OBSERVATOIRE DES TECHNOLOGIES
POUR L'EDUCATION EN EUROPE
OBSERVATORY OF TECHNOLOGY FOR EDUCATION IN EUROPE
OBSERVATORIO DE TECNOLOGIAS PARA LA EDUCACION EN EUROPA

Politiques publiques : évolution et perspectives

Serge Pouts-Lajus (Observatoire des technologies pour l'éducation en Europe)

Marielle Riché-Magnier (Commission européenne, Direction générale " Société de l'information ")

Si on la compare aux autres composantes de la société civile, on est frappé de constater que l'éducation a souvent été prompte à réagir aux évolutions technologiques qui la concernent de près, comme l'audiovisuel, l'informatique ou la télématique. Dès la fin des années 60, l'informatique apparaît comme discipline dans les filières techniques de l'enseignement secondaire. Tout au long des années 70, des recherches et des expérimentations sur les usages pédagogiques de l'ordinateur sont menées dans les lycées avec des enseignants de toutes les disciplines. A peine les premiers micro-ordinateurs apparaissent-ils sur le marché, au début des années 80, que des initiatives politiques spectaculaires sont prises pour équiper les établissements d'enseignement, d'abord aux Etats-Unis, ensuite en Europe. L'informatique éducative déborde alors du terrain technico-pédagogique et investit celui de la politique. Dans ce mouvement, la France se distingue avec son plan national baptisé " Informatique pour Tous " (IPT), le seul à prévoir l'équipement systématique de tous les établissements, depuis la maternelle jusqu'à l'université, le seul à comporter un volet télématique appuyé sur le Minitel, lancé à la même époque.

D'une vague à l'autre

On porte généralement un regard sévère sur cette première grande vague de déploiement des ordinateurs dans les écoles, et notamment en France où l'Etat s'y est engagé avec une vigueur toute particulière. A la forte centralisation du plan français, s'ajoutent des choix techniques hasardeux basés sur des champions nationaux (Thomson, Minitel), qui ne réussiront pas à dépasser les frontières ou finiront par être abandonnés. Ces deux caractéristiques sont données comme les causes principales de la déception qui succéda à la mobilisation enthousiaste des débuts. Au-delà des particularismes nationaux, les politiques publiques mises en place en Europe et aux Etats-Unis à cette époque se caractérisent toutes par la même volonté de diffuser la culture informatique dans les systèmes éducatifs, sans attendre que soit apportée la preuve de son efficacité pédagogique. C'est donc surtout parce qu'elles brusquent, de l'extérieur, le rythme propre de l'institution scolaire, que ces politiques y ont rencontré de fortes résistances ; progressivement, les ordinateurs ont été repoussés aux marges du système, dans les centres de documentation ou les enseignements optionnels, sans affecter directement les méthodes pédagogiques ni les logiques internes des disciplines.

Après ces déconvenues, les politiques publiques de soutien à l'informatique pédagogique deviendront plus prudentes et plus diversifiées. En France, le mouvement de décentralisation facilitera cette évolution. Jusqu'en 1998, la plupart des municipalités et des conseils généraux se contenteront d'un " service minimum " vis-à-vis des écoles et des collèges. Les régions seront beaucoup plus volontaires et équiperont les lycées avec du matériel professionnel dès la fin des années 80. Si bien qu'au milieu des années 90, lorsque commencent à se manifester les signes précurseurs d'une seconde vague d'informatisation des établissements d'enseignement, les écoles et les collèges sont peu équipés, souvent de matériels techniquement dépassés, tandis que les lycées se trouvent dans une situation beaucoup plus favorable.

Au milieu des années 90, un renouveau de l'intérêt pour l'informatique dans l'éducation se fait jour, venu des Etats-Unis comme la fois précédente, et porté par le succès grandissant du réseau Internet. Dès 1993, le Président Clinton annonce son intention de voir toutes les écoles connectées à ce qu'on appelle alors les autoroutes de l'information ; il en fait le thème phare de son second mandat. Tous les gouvernements d'Europe lui emboîtent le pas tandis que la Commission européenne multiplie les initiatives pour soutenir la recherche et les expérimentations. En 1997, à quelques mois d'intervalle, les deux chefs de gouvernement fraîchement promus, Tony Blair et Lionel Jospin, annoncent des plans ambitieux destinés à faire entrer leurs pays respectifs dans la " société de l'information ". A partir de 1998, dans tous les pays de l'Union européenne, les taux d'équipement des établissements d'enseignement primaire et secondaire en PC multimédias connectés sur Internet montent en flèche.

