Ripoll, T. & Tricot, A. (1996). Penser, ce n’est pas seulement "raisonner logiquement" (de quelques enseignements des recherches récentes en psychologie cognitive). Cahiers Pédagogiques, 344-345, n° spécial "Apprendre à raisonner?", 37-40.

 

 

 

 

 

 

Quelques points de repères sur l'évolution de l'étude du raisonnement en psychologie cognitive

 

 

 

 

1ère conception : "raisonner c'est produire des inférences logiques"

Pour les chercheurs en psychologie cognitive comme pour les pédagogues, il existait une croyance bien établie : l'idéal de la connaissance serait une connaissance abstraite et parfaitement décontextualisée, susceptible de s'appliquer quel que soit le domaine considéré. Les mathématiques et la logique sont considérées comme des disciplines majeures, précisément parce qu'elles impliquent un niveau d'abstraction maximum : elles tendent vers l'universalité.

La manière dont les théories cognitivistes classiques (des années 60 aux années 80) ont insisté sur le caractère logique du raisonnement n'est que la contre-partie théorisée d'une intuition profondément ancrée même chez le quidam non psychologue ou non pédagogue ; on pourrait la résumer ainsi : "être logique c'est être intelligent", "raisonner c'est raisonner logiquement". Le primat de la logique et de l'abstraction fait d'ailleurs écho aux travaux des logiciens et philosophes (Boole, Leibnitz...) qui ont supposé, à tort semble-t-il, que la cognition humaine est régie par des règles de type logique sensibles essentiellement aux aspects formels (donc abstraits).

En fait, cette croyance, nous dirons même cette foi, dans le caractère essentiel de la pensée inférentielle déductive, découle d'une autre croyance, encore plus fondamentale. Il s'agit de la croyance selon laquelle l'essentiel de l'activité cognitive consiste à raisonner et à résoudre des problèmes. Dès lors, l'objectif essentiel de la recherche a consisté à décrire, à formaliser puis à modéliser, les régles, les heuristiques et les algorithmes qui régissent notre faculté de penser et de raisonner. Mais les résultats de cette entreprise, commune à l'Intelligence Artificielle et à la psychologie, n'ont pas été à la hauteur des attentes. D'une part, de tels modèles n'approchent que de très loin les capacités cognitives des humains, d'autre part, de nombreuses fonctions cognitives demeurent hors d'atteinte de tels modèles (l'induction, la reconnaissance de formes, la décision en situation d'incertitude, ...), enfin et surtout de nombreuses données empiriques ont cruellement parlé en défaveur de cette première conception de "raisonner".

Ainsi, il est apparu de plus en plus clairement que la pensée abstraite et logique semble peu courante. Même les experts, à l'intérieur de leur domaine d'expertise, manifestent une étonnante résistance à manipuler l'abstraction et à procéder logiquement. Les logiciens eux-mêmes, sortis de leur domaine d'expertise, c'est à dire mis hors contexte, apparaissent incapables d'utiliser la règle la plus fondamentale de la logique, le modus ponens. Il existe une tâche bien connue (la tâche de Wason) qui illustre remarquablement ce point. Dans cette tâche, on présente 4 cartes écrites recto-verso mais dont on ne voit qu'une face.

On indique que pour construire ces cartes on a suivi la règle suivante : "s'il y a une voyelle sur une face, il doit y avoir un chiffre pair sur l'autre face". La question est : "quelle carte faut-il retourner pour savoir si la règle a été respectée ?" ; la bonne réponse est la 1ère et la 2ème carte. On constate que seulement 10% des sujets répondent correctement, bien que la maîtrise de la règle élémentaire logique du modus ponens suffise pour trouver la solution.

Pourtant, la même tâche est réussie par 90% des sujets si on présente 4 enveloppes aux sujets, comme suit :

Avec la règle : "si une enveloppe est fermée, alors il faut qu'elle porte un timbre à 2,80 francs". La question est la même : "quelle enveloppe faut-il retourner pour savoir si la règle a été respectée ?".

