Tricot A. (2000). Ordinateurs et apprentissages. Lettres Ouvertes, 16, 44-55.

 

 

 

 

Qu’apporte le multimédia aux apprentissages ? Un bref état des lieux

 

 

 

 

 

Le multimédia semble aujourd’hui susciter enthousiasmes et craintes. Il apparaît comme une nouveauté qui va bouleverser le monde de l’éducation. L’objet de cet article est de faire le point sur les effets de cette innovation technologique sur les processus d’apprentissage. Il est aussi de proposer un cadre à l’étude de cette question. Ce cadre vise à définir différentes dimensions de l’innovation technologique en éducation et du multimédia.

De l’innovation technologique en éducation

Le multimédia n’est pas la première innovation technologique en éducation. Aussi peut-on se souvenir de quelques aspects qui ont pu être compris lors d’innovations technologiques précédentes en éducation… pour comprendre le multimédia. L’objet de cette partie est de proposer un cadre pour comprendre l’innovation technologique en éducation. Je pars du postulat selon lequel une grande confusion règne aujourd’hui à propos des différentes dimensions de l’innovation technologique. Cette confusion se traduit, entre autres, par l’utilisation d’arguments valides sur une dimension a pour justifier un point de vue faux sur une dimension b.

La première dimension de l’innovation technologique en éducation est ce que l’on appelle les " technologies éducatives ". Ces technologies ne sont pas propres au monde de l’éducation, mais permettent en son sein de faire plus, de faire mieux, de faire plus vite. Un exemple souvent cité est la plume d’acier, technologie qui permit aux écoliers d’avoir une écriture " propre " plus tôt qu’avec la plume d’oie. Ce qui permit aux professeurs de leur enseigner plus tôt l’arithmétique. Le multimédia est une technologie éducative. Permet-il de faire plus, de faire mieux, de faire plus vite ? Oui, sans doute, mais dans des domaines très précis, où, comme avec la plume d’acier, la responsabilité du progrès éducatif est entre les mains des professeurs. Par exemple, le réseau Internet permet d’accéder à plus de ressources documentaires que le CDI. Mais si l’activité de recherche documentaire n’est pas préparée, accompagnée et exploitée par le professeur (et le documentaliste), alors il est fréquent qu’elle se solde par un échec. Le professeur lui-même doit acquérir de nouvelles compétences pour préparer, accompagner et exploiter cette recherche documentaire.

La deuxième dimension de l’innovation technologique en éducation concerne l’adaptation au monde qui change, l’acquisition de nouvelles compétences qui seront nécessaires à la vie dans le monde de demain. L’école est souvent le lieu de débats concernant l’adaptation au monde de demain. Par exemple : faut-il apprendre aux enfants à regarder la télévision, les en empêcher, ou maintenir la télévision hors de l’école ? L’apprentissage de la lecture concerne-t-il l’acquisition de la faculté de comprendre un texte narratif, ou bien de la faculté de comprendre des documents tels les textes descriptifs, les modes d’emploi, les tableaux à double entrée ? Les leçons que l’on peut tirer de cette dimension se résument en un point : il est très difficile de faire des prédictions, notamment en ce qui concerne l’avenir. Pour la télévision par exemple, il semble que ceux qui prévoyaient, dans les années 70, une génération d’enfants lobotomisés par la télévision se soient trompés. Comme ceux qui pensaient dans les années 50 que la télévision deviendrait un formidable outil éducatif. Nous pouvons quand même nous interroger sur les élèves des lycées et des collèges d’aujourd’hui, qui ont grandi avec la télévision, mais une télévision relativement hors de l’école. Quand ces élèves participent à l’émission " Arrêts sur image " sur la chaîne Arte, ils proposent des analyses du discours télévisuel souvent plus fines que celles de prétendus médiologues. Le multimédia est-il donc l’outil du monde de demain ? Faut-il préparer nos élèves à ce monde du multimédia ? Nous n’en savons rien. Nous pouvons en revanche nous inquiéter du fossé qui se creuse aujourd’hui entre ceux qui ont un ordinateur à la maison et ceux qui n’en ont pas. Nous pouvons nous interroger sur le rôle de l’école pour combler ce fossé. Nous pouvons enfin accepter l’idée que l’école ne doit pas être trop en retard sur la société.

