée quand la rhétorique est maîtrisée par le lecteur.
D'un autre côté, Dillon & al. (1993) montrent qu'il ne faut pas tomber dans le piège d'une analogie trop forte avec la localisation dans un espace physique. Les auteurs disent simplement qu'on ne navigue pas à travers un espace sémantique. La navigation n'est qu'une métaphore, une représentation, du traitement du niveau sémantique. Au mieux, le lecteur peut se représenter pourquoi l'auteur a physiquement représenté comme ceci ou comme cela tel aspect sémantique.
Il faut aussi étudier quelles présentations graphiques du contenu d'un hypermédia sont les plus efficaces : plan global, fish eyes view, comment représenter les liens typés ?
Ces travaux convergent vers le point suivant : pour faire baisser le coût dû au traitement de plusieurs éléments, il faut présenter clairement les relations entre ces éléments (il faut que les relations ne soient pas un problème à traiter).
D'autre part, nous travaillons à Aix sur l'hypothèse de l'"empan structurel", qui porte sur un autre aspect du problème : cette hypothèse est consacrée aux caractéristiques d'une structure à l'intérieur de laquelle le sujet n'aurait pas de problème de traitement des relations entre contenus (sans se préoccuper de la sémantique des relations). La structure est définie selon deux dimensions :
La description de la tâche
Les hypermédias ne sont pas adéquats à tout type de tâche. Or il n'existe actuellement pas de description avancée des tâches susceptibles d'être effectuées dans un environnement hypermédia ! Une telle description permettrait : de déterminer des variables dépendantes pour des expérimentations, de décrire des stratégies de navigation et des environnements particulièrement adéquats à tel ou tel type de tâche.
Par exemple, pour la recherche d'information, j'ai défini quatre tâches par deux critères croisés:
Il semble, par exemple, que "chercher un renseignement" ne soit pas favorisé dans un environnement hypermédia (un simple index alphabétique est bien plus efficace).
Plus généralement, on peut noter que l'"information retrieval", qui atteint des sommets de sophistication grâce à l'informatique et l'I.A., bute toujours sur deux écueils : la signification et la pertinence. Or, grâce aux hypermédias, ce domaine pourrait générer un nouveau champ de recherche pour la psychologique cognitive (je ne dis pas pour autant que la psychologie cognitive est mieux armée pour traiter les problèmes de signification et de pertinence). En effet, des auteurs comme Anderson (1990) parlent maintenant de la "recherche d'information" comme d'une situation plus fréquente ou plus "naturelle" que les situations de résolution de problème. Or la navigation dans les hypermédias est une situation de recherche d'information qui ressemble fort à une résolution de problème. Pour reprendre la distinction faite par Hoc (1987) entre "exécution "et "résolution de problème", disons que dans les situations classiques de recherche d'information on effectuait une tâche d'exécution (quand on pouvait), alors qu'avec les supports non-linéaires on résoud un problème. Très schématiquement, le sujet a un but à atteindre, décomposable en une série non ordonnée de sous-buts... mais la formulation du problème n'est pas donnée, voire pas claire. Le but peut évoluer. Par rapport aux supports traditionnels pour la recherche d'information, le sujet opère un contrôle direct, immédiat, sur ses sélections, et effectue des choix à chaque étape de la "résolution". Une problématique psychologique impliquant la planification, le contrôle de l'activité et la notion de pertinence reste à définir, mais ne serait probablement pas sans intérêt. On peut représenter très généralement (Fig. 1) cette situation de résolution de problème (Tricot, 1993).
En retour, le domaine de la recherche d'information pourrait bénéficier des travaux des psychologues sur la catégorisation, voire, plus généralement, des travaux en sémantique cognitive.
Dans un même ordre d'idées, un auteur comme Patricia Wright souligne que la recherche sur la lecture se consacre surtout au niveau "traitement" mais pas assez au niveau "stratégies". Les hypertextes, par la souplesse de leur structure et les différents niveaux de contrôle qu'ils offrent à l'expérimentateur, sont de très bon outils pour l'étude des stratégies.
Figure 1. Une représentation de l'activité de recherche d'information (d'après Guthrie, 1988)
Conclusion
Les hypermédias sont susceptibles d'entrer dans la conception de systèmes informatiques dans lesquels il serait pertinent qu'une connaissance ait plusieurs contextes ou puisse être atteinte par différents trajets. Cela correspond à des tâches où le but peut être "mal défini" et où l'utilisateur doit effectuer des choix à chaque étape de la résolution.
Ce développement est conditionné par des travaux en ergonomie qui devront être consacrés :
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