Evans (1982) a étudié de façon systématique les réponses de sujets adultes à des exercices qui requièrent la manipulation des règles d'implication de modus ponens et de modus tollens. Ces règles de base de la logique sont les suivantes :

si p alors qsi p alors q

q est fauxq est vrai

alors p est fauxalors on ne peut rien conclure

si p alors qsi p alors q

p est fauxp est vrai

alors on ne peut rien conclurealors q est vrai

Evans montre que, en moyenne, avec des variations selon le contexte pragmatique, 2/3 des réponses de sujets sont:

si p alors qsi p alors qsi p alors q

q est fauxp est fauxq est vrai

alors p est fauxalors q est fauxalors p est vrai

Autrement dit, 2/3 des sujets semblent raisonner "en dehors" de ces règles élémentaires de la logique, mais plutôt selon le contexte, selon ce qu'ils savent du domaine. On remarque un trait commun dans les réponses de ces sujets : dans une implication, les deux éléments sont soit vrais ensemble, soit faux ensemble.

Sous la pression de données empiriques problématiques, un renversement théorique profond s'est amorcé et se développe actuellement. Ce renversement théorique a au moins deux facettes. 1) La pensée logique est l'exception, l'inférence non démonstrative, plutôt la règle. 2) L'homme est un piteux "raisonneur" (ou calculateur) mais un prodigieux "activateur". Ces deux points ont été clairement mis en évidence à partir d'études sur les joueurs d'échec. Les grands maîtres raisonnent finalement assez peu, ils n'envisagent et ne traitent en profondeur qu'une infime partie des déplacement de pièces qu'autorisent les règles du jeu. En fait, ils parviennent, avec une rapidité incroyable, à retrouver dans leur mémoire les coups pertinents. Leur expertise semble davantage résulter d'une capacité mnésique remarquable que d'une capacité à raisonner, au sens classique qu'on donne à ce terme.

Face à ce constat, l'étude du raisonnement a évolué dans plusieurs directions différentes en psychologie cognitive. Nous en abordons succinctement trois, plutôt complémentaires qu'opposées :

A - la description d'une "logique naturelle" ou de "modèles mentaux" ;

B - la focalisation sur l'étude de la mobilisation des connaissances en mémoire ;

C - la description de l'utilisation en situation des connaissances fonctionnelles.

A - Certains chercheurs ont engagé des travaux visant à décrire QUELLE logique servait à conduire les raisonnements humains : qu'est-ce qui est régulier d'un raisonnement à l'autre, d'un sujet à l'autre ? Par exemple, Johnson-Laird (1983) a proposé avec un certain succès la théorie des modèles mentaux. Pour bien comprendre sa théorie, il faut avoir à l'esprit les résultats que nous avons exposé sur l'"application" des règles du modus ponens et du modus tollens par des sujets adultes. Ce sont ces résultats expérimentaux, auxquels Johnson-Laird a largement contribué, qui fondent sa théorie. Le premier point de sa théorie est que l'on peut faire une inférence correcte sans utiliser consciemment ou inconsciemment une quelconque règle de logique formelle. Le deuxième point est que les sujets humains raisonnent d'abord en essayant de se construire un modèle de la situation qu'ils ont à traiter (le raisonnement serait d'abord pragmatique). Le troisième point est que, pour un sujet humain, une inférence est satisfaisante "si et seulement si il n'y a pas d'interprétation des prémisses qui viennent falsifier la conclusion". Et la recherche d'éléments venant éventuellement falsifier la conclusion ne se fait pas systématiquement ou rationnellement mais "un peu au hasard". Ce n'est pas tant la nature (logique) de la relation entre deux prémisses qui importe mais le fait que deux prémisses soient associées et vraies ensembles ou fausses ensembles.