La troisième dimension de l’innovation technologique en éducation concerne l’amélioration qualitative ou quantitative des apprentissages. Par exemple, en apprentissage des langues vivantes, on peut dire que le magnétophone a amélioré certaines choses, et que le magnétoscope, qui permet de visionner des films en version originale, sous titrée ou non, en a amélioré d’autres. Ces améliorations concernent ici, entre autres, la possibilité d’utiliser à l’envie, en situation d’autonomie, la répétition dans une situation interlocutive, ainsi que le double codage (visuel et auditif) du matériel linguistique. Le multimédia améliore-t-il qualitativement ou quantitativement les apprentissages ? Oui, mais il faut distinguer les apports de la multimodalité et de ceux de l’interactivité. Il faut ensuite, me semble-t-il, insister sur le fait que le multimédia n’est pas une situation d’apprentissage, ni même, dans l’absolu, une amélioration des situations d’apprentissage. J’argumenterai, dans une autre partie de cet article, le point de vue suivant : la multimodalité et l’interactivité favorisent certaines activités mentales impliquées dans les apprentissages, comme la compréhension, la répétition ou l’exploration.

La quatrième dimension de l’innovation technologique en éducation concerne le développement de nouvelles façons de travailler dans les établissements scolaires (et en dehors). Par exemple, le rétroprojecteur et la photocopieuse ont induit de nouvelles pratiques dans la préparation de cours, dont certaines sont indéniablement positives. Le multimédia permet-il le développement de nouvelles façons de travailler ? Il faut, me semble-t-il, être prudent sur cette question, et distinguer les situations de présentation, d’exercice, et d’exploration. En situation de présentation (le professeur montre et commente quelque chose à ses élèves), le multimédia ne change pas tellement les façons de travailler, mais il les enrichit (notamment en permettant au professeur de présenter des simulations de phénomènes qui évoluent dans le temps). En situation d’exercice, le multimédia (et plus largement l’ordinateur) apporte de profonds changements dans la façon de travailler, en permettant un retour immédiat et personnalisé sur l’action de l’élève sans l’intervention du professeur. Ceci peut, entre autres, dédramatiser le rapport à l’erreur chez certains élèves. Mais ce retour est souvent très rudimentaire, il faut en convenir. Dans les situations exploratoires, le multimédia ouvre les situations en offrant plus d’accès à plus de documents, ce qui, par définition, favorise les potentialités d’exploration, mais en rendant les situations plus difficiles à traiter.

La cinquième dimension de l’innovation technologique en éducation concerne les effets de mode. Une nouvelle technologie permet de refaire de l’ancien avec un nouvel habillage... en étant plus séduisant vis à vis des élèves. Cet effet ne doit pas être méprisé. Il a permis à de nombreux enfants, grâce au cinéma et à la télévision, de découvrir des œuvres classiques. Il permet aujourd’hui à certains élèves mal à l’aise en production écrite, de produire des textes malgré tout, grâce aux logiciels de traitement de texte, par exemple dans le cadre de la rédaction d’un journal de classe. Le multimédia, à travers les cédéroms et l’Internet, produit des outils à la mode qui peuvent être utilisés avec une " garantie de sympathie préalable " de la part des élèves. La limite de l’effet de mode est, bien entendu, le temps (sa durée de vie est très limitée).

Le multimédia est donc une innovation technologique en éducation, dont il faut comprendre et relativiser les effets. Je voudrais souligner qu’un argument valide concernant une dimension (par exemple : " Internet est à la mode donc il bénéficie d’un a priori favorable chez les élèves "), ne peut pas servir à conclure quelque chose sur une autre dimension (par exemple : " Internet améliore qualitativement les apprentissages "). La confusion entre les arguments concernant l’adaptation au monde de demain et l’amélioration des situations (ou des processus) d’apprentissage me semble malheureusement très répandue aujourd’hui.

Dans la partie suivante, je vais tenter d’apporter un peu de précision à ce premier point concernant les dimensions de l’innovation technologique, en indiquant ce qu’est le multimédia.

