OBSERVATOIRE DES TECHNOLOGIES
POUR L'EDUCATION EN EUROPE
OBSERVATORY OF TECHNOLOGY FOR EDUCATION IN EUROPE
OBSERVATORIO DE TECNOLOGIAS PARA LA EDUCACION EN EUROPA

Education et technologies de l'information :

des influences réciproques

Serge Pouts-Lajus, Observatoire des technologies pour l'éducation en Europe
Marielle Riché-Magnier, Commission européenne

Depuis l'Antiquité, philosophes, pédagogues, psychologues et scientifiques s'interrogent sur la nature de la connaissance et sur les processus d'apprentissage. Ces recherches ne sont pas des phénomènes isolés, mais les fruits d'une culture historiquement située. La pensée sur la connaissance et ses modes d'élaboration a été fortement influencée par les débats qui ont accompagné les progrès de l'automatisation, que ce soit en négatif, et ce sont les interrogations de Descartes au XVIIème siècle sur la spécificité de l'être pensant par rapport à la machine, ou en positif, et c'est le modèle computationnel du fonctionnement de l'esprit développé par le courant cognitiviste dans la deuxième moitié du XXème siècle.

Mais en retour, les expérimentations et les contributions théoriques des psychologues et des pédagogues modifient la façon de percevoir le rôle des technologies et renouvellent les pratiques. L'étude de cette dialectique entre progrès technologiques et avancées théoriques, dont les termes ont tour à tour pris l'avantage, apporte de nouveaux éclairages sur la place et le rôle que pourraient prendre, au cours des prochaines années, les outils d'information et de communication dans l'éducation.

Le behaviorisme, l'enseignement programmé : vers la machine à enseigner

La théorie comportementaliste, ou behaviorisme, fondée par J. B. Watson (1878-1958), part du principe que le fonctionnement du cerveau et de la pensée sont en eux-mêmes inaccessibles et que l'analyse psychologique doit se fonder sur la seule observation des comportements individuels. Dans ce cadre, le psychologue B. F. Skinner (1904-1990) propose d'appliquer à l'homme des techniques d'apprentissage fondées sur le phénomène du conditionnement mis en évidence chez l'animal par Pavlov en 1930. Le dispositif imaginé par Skinner, d'abord réalisé sur support papier puis sur ordinateur, consiste à organiser la progression de l'apprentissage, en contrôlant le comportement de l'élève par des questions dont la correction peut être automatisée par un programme informatique. Suivant que le choix de l'élève correspond ou non à la bonne réponse, et en fonction des performances précédentes, l'élève subit un renforcement positif (message de félicitations, augmentation du score, nouvelle question plus difficile) ou négatif (message d'erreur, retour en arrière forcé, score diminué). L'enseignement programmé de Skinner marquera durablement la pensée sur les technologies éducatives.

Malgré les critiques dont il a fait l'objet, certains des acquis de l'enseignement programmé demeurent, comme par exemple l'individualisation du rythme d'apprentissage, la correction immédiate des erreurs, la valorisation pédagogique de l'erreur de l'élève. Sous des formes aménagées, les principes de l'enseignement programmé continuent d'être appliqués dans les logiciels dits d'enseignement assisté par ordinateur (EAO) utilisés dans l'éducation aussi bien que dans la formation professionnelle, notamment dans les pays anglo-saxons. Ce succès s'explique en partie par l'espoir de tenir enfin une technique d'apprentissage adaptée à chaque individu, quels que soient son niveau, ses capacités cognitives ou son profil psychologique ; rêve d'une pédagogie absolument efficace, enfin débarrassée de ce qui paraît faire problème : la médiation humaine entre le sujet apprenant et le savoir à acquérir.

La machine de Turing et la révolution cognitive

Dan Sperber relie les sciences cognitives à l'invention de Turing, mathématicien anglais, qui décrivit en 1936 le fonctionnement théorique d'une machine de traitement de l'information. Et de fait, prenant le contrepied du behaviorisme, les sciences cognitives choisissent d'ouvrir la “boîte noire” et de s'attaquer directement à la description de l'activité mentale, dans une approche à la fois matérialiste et naturaliste, en s'appuyant principalement sur les acquis de la neurobiologie, de la cybernétique et de l'informatique. Encouragés pas les progrès fulgurants de l'informatique, Allen Newell et Herbert Simon introduisent dans les années quatre-vingts, l'intelligence artificielle dans les sciences cognitives. Pour eux, le cerveau fonctionne comme un système de traitement de l'information, c'est-à-dire comme un ordinateur. Dans l'éducation, la perspective d'un ordinateur enfin intelligent ranime l'espoir de l'automate enseignant et tuteur capable d'analyser les réponses et les difficultés de l'élève et de s'adapter en conséquence.

