OBSERVATOIRE DES TECHNOLOGIES
POUR L'EDUCATION EN EUROPE
OBSERVATORY OF TECHNOLOGY FOR EDUCATION IN EUROPE
OBSERVATORIO DE TECNOLOGIAS PARA LA EDUCACION EN EUROPA

Du plan “Informatique pour tous” au plan Allègre : qu'est-ce qui a changé ?

Serge Pouts-Lajus (Observatoire des technologies pour l'éducation en Europe)

Marielle Riché-Magnier

Le plan présenté par Claude Allègre en novembre 1997 et confirmé par Lionel Jospin en janvier 1998 n'est pas une initiative isolée. Dans tous les pays d'Europe et Outre-Atlantique, les gouvernements lancent, les uns après les autres, des politiques d'équipement des écoles. Comme au milieu des années 80, ces plans s'inscrivent dans un vaste mouvement en faveur des technologies dans l'éducation. Rappelons qu'à cette époque, nos voisins s'étaient eux aussi fixé comme objectif d'introduire l'informatique dans les établissements scolaires, former les enseignants à ce nouvel outil et soutenir la production nationale de logiciels éducatifs. Mais rappelons aussi que partout en Europe, à la fin de la décennie, ces plans s'étaient essoufflés, et que certains d'entre eux, en particulier le plan français “Informatique pour Tous” (IPT), sont désormais désignés comme ce qu'il convient à tout prix d'éviter en matière de politique publique.

Pourtant, les similitudes entre les deux vagues d'équipement sont frappantes : engouement pour des technologies récemment apparues dans les entreprises et les familles, le micro-ordinateur en 1985, le multimédia et Internet 10 ans plus tard ; lancement de plans au plus haut niveau de la décision politique ; mouvement touchant d'abord les Etats-Unis puis l'Europe. Il est dès lors légitime de se demander si l'histoire de l'informatique éducative ne va pas bégayer, avec ses formations frustrantes, ses matériels sous-utilisés voire remisés sur les étagères, sa cohorte d'enseignants désillusionnés, en bref, beaucoup de bruits et d'efforts pour rien, et pour finir, le sentiment que l'éducation aura une fois de plus servi d'otage dans un débat industriel qui ne la concerne pas.

Mais il existe aussi quelques solides raisons de croire qu'il n'en ira pas ainsi. Tout d'abord, il est injuste de vouer aux gémonies le plan IPT ou ses homologues britannique, espagnol ou portugais : ces plans ont permis à de nombreux enseignants de s'initier aux technologies, et surtout, ils ont amorcé la constitution d'un parc informatique scolaire, depuis lors progressivement renouvelé. Entre 1985 et 1997, l'environnement social et technologique de l'école a beaucoup évolué : le multimédia et Internet sont définitivement entrés dans les entreprises, les administrations et les foyers, y compris en France où le taux d'équipement des ménages s'accélère. Mais la différence essentielle tient à la convergence, au milieu des années 90, de trois facteurs nouveaux par rapport à la situation de 1985 : le rôle moteur des expériences de terrain ; la fonction déterminante du réseau pour la diffusion des usages ; la concomitance entre une nouvelle offre technologique et une demande latente des enseignants pour une rénovation des pratiques pédagogiques.

L'effet terrain

Depuis les précédents plans d'équipement, et souvent grâce aux matériels qu'ils ont laissé dans les écoles, d'innombrables expérimentations ont été menées sur le terrain par des enseignants motivés, dans des conditions souvent difficiles. Mais face à l'absence d'un relais institutionnel, aux difficultés matérielles ou d'organisation, ces initiatives se sont clairsemées et les motivations se sont usées, laissant place à un scepticisme croissant vis-à-vis des vertus pédagogiques des technologies. On a ainsi vu Logo, l'une des applications les plus prometteuses des premiers plans d'équipement, s'essouffler et progressivement se marginaliser.

Après ces années de décrue, de nouvelles expériences de terrain apparaissent au milieu des années 90, en particulier dans l'enseignement primaire. La plupart d'entre elles s'appuient sur l'utilisation des réseaux, qu'il s'agisse de systèmes fermés comme les BBS (Bulletin Board System ou babillard) ou de systèmes plus ouverts fondés sur le réseau Internet. L'amélioration des technologies et l'arrivée de nouvelles générations d'enseignants, eux-mêmes bien souvent utilisateurs pour leurs besoins propres d'ordinateurs et d'outils de communication, lèvent une partie des obstacles purement techniques qui s'opposaient à la diffusion des usages. L'accueil favorable réservé à ces nouveaux outils, voire, dans certains cas, la demande pressante des parents de voir l'informatique promue, dans les écoles, au rang d'outil pédagogique, viennent encore conforter ce mouvement.

L'effet terrain se manifeste enfin au niveau des pouvoirs publics eux-mêmes par le nouvel intérêt qu'ils portent à ces expérimentations ; avec une certaine humilité, ils consentent à admettre qu'une réforme imposée par le haut n'est pas toujours la meilleure façon de convertir les enseignants, surtout lorsque ceux-ci ont l'entière liberté de leur pratique pédagogique de classe. L'effet terrain, c'est aussi la conséquence du mouvement de décentralisation du système éducatif français qui laisse davantage l'initiative aux collectivités locales, grandes villes soucieuses de leur politique culturelle, villages déterminés à investir dans l'éducation de leurs enfants, éventuellement pour attirer de nouvelles familles. Et de fait, c'est bien souvent au niveau régional que se constituent les réseaux d'écoles, dans le cadre de politiques plus larges de développement comme on a pu le voir dès 1996 dans le Vercors ou en Ardèche.