 

Le multimédia

Le multimédia constitue une révolution non pas de l’informatique mais du document. Les concepts et techniques informatiques utilisés dans le multimédia, si l’on excepte des capacités de stockage et de transmission toujours plus grandes, sont somme toute assez anciens (ils ont été inventés pour la plupart entre 1945 et 1965). En revanche, si l’on considère un document comme " un support structuré stockant selon un code, un canal et une modalité d’accès, des instructions pour construire du sens ", alors le multimédia constitue une révolution extrêmement importante dans l’histoire du document. Cette révolution concerne quatre aspects des documents : la structure (introduction de la non-linéarité ou de l’interactivité), le canal (extension de la multimodalité), l’accès (développement des réseaux et donc de l’accès en ligne), et le support (généralisation du stockage numérique).

Une évolution de la structure des documents : introduction de l’interactivité. Un document interactif (ou non-linéaire) est un document dans lequel un certain nombre de choix possibles sont présentés au lecteur à l’instant t, de telle sorte chacun de ces choix entraîne, à l’instant t+1, une modification spécifique du document. Quel intérêt ? Chaque utilisateur interagit différemment avec l’application selon ses choix, choix qui sont censés mettre en œuvre ses objectifs, ses intérêts, ses motivations... mais aussi, plus prosaïquement, ses capacités à utiliser ce type d’application.

Une ouverture des canaux : la multimodalité étendue. Les documents peuvent bénéficier de la présence simultanée, de texte, d’images fixes ou animées et de son. Il est probablement inutile de préciser que l’aspect nouveau ne concerne que le fait qu’il s’agisse de simultanéité et de document. En effet, du point de vue de la situation de communication, la multimodalité existe depuis que le langage existe.

 

Un nouvel accès : l’accès en ligne, par le développement des réseaux. L’utilisation de lignes téléphoniques ou de câbles pour établir une communication entre n ordinateurs permet d’échanger des informations, à grande vitesse. Cela permet surtout la simultanéité dans l’échange de documents, et introduit la notion de documents partagés, documents enrichis, etc. Le stockage des documents évolue lui aussi, la notion de lieu de stockage disparaissant au profit du stockage diffus.

Une évolution du support : la généralisation du stockage numérique. Le stockage numérique est d’abord un gain de place, de temps et d’accessibilité. La majorité des documents produits par l’humanité est en voie d’être accessible, en quelques secondes, à n’importe quel être humain muni d’un ordinateur et d’un accès à Internet. Selon le Journal of the American Society for Information Science (la bible du domaine), la quantité de documents produits par les êtres humains doublerait tous les 20 mois, tandis que le nombre de documents accessibles sur le Web augmenterait de façon bien plus rapide. Le stockage numérique représente aussi une évolution très importante de la nature de l’accès au document. En effet, l’indexage des documents, notamment sur le Web, se fait de façon automatique et concerne souvent l’ensemble des mots du texte indexé. En outre, sur chaque document, on peut trouver des liens créés par l’auteur vers d’autres documents, l’organisation du système documentaire n’obéissant plus à aucune logique globale établie préalablement, mais à un ensemble de logiques locales.

Le multimédia définit donc un document comme une infinité de combinaisons possibles concernant différents aspects des modalités d’accès, du support, de structure, de code et de canal (voir fig. 1).

Quel intérêt pour les apprentissages ?

Les documents multimédia permettent en principe, notamment grâce à l’interactivité, de proposer un même contenu à des apprenants qui peuvent différer quant à leurs objectifs, leur motivation, leur niveau dans le domaine, leurs connaissances dans d'autres domaines... Ils ont surtout permis d'éluder (tout en permettant de faire semblant de les prendre en compte) un certain nombre de problèmes classiques de l'enseignement et de l’enseignement assisté par ordinateur (notamment les problèmes liés au guidage des apprenants et à l’interprétation de leurs erreurs). En effet, le principe qui découle de l'interactivité est aussi simple qu'illusoire : SI, dans un document interactif chaque lecteur fait les choix qu'il veut, ALORS chacun fait les choix qui lui conviennent. Ce va et vient entre illusions et déceptions liées au multimédia ayant commencé il y a plus de dix ans, je vais tenter de faire le point sur quelques apports avérés du multimédia aux apprentissages.

