Texte en discussion
Cyberlangues – Nevers – 24 août
Présent et avenir des communautés
délocalisées d’enseignants
Les
enseignants, comme beaucoup d’autres professionnels des pays développés, sont de
plus en plus nombreux à utiliser Internet. Ils y sont incités par les
institutions qui les emploient, mais eux-mêmes s’équipent et se connectent à
leur domicile, encore plus vite que les établissements où ils enseignent. On
estime qu’en 2001, environ trois enseignants sur quatre, niveaux primaire et
secondaire confondus, disposent chez eux d’un ordinateur récent et d’un accès
Internet. Tous ne sont pas pour autant des usagers réguliers car les équipements
familiaux peuvent être utilisés par d’autres membres de la famille. Il n’empêche
que les enseignants constituent aujourd’hui l’une des corporations disposant du
plus fort taux d’accès personnel à l’informatique connectée. Les causes et les
conséquences de ce phénomène constituent un sujet de réflexion très large qu’il
est par ailleurs difficile de séparer de celui qui affecte beaucoup d’autres
institutions sociales. Je m’en tiendrai, dans cette communication, à un aspect
particulier et pour l’instant limité de ce mouvement général : l’apparition
de ce que j’appellerai, en m’en expliquant, des communautés délocalisées
d’enseignants (CDE) qui se constituent sur Internet, généralement à partir de
listes de diffusion, ou listes de discussion.
L’extrême nouveauté du
phénomène et son évolution rapide font qu’il a été, jusqu’à aujourd’hui, l’objet
de peu d’études et de peu d’analyses. L’importance à lui accorder peut être
sujette à débat : c’est en effet un phénomène marginal, touchant
aujourd’hui moins de 5% du corps enseignant. On peut donc choisir d’en parler,
soit comme d’un phénomène limité et qui le restera, soit comme d’un phénomène
émergent appelé à s’étendre. Ma propre conviction va plutôt dans le sens de la
deuxième hypothèse ; c’est pourquoi je m’intéresse à ces CDE, comme
observateur mais également comme acteur, membre de certaines d’entre elles. Je
dois encore préciser que les analyses qui sont proposées ici ne sont pas fondées
sur une étude systématique mais essentiellement sur des rencontres, des échanges
et des observations ponctuelles.
Les CDE
dont il sera question ici sont celles qui naissent et se développent en
s’appuyant sur l’utilisation d’une forme particulière d’application du courrier
électronique, la liste de diffusion (mailing list), application qui
permet à un groupe de personnes dont les adresses sont enregistrées dans une
base de données centralisée et donc contrôlable, d’échanger des messages. La
liste de diffusion n’est pas la seule application d’Internet qui soit adaptée à
la communication de groupe. Mais les autres applications qui répondent aux mêmes
objectifs - chat, IRC, messagerie instantanée, newsgroups,
forums, etc. – ne façonnent pas de la même façon les groupes qui les emploient.
C’est à cause de ses caractéristiques techniques propres (asynchronisme,
gratuité du logiciel de gestion, simplicité d’usage pour l’abonné et le
modérateur) que la liste de diffusion peut être utilisée comme instrument de
constitution de CDE.
J’ai
emprunté l’expression communauté délocalisée à Dan Sperber,
anthropologue, théoricien des relations entre cognition et culture.
« Les communautés humaines existantes ont été pour la grande majorité d'entre elles, fondées sur la localité. Les regroupements de personnes, dispersées dans l'espace mais rassemblées par des activités ou des intérêts communs, professionnels par exemple, se sont effectués par le biais d’associations et d'institutions diverses, mais toujours avec un grand coût et une certaine difficulté pour maintenir des formes de socialité qui ne reposent pas sur la localité, sur le fait d’être ensemble. D'où ces espèces de pulsations, de pics d'intensité sociale, que sont, par exemple, les congrès de syndicats ou les assemblées générales d’association qui, cependant, ne remplacent pas le contact quotidien.
Ce qui se passe avec Internet, c’est
la possibilité d’un contact pluriquotidien, d’une espèce d’intimité, virtuelle
comme on dit, entre des personnes, quel que soit le lieu où elles se trouvent.