Il serait vain de comparer point à point les politiques publiques qui auront accompagné, à un peu plus de dix ans d'intervalles, les deux vagues d'informatisation des établissements scolaires. Au milieu des années 80, il s'agissait pour les gouvernements de sensibiliser la population à des techniques émergentes et de soutenir l'industrie nationale. En France, le premier objectif a été atteint, en partie grâce au plan IPT ; le second ne l'a été que très partiellement. Les discours qui accompagnent ces deux vagues de politiques publiques partagent le même souci de former les jeunes générations aux technologies du jour : micro-informatique et robotique pour la première vague, multimédia et Internet pour la seconde. Mais le contexte dans lequel le système éducatif est invité à adopter de nouveaux outils technologiques est aujourd'hui beaucoup plus pressant qu'il ne l'était en 1985. Il ne s'agit plus de se préparer à des évolutions annoncées mais de participer à une mutation en cours.

Le signe le plus frappant de ce changement est une certaine inversion de la dynamique générale du mouvement. Alors que, dans les années 80, il était nettement descendant, issu d'une décision politique s'appliquant à tous de la même façon et au même moment, le mouvement est aujourd'hui, en France et dans de nombreux pays européens, parti d'abord de la base, et diffuse rapidement par contagion. Dans cette dynamique remontante, rendue évidemment possible par les capacités du réseau, les pouvoirs publics locaux et nationaux sont amenés à accompagner le mouvement, à l'encourager en respectant sa logique et son rythme propres, bien plus qu'à le piloter par le haut.

Du pacte républicain à la société sans école

Aujourd'hui, le projet d'intégration pédagogique des technologies d'information et de communication à tous les niveaux de l'enseignement et dans toutes les disciplines rencontre un écho très favorable dans la presse, auprès des parents et à tous les niveaux du système éducatif, depuis les enseignants jusqu'au ministère de l'Education nationale en passant par les échelons intermédiaires, académiques notamment. Une semblable unanimité se retrouve dans les pays d'Europe de l'Ouest, tous préoccupés de mobiliser les citoyens sur le thème de l'innovation et de la société de l'information.

En France, l'année 2000 sera certainement celle de la généralisation des équipements dans les écoles et les collèges. Le pacte républicain oblige en effet les responsables politiques et administratifs à garantir à l'ensemble des élèves l'accès aux équipements technologiques dont la qualité pédagogique a été démontrée, au cours des dernières années et sur le terrain, par de nombreux pionniers. Il est donc temps de s'interroger sur les risques possibles d'un retour aux pratiques descendantes qui s'exprimeront, au niveau local, dans de multiples plans d'équipement systématique où seront impliqués des établissements et des enseignants qui ne l'auront pas demandés et y seront donc mal préparés. N'allons-nous pas retrouver, dans un futur proche, à l'échelle, cette fois, des communes, des départements et des régions, les contre-effets déjà constatés lors de la mise en œuvre du plan " Informatique pour tous " de 1985 ?

Les industriels de l'informatique, des télécommunications et de l'édition ont toujours souhaité que le marché des écoles, complexe et peu ouvert à leurs préoccupations commerciales, soit " mis en ordre " par la normalisation et la rationalisation des usages. Ils proposent des solutions, des tarifications ou des services génériques visant à répondre aux besoins de tous les enseignants et de tous les élèves. Les responsables politiques qui, tôt ou tard, devront justifier l'effort financier consenti, sont eux aussi séduits par ce souci de rationalisation d'un phénomène diffus, difficile à saisir, fait de réussites personnelles souvent inaptes à être érigées en modèles. En toile de fond, probablement, demeurent chez les uns et les autres quelques réminiscences d'un vieux rêve, celui d'une amélioration planifiée de l'éducation obtenue par le recours à des méthodes et des outils dont l'efficacité serait objectivement démontrée. Les initiatives politiques qui découlent d'une telle vision sont davantage tournées vers la systématisation des équipements que vers le développement des usages : un ordinateur sur chaque pupitre d'élève au primaire, un laboratoire multimédia de pointe et des salles de vidéoconférence au secondaire, sans concertation ni prise en compte des besoins pédagogiques réels et des capacités d'adaptation des personnes et de l'institution.