Les changements induits par la multimodalité, quelques résultats

Paradoxalement, un des effets les plus robustes liés à la multimodalité concerne l’interaction texte / texte. Comme on le sait en effet, dans un texte classique présenté sur papier, le double traitement simultané d'informations générales et d'informations de détail est difficile. Or les fenêtres de texte escamotables permettent de diminuer la densité de texte, en proposant au lecteur d’activer des définitions, explications, exemples seulement pour les mots du texte qui lui posent problème… ou l’intéressent Ce dispositif permet, on le comprend, de gérer différents niveaux d'expertise des lecteurs, chacun lisant le même texte " à son niveau ".

Un autre effet très robuste concerne l’interaction texte / image. Tout enseignant sait que dans la compréhension d’un document intégrant du texte et de l’image, la difficulté réside dans le traitement de la co-référence (en quoi tel passage du texte fait référence à tel aspect de l’image et vice-versa ?). L’intégration du texte dans les images, notamment sous forme fenêtres escamotables, facilite le traitement cognitif d'un document texte / image.

Concernant l’interaction texte / vidéo (ou animation), les effets sont bien moins connus. Il semblerait qu’un avantage très important réside dans la possibilité de faire comprendre l’évolution d’un phénomène dans le temps. Mais, comme le montre Lowe (1996), l’animation attire l'attention sur les " effets massifs " au détriment des détails ou des informations stables.

Enfin, quelques résultats semblent indiquer que l’interaction image / son (un commentaire verbal d’une figure par exemple) ait un effet très positif sur la compréhension, si on compare la compréhension du même contenu verbal présenté sous forme écrite. Cet effet mérite néanmoins d’être répliqué et étudié plus précisément.

Les changements induits par l'interactivité, quelques résultats

La connaissance des changement induits par l’interactivité a été un défi majeur de la recherche en ergonomie et en informatique pédagogique ces dix dernières années. Plusieurs centaines de publications permettent de dégager quelques constantes, que je vais évoquer rapidement.

L'organisation non-linéaire des données (imaginez un texte structuré comme un filet de pêche) favorise la désorientation du lecteur dans le document, notamment le lecteur novice du système ou du domaine de connaissances. L'organisation fonctionnelle des contenus (imitant de la façon dont ils sont utilisés par un expert du domaine) ne favorise pas la mémorisation du contenu, ni l’orientation dans le document. En revanche, les structures hiérarchiques entraînent une meilleure mémorisation (structure et contenu), et facilitent l’orientation dans le document. Enfin, et cela n’est pas un mince paradoxe, la linéarisation des structures non-linéaires semble bien adaptée à une première utilisation (découverte du document par visite guidée). Cette dernière structure entraîne cependant de faibles performances en compréhension et en efficacité de la recherche d’information.

On connaît aussi de mieux en mieux l'efficacité et les limites des différents outils d'interaction : index, table des matières, boutons plein texte, tourne pages, marque page, carte de concepts, cartes de réseaux, etc. Certaines fonctionnalités ont une efficacité spécifique à telle ou telle tâche. Par exemple l’index est efficace quand la cible (le but informationnel recherché par le lecteur) est précise et connue du lecteur.

Pourtant ces recherches sur les effets de l’interactivité via les effets de la structure ou des outils d’interaction sont bien peu de chose face à la découverte d’Andrew Dillon en 1991. Ce dernier a montré que le lecteur interagit avec une structure rhétorique, qui, quand il la connaît, lui permet de localiser les informations recherchées, et ce, quels que soient la structure ou les outils d’interaction. Cet effet a été répliqué par Jean-François Rouet avec le traitement des documents multisources. Ce chercheur a mis en évidence un effet facilitateur de la connaissance que les lecteurs peuvent avoir de l’organisation d’une collection de documents.

Ces derniers résultats ont permis d’envisager différemment la question de l’apport du multimédia aux apprentissages. Au lieu de se demander " qu’est-ce que ça change ? " ou " qu’est-ce que ça apporte de plus ? ", on peut envisager maintenant la question " en quoi cela peut contribuer à aider l’activité de celui qui apprend ? ". Je rapporte dans une dernière partie quelques pistes de réponses à cette question, ébauchées par Tricot, Demarcy et El Boussarghini (1998). J’insiste en particulier sur la question de l’aide à la compréhension.