Cette immédiateté de la prise de contact, de la réponse, n’était évidemment pas
possible avec le courrier ou même le téléphone fixe. Et donc, émergent et
s’établissent, sans les entraves de la spatialité, des communautés délocalisées
et souvent très ouvertes, de gens partageant des intérêts en tous genres :
curiosités intellectuelles, goûts partagés, causes communes, tout ce qui peut
rassembler des gens de façon temporaire ou durable. Ce sont des réseaux très
fluides, labiles. S’ils plaisent, si les gens sont motivés à participer, ils se
développent et sont relativement stables ; si l’idée n’était pas bonne, ils
s’effondrent rapidement. »
[Sperber,
2001].
Le choix du
mot communauté plutôt que celui, moins engageant, de groupe ou d’association,
signale que l’anthropologue accorde à ce phénomène une importance telle qu’il
entrevoit que l’évolution de l’humanité pourrait en être affectée. Les CDE ne
seraient alors que l’expression locale d’un phénomène beaucoup plus vaste.
« Plus les gens sont pris dans des réseaux multiples, plus ils sont protégés contre le risque qu’une communauté particulière entre dans des conflits mortels avec une autre, simplement parce que bon nombre des membres de ces deux communautés disjointes et hostiles se trouveront appartenir à plusieurs réseaux auxquels appartiennent des membres de la communauté adverse. Plus les appartenances sont multiples, plus cette multiplicité neutralise les antagonismes ou, au moins, en entrave les formes paroxystiques. »
[Sperber, 2000]
L’apport
d’Internet aux communautés délocalisées est essentiellement pratique : le
réseau ne fait que faciliter le processus concret de création et d’animation. Le
train, la voiture, l’avion n’ont pas créé le voyage ; mais en agissant sur
ses conditions pratiques, de nouveaux voyageurs et de nouveaux voyages sont
advenus qui n’existaient pas auparavant et ont affecté les rapports de l’homme
avec son territoire. De même, un changement dans les conditions pratiques
permettant de constituer des communautés délocalisées pourrait aboutir à en
faire naître en nombre et en volume tels que ces nouveaux acteurs de la vie
sociale seraient effectivement en mesure de peser sur l’avenir des communautés
humaines en général. Traduite dans le domaine de l’éducation, cette hypothèse
conduit à une interrogation concernant l’effet des CDE sur l’évolution des
communautés éducatives. A défaut de pouvoir y répondre, je voudrais tenter de
l’éclairer par quelques constats sur la situation présente de certaines CDE,
celle qui est à l’origine de cette manifestation, mais aussi d’autres que je
connais un peu.
L’annuaire
Francopholistes recense, en juillet 2001, 130 listes
sous la rubrique enseignement scolaire. Toutes ne sont pas à l’origine de
ce que j’appelle ici des CDE. Mais certaines le sont. Je me contente d’en citer
quelques-unes que je sais être des listes actives autour desquelles une
communauté s’est établie : H-Français qui rassemble des professeurs
d’histoire-géographie ; Liste-Ecole des enseignants du
primaire ; E-teach des professeurs d’anglais ; Pagestec
des professeurs de technologie ; Profs-L des professeurs de lettres
du lycée ; CDI-doc des documentalistes.
Au sein de
ces CDE, certains membres sont très impliqués et participent beaucoup, d’autres
interviennent rarement, une majorité ne s’exprime jamais. Les enquêtes menées
auprès des membres de certaines CDE (voir plus loin) montrent cependant que le
sentiment d’appartenance communautaire peut être très fort chez des membres
apparemment passifs. Cette caractéristique que l’on trouve dans toute communauté
humaine, qu’elle soit localisée ou non, nous renforce dans l’idée que le groupe
des abonnés à une liste de diffusion dont la stabilité peut être attestée par
des signes objectifs tels que la durée de vie, la fidélité des membres,
l’intensité et le volume des messages échangés, l’apparition de ce que
j’appellerai plus loin des produits dérivés, mérite bel et bien d’être considéré
comme une communauté. Une liste de diffusion ne donne pas automatiquement
naissance à une communauté ; c’est même rarement le cas, tant les
conditions de stabilité évoquées ci-dessus sont difficiles à satisfaire.