B - L'étude de la mémoire devient un thème central dont on ne peut plus faire l'économie, quand bien même on ne s'intéresserait qu'au Raisonnement (avec un grand R). Globalement, il semble bien que pour "bien raisonner", l'essentiel est d'activer les connaissances pertinentes. Le transfert d'apprentissage, pierre angulaire et philosophale des didacticiens, peut donc être appréhendé autrement. Ce n'est pas parce qu'on dispose d'une connaissance abstraite et décontextualisée qu'elle pourra nécessairement s'appliquer dans des contextes différents. Le transfert d'apprentissage peut fort bien être réalisé de cas à cas sans médiation par une connaissance abstraite de haut niveau. Comprendre ou favoriser le transfert revient donc à s'interroger sur les conditions d'activation d'un cas par un autre. Le problème général n'est plus "comment raisonne-t-on ?", mais "comment active-t-on la bonne connaissance ?".

Par exemple, Thierry Ripoll a étudié le raisonnement par analogie. Classiquement, on se représente le "transfert analogique" comme suit : "je dois résoudre le problème B ; je reconnais que le problème B a la même structure que le problème A ; donc je résous B comme A". Cette conception n'indique pas pourquoi ni comment le problème A est retrouvé en mémoire. Or Ripoll a montré le rôle important d'indices "de surface" (habillage verbal du problème, situation) dans la récupération en mémoire du problème A. Pourtant ces indices de surface n'ont aucune relation avec la structure du problème, avec sa logique. Ainsi, dans l'étude du raisonnement par analogie, il n'est peut-être pas très intéressant de se demander "comment raisonne-t-on ?" ; en revanche, la question intéressante est "comment active-t-on la bonne connaissance ?".

Karen Pierce a étudié elle aussi le transfert analogique. Elle a fait apprendre une résolution de problème du type "missionnaires et cannibales" à deux groupes de sujets : les premiers étaient guidés dans cet apprentissage (guidés dans l'exploration de l'espace problème) tandis que les seconds apprenaient librement. Le premier groupe apprenait plus rapidement, trouvait plus aisément la solution. Dans un second temps, Pierce demandait aux deux groupes de résoudre un nouveau problème (analogue au premier) : le deuxième groupe était cette fois-ci plus performant que le premier. Là encore, ce n'est pas la structure acquise qui diffère d'un groupe à l'autre. Il pourrait plutôt s'agir de la qualité de la mémorisation, le deuxième groupe ayant à sa disposition des indices plus nombreux ou plus efficaces pour la récupération en mémoire.

C - Inhelder et Cellérier (1992) enfin, ont proposé de compléter la démarche piagétienne (le constructivisme épistémologique qui vise à décrire l'acquisition de structures de connaissances) en centrant leur travaux sur l'étude de l'utilisation de connaissances fonctionnelles en situation de résolution de problème (le constructivisme psychologique). Les connaissances fonctionnelles sont ce que l'on appelle ailleurs les procédures, les savoir-faire, les connaissances pour agir ou "pour l'action". La psychologie cognitive "cognitiviste" principalement anglo-saxonne, même radicalement débarrassée de son "logicisme" (comme chez Johnson-Laird), a pour but, dans l'étude des procédures, l'identification de régularités, de canons de raisonnement, valables d'un problème à l'autre, d'un sujet à l'autre. A l'inverse, les propositions des genevois sont centrées sur l'individu particulier, sur la description de ses actions dans une situation de résolution de problème. Le fait qu'il puisse utiliser une procédure "logique" ou "stable" dans une résolution de problème est un fait parmi d'autres.

"Le sujet épistémique apparaît surtout comme le sujet d'une connaissance normative. Son étude relève d'une psychologie qui se met en quelque sorte au service des normes et utilise à cette fin des modèles choisis de la pensée scientifique. (...) Par contraste le sujet psychologique individuel est étudié par un observateur qui s'attache à déceler la dynamique des conduites du sujet, leurs buts, le choix des moyens et les contrôles, les heuristiques propres au sujet et pouvant aboutir à un même résultat par des chemins différents" (Inhelder et Cellérier, 1992, p.21).