Quelles aides pour quels apprentissages dans les environnements multimédia ?

Le concept d’hypermédia a une acception de plus en plus large et hétérogène, et il est maintenant courant d’établir des catégorisations d’usages, depuis la fameuse catégorisation de Bernstein (1993) autour du mining (extraction de l’information), du manufacturing (gestion / exploitation de l’information) et du farming (structuration personnelle de l’information). Ce type de catégorisation s’avère tout aussi opérationnelle sinon plus que les descriptions en niveau d’interactivité, qui ont elles mêmes supplanté les descriptions en termes informatiques ou de support. Bruillard et de La Passardière (1998) ont donc décrit trois catégories d’usages pour les hypermédias éducatifs :

Cette catégorisation ne correspond (évidemment) pas aux types d’apprentissages habituellement décrits en psychologie cognitive, où l’on distingue généralement :

Dans les apprentissages par l’action, l’apprenant doit donc résoudre un problème (atteindre un but dans une situation où il ne sait pas immédiatement atteindre ce but), puis éventuellement répéter l'exécution d'une action pour l'affiner, la rendre plus efficace (voire l’automatiser). Imaginez par exemple la situation où une élève doit mobiliser une nouvelle forme grammaticale en production orale. Dans les situations de résolution de problème, un aspect important de l’activité des sujets consiste à explorer l’espace-problème. Cette activité consiste, au niveau physique à manipuler le matériel donné dans la situation, et au niveau cognitif à appliquer un certain nombre de règles admises dans la situation pour voir en quoi cette situation se transforme et en quoi l’état du problème se rapproche ou non de l’état final. Cette exploration de l’espace-problème consiste donc largement à tester des hypothèses émises à partir de la représentation initiale du but à atteindre. Les situations où l’espace-problème est non fini, et où le but est mal défini sont, de loin, les moins étudiées dans des contextes d’apprentissage. Ce sont aussi les situations d'apprentissage le plus souvent proposé par les enseignants pour l'utilisation de documents multimédia (il n'est d'ailleurs pas rare que dans ce cas précis, les outils utilisés n'aient même pas été conçus pour les apprentissages, comme les cédéroms culturels, Internet, etc.). La différence majeure entre les situations communément étudiées pour les apprentissages par l’action et ce que nous appelons les apprentissages par exploration réside dans le fait que, pour ces derniers l’espace-problème contient surtout des documents.

Pour l'essentiel, les apprentissages par instruction sont assimilés, en psychologie cognitive, aux apprentissages à partir de texte, c’est-à-dire, de fait, à l'activité de compréhension de textes (linéaires ou non, auxquels sont adjointes ou non des images). Il n'y a donc pas à proprement parler en psychologie cognitive de théorie des apprentissages par instruction, si ce n'est celles de la compréhension de textes. À partir d'une activité de lecture ou d'écoute donc (codage du sens du texte et production d'inférences), l'apprenant élabore un modèle de la situation décrite par le texte. Cette activité diffère de l'activité de résolution de problème en ce sens que le sujet n'explore pas un espace-problème ; il suit un cheminement très largement déterminé à l'avance (par un autre, i.e. l'auteur, l'enseignant). Le sujet ne transforme pas non plus la situation étudiée.

Avec les documents multimédia, les lecteurs sont forcés de manipuler le document traité. Ils doivent aussi se représenter un but (qu'est ce que je dois lire, qu'est-ce qu'il m'est inutile de lire ?) et à partir de là élaborer une stratégie d'exploration-sélection d'information, etc. Un niveau de traitement devient particulièrement sensible, celui de la structure rhétorique : sans la succession linéaire des arguments, le lecteur a besoin de bien maîtriser la nature des relations entre les arguments pour pouvoir en élaborer le sens.