Une fois la réalité des CDE ainsi
attestée, nous pouvons nous interroger sur ce qui justifie leur existence :
leur raison d’être.
Les
enseignants ne sont pas les seuls utilisateurs professionnels de listes donnant
naissance à des communautés délocalisées. Il suffit de citer les informaticiens,
les chercheurs ou les généalogistes chez lesquels listes et newsgroups se
comptent par milliers, dans le monde entier. La raison d’être de toutes ces
listes et des communautés qui leur sont parfois associées coïncide avec
l’intérêt que leurs membres recherchent dans l’échange entre pairs. Chaque liste
a ses intérêts propres, dépendants de la nature de l’activité professionnelle en
cause et des problèmes spécifiques que la liste se propose de traiter. Mais dans
tous les cas, la raison d’être de la liste concerne un problème général, commun
à tous les membres, et qui ne peut se résoudre au niveau individuel que par le
moyen de la mutualisation des multiples expressions locales du problème général
et des solutions contextualisées qui lui sont trouvées.
La raison
d’être des CDE auxquelles je me réfère dans cette communication repose sur le
problème suivant : comment réussir à intégrer efficacement, dans
l’enseignement de telle discipline, à tel niveau ou pour tel public, certaines
innovations pédagogiques, notamment celles faisant appel aux technologies
d’information et de communication (TIC). Les enseignants sont aujourd’hui
confrontés à une exigence, pour ne pas dire une obligation, concernant
l’évolution de leurs pratiques professionnelles, du fait de l’apparition des
TIC, mais aussi pour d’autres raisons sur lesquelles je ne vais pas m’étendre
ici. Or, aucun individu ni aucune institution n’est en mesure de proposer, à ce
problème général, une réponse qui soit aussi opérationnelle au niveau local. En
revanche, l’expérience montre que la voie de l’échange entre pairs, pour ce
problème particulier, mais aussi pour toute une série d’autres concernant
l’évolution de certaines pratiques sociales, est porteuse d’espoirs, de
satisfaction et parfois de solutions pour ceux qui s’y engagent.
Béatrice-Drot Delange
[Drot-Delange, 2000] propose d’analyser l’activité d’une liste de diffusion à
partir de deux paramètres. Le premier, l’adoption, basé sur le nombre de
colistiers, permet de mesurer l’audience d’une liste dans le milieu
professionnel auquel elle s’adresse. Le second, la participation, mesure
le nombre de messages émis par chaque membre : il donne une indication
concernant la vitalité de la liste et permet de la segmenter en différents
groupes suivant le niveau de participation des membres. Cette approche néglige
cependant les messages qui circulent entre colistiers sans passer par la
liste : les modérateurs, en effet, recommandent aux abonnés de répondre aux
questions spécifiques directement à ceux qui les posent.
En croisant les deux
paramètres, effectif et participation moyenne des membres, dans un tableau, on
fait apparaître quatre profils types de CDE.
Effectif Participation |
Faible |
Elevé |
Faible |
Non
viable |
Communauté |
Elevée |
Bande |
Non
viable |
Deux de ces
profils peuvent être considérés comme non viables : l’un par asphyxie (peu
de membres participant peu), l’autre par étouffement (beaucoup de membres
participant beaucoup). Le profil bande (peu de membres participant
beaucoup) est viable et très intéressant mais je fais ici l’hypothèse qu’il est
difficile à maintenir sur une longue période et que, soit les bandes
disparaissent, soit elles évoluent dans le sens du second profil viable, la
communauté, caractérisée par un nombre plus élevé de membres et un niveau
de participation moyen plus faible. Les CDE citées ci-dessus ont toutes, au
départ, été des bandes, au sens où nous l’entendons ici. La bande serait, en
quelque sorte, un état primitif de la communauté.
L’effectif
et la participation déterminent le nombre de messages circulant sur la liste.