Le cas du raisonnement médical est à ce titre intéressant. Par exemple, Myles-Worsley et ses collaborateurs ont conduit une expérimentation sur l'activité de diagnostic en radiographie. Leurs travaux consistent à comparer cette activité selon le niveau d'expertise des médecins (étudiants débutants, internes, médecins hospitalo-universitaires). Ces études montrent que le regard des experts n'explore pas la radiographie mais se focalise sur les lésions (en moins d'une demi seconde). Si bien que les experts ont des performances bien moindre que les autres sujets dans une tâche de reconnaissance de radiographies de poumons sains ! Les auteurs ont contrôlé la capacité à reconnaître de ces différentes populations de sujets, dans une tâche de reconnaissance de visages : dans ce cas, les performances des différents groupes sont équivalentes. Le "raisonnement diagnostique" en cause ici s'apparente donc à une activité de détection, très rapide. Ce qui ne signifie pas que cette activité soit simple ou facile : il a fallu plus de 10 ou 15 ans à ces personnes pour atteindre ce niveau d'expertise.

Cet exemple est d'autant plus intéressant que ce sont les mêmes personnes qui sont à la fois les experts-praticiens et les enseignants du domaine. Mais la façon dont ces experts organisent les connaissances pour les transmettre (organisation rationnelle, "logique de la discipline") n'a aucun rapport avec l'organisation des connaissances lors de leur utilisation (organisation fonctionnelle). De nombreuses études ont même montré que chaque praticien mobilise et organise ses connaissances fonctionnelles différemment de ses confrères. L'organisation rationnelle désigne simplement un principe d'organisation relativement externe aux contenus, que l'on peut opposer à une organisation sémantique, dépendante des contenus, ou fonctionnelle, dépendante des actions.

Pourquoi ces experts n'enseignent-ils pas leur connaissances selon l'organisation fonctionnelle qui leur est propre ? Selon nous parce qu'une connaissance fonctionnelle n'est pas stable dans le temps (alors qu'une connaissance procédurale l'est généralement), qu'elle est largement inconsciente et qu'elle est individuelle. L'organisation rationnelle des connaissances est relativement indépendante du contenu, normative (admise par une population) et permettrait de retrouver des connaissances à un autre moment que celui de la prise d'information, y compris des connaissances que l'on était incapable d'assimiler lors de la prise d'information. L'organisation rationnelle des connaissances est basée sur des liens entre les connaissances qui ne posent pas de problème d'interprétation au sujet. Tout le problème va alors consister pour le sujet à élaborer lui-même sa connaissance fonctionnelle, à partir de l'action.

2ème conception : "raisonner c'est mobiliser et utiliser des connaissances pertinentes en situation"

Les renversements théoriques que l'on décrit ici à gros traits semblent suggérer que les connaissances générales et abstraites sont très peu efficaces et donc qu'il n'est pas utile de les enseigner. Evidemment, c'est faux, mais il convient de ne pas mettre la charrue avant les boeufs. Les connaissances abstraites et générales ne s'enseignent pas, elles se construisent activement. La manière dont on les exploite dépend en grande partie de la manière dont on les a construites, ce qui en retour détermine les conditions d'applications de telles connaissances. Apprendre à raisonner implique peut être davantage d'apprendre à organiser sa mémoire de telle sorte que les informations pertinentes soient facilement accessibles que d'apprendre à aligner des raisonnements de type logique.

 

Bibliographie

Evans, J. (1982). Thinking and reasoning, Psychological approaches. London : Routlegde Kegan Paul.

Inhelder, B., & Cellérier, G. (1992). Le cheminement des découvertes de l'enfant. Neuchâtel : Delachaux & Nietzlé.

Johnson-Laird, P. (1983). Mental models. Cambridge : Cambridge University Press.

Johnson-Laird, P. (1994). L'ordinateur et l'esprit. Paris : Odile Jacob.

Myles-Worsley, M., Johnston, W.A., & Simons, M.A. (1988). The influence of expertise on X-Ray image processing. Journal of Experimental Psychology : Learning, Memory and Cognition, 14 (3), 553-557.

Pierce, K.A., Duncan, M.K., Gholsn, B., Ray, G.E., & Kambi, A.G., (1993). Cognitive load, schema acquisition, and procedural adaptation in nonisomorphic analogical transfer. Journal of Educational Psychology, 85 (1), 66-74.

Ripoll, T., (1993). Recherche en mémoire d'un problème analogue. Thèse de l'Université de Provence, spécialité psychologie cognitive, Aix en Provence.