Je veux donc suggérer que dans de nombreuses situations d'utilisation de documents multimédia pour l'apprentissage, les sujets ont une activité qui est à la fois une activité de résolution de problème, dans laquelle l'espace-problème à explorer est surtout documentaire, et une activité de compréhension de texte (et d'images), dans laquelle une large partie des sources potentiellement disponibles n’est pas traitée. Pour cela, le sujet doit élaborer une représentation du but et une stratégie d’exploration-sélection de l’information. Remarquons au passage que cette situation d'apprentissage est exactement celle que l'on propose depuis bien longtemps aux apprenants (élèves ou étudiants) quand on leur demande de préparer un exposé, à ceci près que l'espace de navigation documentaire est une bibliothèque.

Au premier abord donc, les situations d’apprentissage par exploration empruntent, sans s’y réduire, un certain nombre de processus aux apprentissages par l’action et par exploration (Tableau 1).

apprentissage par l'action

apprentissage par instruction

apprentissage par exploration

Exploration de l’espace problème

Traitement / compréhension de textes et images

Exploration de l’espace problème, Traitement / compréhension de textes et images

Tableau 1. L’apprentissage par exploration et ses liens aux apprentissages des l’action et par instruction.

La conception et l'utilisation d'aides à l'apprenant / utilisateur peuvent, au premier abord, être envisagées comme la somme des aides à apporter dans les situations d'apprentissage par l'action et par instruction. Je vais tenter de montrer la possibilité d'envisager les aides qu’implique l'interaction entre ces deux types d'apprentissage. Je désigne les situations d'apprentissage par exploration comme des situations " où l'apprenant doit résoudre un problème de sélection d'information dans un espace documentaire et comprendre les documents sélectionnés, pour élaborer une représentation synthétique du contenu de ces documents sélectionnés ".

Les aides aux apprentissages par l'action

L'élaboration de la consigne est critique dans la mesure où celle-ci guide l'élaboration de la représentation de l’espace-problème et peut induire l'élaboration d'une représentation inadéquate, par exemple par l'adoption de fausses contraintes dans les procédures de résolution (de très nombreuses études ont été conduites sur le thème). De simples définitions de mots difficiles ou ambigus pourraient aussi aider le sujet, ainsi qu’une représentation imagée de la situation à traiter.

Une aide ponctuelle à l'élaboration d'une représentation opérationnelle peut intervenir sous la forme d'un pointage des propriétés critiques de la situation, ce qui permettrait de bien catégoriser le problème. Des situations analogues pourraient être proposées, permettant un transfert analogique lorsque celui-ci est possible, c'est-à-dire lorsque l'apprenant a des connaissances antérieures qui le permettent.

Le feedback étant l'élément essentiel de cet apprentissage, il devrait exister (peut-être seulement à la demande) à toutes les étapes et non pas uniquement de façon différée, en final, sous la forme d'une réussite ou d'un échec. Il peut s'agir par exemple d'informations explicites en termes d'écart au but, de buts négatifs à éviter, de sous-buts, d'hypothèses alternatives...

Les aides aux apprentissages par instruction

Le premier niveau d'aide dans le domaine des apprentissages par instruction me semble devoir être lexical et syntaxique : le vocabulaire et les structures syntaxiques utilisés devraient être adaptés aux apprenants, les mots difficiles doivent être définis.

Le second niveau d'aide concerne le niveau de la structure rhétorique : les arguments doivent être reliés entre eux selon des schémas que connaissent les sujets.

Le troisième niveau d'aide concerne les connaissances préalables des sujets sur le thème abordé ou sur la situation décrite : il devrait y avoir un dispositif de sélection ou de hiérarchisation de l'information en fonction de réponses à un questionnaire d'entrée. Le système devrait proposer des représentations graphiques des situations décrites. Le dispositif d'intégration texte/graphique doit permettre une gestion aisée du traitement de la co-référence texte/image. Un feedback doit être fourni sur l’acquisition des connaissances.

Enfin, à un dernier niveau, le système devrait permettre de prendre en compte différents types d'objectifs des apprenants. Il doit y avoir une sélection des informations et/ou une structuration de celles-ci en fonction de l'objectif, notamment quand cet objectif est une procéduralisation (transformation d’une connaissance acquise sous forme déclarative en savoir-faire). Comme il existe des différences interindividuelles dans la production d'inférences, il est important d'apporter une aide aux sujets, susceptible de provoquer des élaborations du texte (prise de notes, rédaction de résumés en cours d'apprentissage).