C’est un paramètre critique : lorsqu’il devient élevé, certains membres se
sentent envahis et sont tentés de quitter la liste. Bien que le seuil de
tolérance soit très variable d’un individu à un autre, c’est un facteur de
régulation essentiel pour la vie et l’évolution des CDE.
L’enquête
réalisée par Béatrice Drot-Delange montre que les raisons invoquées par les
enseignants pour justifier leur adhésion à une liste sont principalement d’ordre
utilitaire et d’ordre identitaire. Les trois citations suivantes, extraites de
l’excellente étude réalisée par Jacques Mauger auprès des abonnés de la liste
Profs-L [Mauger, 1999], en constituent une bonne illustration.
« Cela me permet de me tenir au courant des différents textes officiels que j'aurais laissé passer, d'obtenir des infos précises sur des textes ou auteurs, de me donner de bonnes idées, et de me tenir au courant des nouveaux sites de lettres. »
« Je la considère comme une salle des profs de rêve : collègues toujours motivés, érudits et imaginatifs, réalistes mais jamais découragés, posant les problèmes concrètement et proposant des solutions... De quoi vous remonter le moral en fin de journée, après X heures de cours et avant X heures de correction. »
« Il y a aussi cette sorte de fonction symbolique, le plaisir de se sentir appartenir à un groupe, de voir que les difficultés et interrogations personnelles sont en réalité partagées par bien d'autres enseignants. Bref, ça rassure. »
François
Jarraud, à partir de sa riche expérience de modérateur de la liste
H-Français, propose une synthèse qui va dans le même sens.
« C'est facile de savoir pourquoi les gens quittent une liste, c'est beaucoup plus difficile de savoir pourquoi ils y restent et pourquoi ils s'y investissent. J'ai quatre idées. La première idée, c'est que ce qui fait l'intérêt d'une liste c'est la richesse des participants, la richesse des colistiers qui alimentent la liste et font son développement. La deuxième idée, c’est que nous faisons un métier où nous sommes très isolés ; relativement isolés dans la salle de classe et souvent très isolés à l'intérieur de l'établissement. C'est rare d’avoir dans son établissement un collègue de la même discipline qui partage les mêmes orientations pédagogiques, les mêmes soucis ou le même intérêt pour les nouvelles technologies. La liste est un moyen de créer une salle des profs virtuelle où la distance n'a plus d'importance et où l'on se retrouve pour échanger sur des thèmes qui nous intéressent. La troisième idée, c'est la liberté. Ce qui fait la réussite des listes, c'est la liberté qui y règne. Mais la liberté, ce n'est pas la licence. Les listes qui ont réussi sont celles qui ont su trouver un équilibre entre le sérieux et la liberté d'expression. La quatrième idée est celle de l'identité professionnelle. Qu'est que c'est que d'être prof aujourd'hui ? Comment pouvons-nous être acteurs sur le plan pédagogique, à travers tous les bouleversements que connaît actuellement le système éducatif ? La liste est un moyen de construire une réponse collective à ces questions. »
[Jarraud, 2001]
La plupart
des listes citées dans cet article sont des listes privées, indépendantes de
toute institution. A leur origine, se trouve très souvent un individu, créateur,
propriétaire et modérateur de la liste, chef, au départ, d’une petite bande,
devenue après deux ou trois années, une communauté forte de plusieurs centaines
de membres. En fréquentant certains d’entre eux, j’ai été frappé de constater
qu’ils ne correspondaient pas, sur le plan psychologique, à l’image habituelle
du chef de bande dont l’autorité se justifie et se manifeste, au physique et au
mental, par certains traits caractéristiques : grande taille, voix forte,
caractère dominant, charisme, etc. Les animateurs des CDE sont, au contraire,
des personnalités douces, modestes, déterminés mais sans ostentation. Lorsque
des personnalités plus affirmées, correspondant au profil habituel des
dirigeants de communautés localisées, ont tenté de prendre le pouvoir sur
certaines de ces listes, elles ont toujours échoué. Si elle se confirmait, cette
intéressante particularité distinguerait radicalement les CDE de tous les autres
collectifs humains ayant existé jusqu’à présent.