Aux Etats-Unis où la pression sur le système éducatif public est particulièrement forte, les contre-effets de la généralisation, déjà visibles, sont stigmatisés par ceux qui, dès le départ, avaient manifesté leur scepticisme, mais également par des partisans farouches des technologies éducatives comme Seymour Papert, le célèbre inventeur de Logo. Les technologies ayant été présentées comme la dernière chance donnée à l'école de moderniser ses méthodes, les signes d'échec accréditent la thèse selon laquelle l'institution scolaire serait incapable d'évoluer et de s'adapter à un monde qui change et à des générations que la culture et l'environnement social retiennent éloignées des objectifs traditionnellement assignés à l'école. Invoquant le " home schooling " qui se développe aux Etats-Unis et au Canada, certains annoncent la fin de l'école et l'apparition d'une nouvelle forme d'éducation basée sur la famille, l'initiative locale et les possibilités offertes par Internet. Dans un article récent où il s'interroge sur les raisons qui expliquent les difficultés d'intégration de l'ordinateur à l'école, Papert conclut : " Il arrive un temps où, pour faire mieux, il faut cesser d'améliorer le fonctionnement du vieux système et se consacrer à faire naître quelque chose de nouveau. ".

Des politiques publiques à inventer

On peut tenter, pour finir, de résumer les données du problème auquel se trouvent aujourd'hui confrontés un grand nombre de responsables politiques. Dans un pays comme la France, la généralisation de l'accès aux technologies d'information et de communication dans l'appareil éducatif est légitime parce que souhaitée par tous. Mais à vouloir hâter le mouvement, on risque de laisser de côté les potentialités les plus riches des technologies : leur capacité à servir de multiples contextes éducatifs, à susciter la réflexion collective sur les pratiques pédagogiques, à mobiliser les équipes enseignantes. Le mouvement de systématisation qui s'engage risque de contrarier la logique spontanée, autonome et profondément empirique qui a été celle des pionniers et de ceux, déjà fort nombreux, qui les ont suivis.

Il n'existe pas de modèle en matière d'équipement des écoles. La diversité des solutions mises en œuvre sur le terrain est d'ores et déjà manifeste. Deux exemples observés récemment, provenant de deux communes différentes mais de tailles semblables (environ 15 000 habitants), en témoignent. Dans la première, toutes les écoles ont été équipées en septembre 1999 par le service informatique de la mairie de 10 ordinateurs en réseau local, connectés à Internet et installés dans une salle banalisée ; l'inspection académique a été invitée à prendre le relais pour la formation des enseignants et l'animation pédagogique du réseau. Dans la seconde, à la même date, chaque école a été équipée d'un seul ordinateur connecté sur Internet ; mais tout au long de l'année scolaire, les enseignants seront formés et sensibilisés à l'usage du multimédia, en même temps que d'autres services municipaux, par une équipe d'animateurs provenant des diverses institutions culturelles et sociales de la ville.

Par rapport aux situations que les responsables politiques ont l'habitude de traiter, en particulier dans le domaine scolaire, le réseau introduit une nouveauté de fond avec laquelle le processus de décision politique devra composer. Les pratiques de mutualisation sur lesquelles s'est bâti le succès de la première phase de diffusion d'Internet dans l'éducation désignent une voie possible de réussite pour la phase de généralisation qui s'amorce. La mutualisation des solutions adoptées par les acteurs de terrain, la concertation entre les décideurs locaux, l'implication des équipes enseignantes, des chefs d'établissement et des responsables des académies, devraient permettre à la fois de privilégier les usages et d'éviter les politiques brutales, uniformes, indifférentes aux accidents du terrain et surtout prisonnières de visions trop courtes.


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