Les aides aux apprentissages par exploration

Dans cet apprentissage, le sujet élabore lui-même son objectif, à partir d'un objectif plus large défini par un tuteur, par exemple lors de la demande d'exposé. L'élaboration d'un plan d'action s'avère ici absolument nécessaire dans la mesure où seule une décomposition en sous-buts peut permettre de réaliser l'objectif. Cette étape est critique car complexe. En effet, élaborer un plan nécessite d'évoquer et de sélectionner des procédures, de les décomposer, mais surtout d'évaluer les résultats intermédiaires obtenus grâce à ces procédures. Un autre aspect critique réside dans le recueil des données : identifier les éléments pertinents par rapport au but.

Il n’y a pas à notre connaissance de théorie des apprentissages par exploration. Mais quelques travaux en cours peuvent permettrent de faire les propositions suivantes.

Trois niveaux d’aide devraient être proposés pour les apprentissages par exploration : les aides à la gestion de la tâche, les aides à la sélection d’information et les aides à la compréhension.

Les aides à la gestion de la tâche : il s’agit essentiellement d’aider le sujet à se représenter de façon opérationnelle le but qu’il poursuit ; dans certains cas, il faudra aider le sujet à faire évoluer cette représentation, tandis que dans d’autres, il faut l’aider à maintenir cette représentation stable (on sait que le phénomène de désorientation dans l’hyperdocument est souvent dû à un problème de maintient en mémoire de travail de la représentation du but). Peut-être qu’un affichage du but sous forme de bandeau ou de fenêtre escamotable pourrait aider les sujets sur cet aspect (voir les nombreux travaux de Rouet à ce propos).

Les aides à la sélection d’information doivent à mon sens concerner deux aspects principaux : l’identification claire des catégories d’informations à l’intérieur desquelles le sujet fait un choix et la définition de menus d’accès simples, peu profonds.

Les aides à la compréhension ne diffèrent pas, à un premier niveau, des aides à la compréhension que j’ai évoquées pour les autres formes d’apprentissages. Mais la compréhension des liens semble être un problème particulièrement sensible dans le contexte des apprentissages par instruction.

Discussion : situations de classe, situations d’apprentissages et définitions d’aides

La brève analyse que j’ai proposée ci-dessus m’a permis d’envisager des pistes de travail pour l’utilisation, la conception ou l’évaluation des documents multimédia qui seraient centrées sur les aides, et qui dépendraient du type d’apprentissage visé par l’application.

Il me semble aussi possible d’envisager que :

Les aides à la répétition pourraient être de…

Les aides à la compréhension pourraient être de…

Les aides à l’exploration pourraient être de…

 

Références bibliographiques

Bernstein, M. (1993). Enactment in informations farming. Hypertext'93 Proceedings, Seattle. New York, NY : ACM Press.

Britt, M. A., Rouet, J.-F. & Perfetti, C. A. (1996). Using hypertext to study and reason about historical evidence. In J.-F. Rouet, J.J. Levonen, A. Dillon & R.J. Spiro, (Eds.) Hypertext and Cognition (pp. 43-72). Mahwah, NJ : Lawrence Erlbaum.

Bruillard, E., & de La Passardière, D. (1998). Fonctionnalités hypertextuelles dans les environnements d'apprentissage. In A. Tricot & J.-F. Rouet (Eds.), Les hypermédias, approches cognitives et ergonomiques. Paris : Hermès.

Dillon, A. (1991). Reader's models of text structures : the cases of academic articles. International Journal of Man-Machine Studies, 35, 913-925.

Lowe, R. (1996). Interactive animated diagrams : what information is extracted ? UCIS’96 Conference, Poitiers.

Tricot, A., Pierre-Demarcy, C., & El Boussarghini, R. (1998). Définitions d’aides en fonction des types d’apprentissages dans des environnements hypermédia. In J.-F. Rouet & B. de La Passardière (Eds.), Hypermédias et Apprentissages 4. Paris : Presses de l'INRP.