L’activité
des CDE se manifeste concrètement par les messages électroniques échangés entre
les colistiers. Cette activité de base est souvent complétée par ce que l’on
pourrait appeler des produits dérivés :
-
les messages échangés entre membres mais qui ne passent
pas par la liste ;
-
des dossiers de synthèse qui reprennent les messages
échangés dans la liste ou hors d’elle sur un thème déterminé (voir par exemple
ceux de la liste Profs-L)
-
les archives de la liste (voir par exemple celles de la
liste H-Français;
-
un site Web pour servir de vitrine à la liste, stocker
les archives, les dossiers, etc. (voir par exemple, celui de Pagestec) ;
-
une manifestation (par exemple Cyberlangues à
Nevers en août 2001 à l’initiative de la liste E-teach).
Tous ces
produits dérivés peuvent provoquer des effets secondaires au-delà d’une CDE et
de ses membres. Mais d’une façon encore plus simple, les membres des CDE peuvent
transmettre dans ces communautés localisées que sont leurs établissements
scolaires les informations qu’ils glanent sur Internet ; ils peuvent
également relayer sur le réseau les questions de leurs collègues. Ces actions
indirectes sont difficilement mesurables ; elles n’en sont pas moins
réelles. On mesure à quel point la qualification de virtuelle que l’on est
parfois tenté de donner aux CDE n’est pas justifiée. Ces communautés sont
d’autant plus réelles qu’elles sont en permanence confrontées au problème de
leurs relations avec les communautés existantes : l’établissement scolaire,
l’institution éducative et toutes les autres communautés d’enseignants,
associations de spécialistes, syndicats, etc. L’avenir des CDE dépend aussi des
interactions qu’elles auront avec le milieu dans lequel elles apparaissent.
L’avenir
des CDE peut être analysée selon deux points de vue : intérieur et
extérieur. Le point de vue intérieur invite à reprendre l’hypothèse dynamique
avancée plus haut. La petite bande du départ est devenue une communauté de plus
de 1000 membres qui génère une vingtaine de messages chaque jour. La plupart des
listes citées ont atteint ce stade de développement. Que va-t-il se passer
maintenant ? Plusieurs voies peuvent être envisagées. Commençons par celles
qui aboutissent à l’issue la pire : la disparition de la CDE. On peut
imaginer plusieurs scénarios dont certains se sont déjà réalisés.
-
Les animateurs de la CDE (modérateur de la liste,
webmestre du site Web, organisateur du congrès, etc.) ne sont plus en mesure de
poursuivre leur œuvre, par lassitude ou pour toute autre raison ; ils ne
trouvent pas de relais au sein de la CDE ; les tâches techniques
élémentaires n’étant plus assurées, la liste s’arrête et la CDE disparaît.
-
Le problème sur lequel la liste s’est construite n’est
plus actualité, la participation s’étiole, les colistiers se désengagent, la
liste perd de son intérêt et les derniers survivants décident de se
séparer.
-
Des membres de la liste font un coup de force pour
renverser le dirigeant historique, les membres se déchirent, la CDE se scinde en
deux groupes dont aucun ne réussit à survivre.
Je ne
retiens pas comme scénario possible, celui de la mort par étouffement,
conséquence d’un gonflement du nombre de messages entraînant des désaffections
en masse. Dans ce cas en effet, la réduction de l’effectif ferait
automatiquement baisser le nombre de messages émis et, du même coup, rétablirait
l’attrait de la liste. Ce scénario de survie des CDE par stabilisation
progressive du niveau de pénétration et de participation, s’il est le plus
probable, n’est pas le seul que l’on puisse imaginer. Deux autres sont en effet
possibles.
-
La CDE continue de grossir tout en maintenant le nombre
de messages émis, soit parce que la proportion de colistiers actifs décroît,
soit parce que des aménagements techniques (synthèses, groupements de messages,
etc.) sont mis en place.
-
La CDE se fractionne en sous-communautés qui se
spécialisent chacune sur un sous-problème du problème général.
Il faut
également compter avec les scénarios que je ne parviens pas à imaginer et qui,
d’ailleurs, seront peut-être ceux que la réalité, toujours inventive et
facétieuse, choisira.