Cette inversion de tendance brouille la lecture de la situation. Alors qu'en 1985, les communiqués du ministère de l'Education nationale suffisaient à décrire le mouvement d'informatisation des établissements scolaires français, dix ans plus tard, seule l'observation attentive des pratiques de terrain et la capacité d'interpréter leur évolution permettront de comprendre la nature et l'orientation de l'évolution en cours.

L'effet réseau

Autre nouveauté radicale, la diffusion des moyens de communication multimédia dans l'ensemble de la société. Le phénomène est récent, et l'on en mesure encore mal les effets tant au niveau des pratiques que des représentations, en particulier dans les établissement d'enseignement.

Internet représente un immense champ expérimental pour l'éducation ; mais du fait de sa structure réticulaire, il agit comme une caisse de résonance pour les expérimentations qui s'y déroulent et pour leurs résultats. Les sites Web que les écoles créent par milliers constituent autant de vitrines pour ces nouvelles pratiques : ils offrent au monde entier les travaux des élèves, non pas comme des modèles à imiter mais comme des sources d'inspiration, pour tous ceux qui y sont déjà et pour ceux qui n'en sont pas encore.

Sur le réseau, les établissements, les élèves et les enseignants, ensemble ou séparément, peuvent se retrouver et échanger au sein de multiples groupes, qu'ils soient constitués autour d'une mouvance pédagogique (le réseau Freinet est l'un des plus actifs sur Internet), d'une caractéristique institutionnelle (l'enseignement agricole et l'enseignement catholique se sont dotés de leur propre Intranet), d'un champ disciplinaire (des bases de ressources pédagogiques sont disponibles sur le Web pour les enseignants de physique, maths, anglais, littérature, etc.), d'une langue (la francophonie), d'un événement ou d'un projet commun tel que la célébration du 150ème anniversaire de l'abolition de l'esclavage, qui mobilise via Internet de nombreux établissements des DOM-TOM et de toute la zone caraïbe. Au niveau régional, dans certains réseaux d'écoles et dans les académies, on met en place des serveurs destinés à faciliter les rencontres des enseignants sur le Web, à mutualiser des travaux pédagogiques, à échanger informations et conseils, à travailler de façon collaborative.

En un mot, alors que la technologie hors-ligne tendait à isoler les nouvelles pratiques expérimentées par des enseignants pionniers, la technologie en-ligne rassemble ces innovateurs dans de multiples communautés d'intérêt, au-delà des murs de leurs établissements. Ce second renversement, s'il ne garantit pas à lui seul l'issue du plan de 1997, apparaît cependant comme l'un de ses atouts principaux.

L'effet d'aubaine

Le discours qui accompagne la diffusion des technologies dans l'éducation oscille depuis près de vingt ans entre la neutralité et l'engagement face à l'innovation pédagogique. Dans le premier cas, l'ordinateur dote l'enseignant de nouvelles capacités mais il ne change rien de fondamental aux contenus enseignés ni à la relation pédagogique. C'est la position officiellement adoptée par les responsables du système éducatif français depuis la fin des années 80. Dans le second cas, l'ordinateur est principalement destiné à l'élève : il est un instrument d'apprentissage et dans la mesure où il fait dépendre le rendement éducatif de l'activité de l'élève bien plus que de la transmission de la connaissance par l'enseignant, il impose une profonde remise en cause de leur relation. Logo est l'un des représentants les plus radicaux de cette stratégie d'engagement, qui prend les technologies comme prétexte pour l'introduction de pédagogies actives.

Nous entrons dans un nouveau cycle de cette alternance. Internet et le multimédia se diffusent dans les établissements scolaires alors que commencent à être mieux reconnues les thèses d'un courant pédagogique qui met l'accent sur la dimension sociale et relationnelle de l'apprentissage, rompant ainsi avec les traditionnelles approches “informationnelles” et individualistes issues notamment des travaux de Piaget et des sciences cognitives. Internet vient également épouser le point de vue, largement partagé, suivant lequel l'école doit être davantage en prise sur le monde, multiplier les sources de connaissance et devenir en quelque sorte l'épine dorsale d'un ensemble éducatif plus vaste auquel participent également musées, bibliothèques, et autres acteurs de l'éducation informelle.

Dans ces conditions, l'intérêt pour les nouvelles technologies pourrait être vécu comme une aubaine par de nombreux enseignants. Aubaine de pouvoir modifier profondément les pratiques et les modes de relation avec les élèves, sous couvert d'une innovation technologique qui provient de l'extérieur mais se situe délibérément du côté des pédagogies actives ; aubaine de pouvoir rompre l'isolement, de construire de nouveaux modes de collaboration avec les pairs ; aubaine enfin de pouvoir revaloriser, autrement que par le salaire, une pratique professionnelle trop souvent mise en cause.

Par rapport aux deux précédents, ce dernier effet est certainement le plus hypothétique. Beaucoup d'obstacles demeurent, en particulier institutionnels, qui pourront gêner la mise au point et la diffusion des nouvelles pratiques pédagogiques. Mais il est aussi permis d'imaginer que l'institution dans son ensemble, du décideur politique à l'enseignant, en passant par le responsable d'établissement scolaire ou d'institut de formation des maîtres, parvienne à exploiter ces traits particuliers de la situation. L'effet d'aubaine pourrait alors jouer le plus grand rôle dans l'évolution des pratiques, de la façon la plus visible et, finalement, la plus inattendue.

Les opinions développées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Commission européenne.



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