Après le point de vue
intérieur, nous pouvons examiner la question de l’avenir des CDE d’un point de
vue extérieur, celui du milieu dans lequel elles naissent et se développent. Là
encore, toutes sortes de scénarios sont envisageables. Je ne vais pas les
examiner tous car l’affaire est complexe. Je vais me contenter d’évoquer celui
que, d’une façon assez subjective, je tiens pour le plus probable. Puisque je
m’intéresse aux CDE, il me plaît de leur imaginer un avenir radieux. Quel
pourrait-il être ?
Dans la
mesure où les CDE rassemblent un grand nombre de personnes volontaires, elles
constituent un pouvoir, du moins si l’on se place du point de vue des
communautés déjà instituées, qu’elles soient localisées ou non. Les CDE se
trouveront, malgré elles et sur des sujets qu’elles n’auront pas forcément
choisis, dans des situations de lutte de pouvoir. Il me semble que c’est bien
plus à ce niveau, c’est-à-dire dans la façon avec laquelle elles réussiront ou
non à négocier leur place parmi les autres communautés et institutions, que se
jouera leur avenir. Je me contenterai, en guise de conclusion prospective, de
donner deux exemples possibles de telles rencontres que je choisis
intentionnellement parce qu’ils correspondent à deux problèmes difficiles
auxquels les CDE pourraient être en mesure d’apporter leur concours d’une façon
déterminante.
Le premier
sujet est celui de la validation des produits pédagogiques multimédias. Les
ressources éducatives multimédias, cédéroms et sites Web, contrairement aux
ressources imprimées, ne se laissent pas facilement examiner et évaluer. Entre
les producteurs et les enseignants, une médiation particulière est
indispensable. Les producteurs et l’institution éducative se sont accordés un
peu vite sur la solution du label RIP (Reconnu d’Intérêt Pédagogique) qui les
satisfait tous deux. Mais c’est une fausse bonne solution ; les
enseignants, au nom de la liberté pédagogique, gentiment, ne tiennent guère
compte de cette recommandation officielle… Comme tout produit culturel, comme
les films et comme les livres, les ressources éducatives ne peuvent être
évaluées et critiquées que par des usagers et des représentants reconnus des
usagers, la part subjective des jugements de ces personnes étant pleinement
assumée et traitée dans des instances de médiation, des médias. Je fais ici
l’hypothèse que les CDE sont aujourd’hui les meilleures médias pour évaluer les
ressources éducatives multimédias.
Le second
sujet est, ô combien, plus brûlant : c’est celui des programmes scolaires.
Qui doit décider des programmes ? Les inspecteurs généraux ? Tel
universitaire reconnu désigné par le ministre ou par un comité dont les membres
sont désignés par le ministre ou par les inspecteurs généraux ? D’une
certaine façon, peu importe, puisque, au-delà de la qualité des personnes
désignées, nous savons bien que c’est la qualité de la concertation avec le
« milieu » qui sera véritablement déterminante. Mais comment se mène
aujourd’hui cette essentielle concertation avec cette essentielle partie du
milieu que sont les enseignants ? Il est temps, me semble-t-il, d’entamer
une critique sérieuse des modalités de mise en œuvre de ce processus de
consultation des enseignants et de sa nécessaire évolution. Je fais ici
l’hypothèse que les CDE sont en position, en y participant, d’en améliorer
sensiblement la qualité.
Drot-Delange
B. (2000),
Les listes de diffusion disciplinaires: adoption et participation des
enseignants, in. Les technologies dans la classe – De l’innovation à
l’intégration, EPI, INRP.
Jarraud, F., (2001), Table ronde
des modérateurs de listes, in Les dossiers de l’Ingénierie éducative
(CNDP, N°34 – Communautés en ligne).
Mauger, J., (1999), Analyse d’une enquête auprès
des usagers de la liste Profs-L.)
Sperber, D. (2001), Un
anthropologue au cœur des communautés en ligne, in Les dossiers de
l’Ingénierie éducative (CNDP, N°34).
Sperber, D., Pol-Droit, R., (1999),
Des idées qui viennent, Odile Jacob.