Au début des années 60, l'américain Seymour Papert tente d'établir une jonction entre l'intelligence artificielle telle qu'elle émerge au Massachusetts Institute of Technology et les théories génétiques sur le développement mental de l'enfant que le psychologue Piaget achève de formuler à Genève. Papert met au point un langage informatique évolué, Logo, dont les principes dérivent de LISP, le premier langage de l'intelligence artificielle. Logo emprunte aux thèses de Piaget l'image de l'enfant bâtisseur de ses structures intellectuelles, constructeur de ses connaissances. Au milieu des années quatre-vingts, Logo connaît un immense succès dans le monde entier. Mais l'intérêt des enseignants faiblit rapidement. Misant tout sur la manipulation d'objets techniques, Logo ne parvient pas à tenir ses promesses sur le plan pédagogique, tout comme la tentative d'introduction des techniques de l'intelligence artificielle dans l'enseignement programmé.

L'ordinateur comme objet de médiation pédagogique

Jusqu'à la fin des années quatre-vingts, les théories de la cognition resteront dominées par une vision individualiste, par exemple celle de Piaget, et fonctionaliste, comme l'est celle de l'intelligence artificielle. Dans un tel modèle, l'apprentissage est perçu comme un processus individuel de construction de connaissances, principalement fondé sur les interactions de l'élève avec un ensemble d'informations organisées, documents bruts, cours, ressources éducatives diverses, livres, logiciels, ou services télématiques. Cependant, qu'elle se présente sous la forme de l'enseignement programmé ou de l'enseignement à distance, cette approche ne tarde pas à révéler ses insuffisances. L'élève isolé face à un écran ou à un manuel peine à entretenir sa motivation et souvent, il abandonne. Seule la médiation humaine, sous forme de courrier électronique, de tutorat à distance ou de regroupements occasionnels d'élèves, est en mesure de lever cette difficulté. Mais dans le modèle dominant des sciences cognitives, les interactions entre personnes occupent toujours une position seconde par rapport à l'activité individuelle, logique et fonctionnelle de l'élève.

La rupture théorique qui s'annonce est marquée par un recentrage sur les dimensions sociales et affectives de l'apprentissage. L'un des chefs de file de ce mouvement est le psychologue américain Jerome Bruner, fondateur de la "psychologie culturelle". En désignant l'éducation comme "entrée dans la culture", Bruner place la relation de tutelle entre l'élève et un adulte plus expérimenté que lui, au fondement de toute théorie de l'apprentissage. Dans les modèles de la médiation qui se développent à la suite des travaux de Bruner, l'essentiel de l'apprentissage réside dans les interactions qui se nouent au sein de la classe, entre enseignants et élèves, entre pairs. L'environnement éducatif, par sa diversité et sa richesse, doit placer l'élève en situation de confronter ses conceptions à celles des autres, de les transformer. Pour les technologies éducatives, un tel recentrage n'est pas sans conséquences. Non qu'il conduise à rejeter en bloc tout ce qui aurait été conçu et expérimenté à l'ombre de théories aujourd'hui jugées insuffisantes, mais il leur donne une autre place et une autre fonction dans l'organisation de l'enseignement et de l'apprentissage.

Nouveaux usages et nouveaux cadres théoriques pour les technologies éducatives

Dans les modèles de la médiation, l'apprentissage est une transaction et la médiation humaine, fondée principalement sur l'échange verbal, son unique mode de réalisation. Cependant, l'observation montre que dans bien des cas, la médiation se réalise par le truchement d'objets matériels dont la fonction est beaucoup plus que celle d'un simple auxiliaire.

S'inspirant des idées du psychologue français Ignace Meyerson, Jerome Bruner souligne l'importance de la création collective d'œuvres dans le cadre éducatif. Cette activité aide à construire une communauté d'apprentissage, elle sensibilise à la division du travail, mais surtout, elle externalise le travail mental sous une forme concrète qui permet, bien mieux que le seul échange verbal, le partage et la négociation. Cette approche va dans le sens des idées déjà anciennes issues du courant des pédagogies actives, en particulier celles de Freinet au début du siècle, qui offrent un terrain particulièrement fertile pour les technologies éducatives. Nombre d'usages en cours dans les classes équipées en ordinateurs et connexions aux réseaux reprennent les principes de Freinet, qu'il s'agisse de correspondance scolaire sur Internet, de création de CD-ROM et de sites Web ou de constitution collective de bases de données multimédias.

D'un point de vue théorique, la fonction des ressources matérielles dans l'éducation peut également être analysée dans le cadre de la théorie de l'activité fondée dans les années vingts par l'école russe de psychologie du développement, Leontiev et Vygotsky notamment, qui porte en particulier sur le rôle des objets dans l'activité humaine. Cette approche, oubliée pendant plusieurs décennies, a été reprise au début des années 90, dans les pays du Nord de l'Europe et aux Etats-Unis, pour l'étude des activités professionnelles faisant appel à des instruments technologiques, et plus généralement, pour la conception des interfaces de systèmes informatiques. La théorie de l'activité soutient l'idée que le comportement d'un individu est gouverné, non seulement de l'intérieur, sur la base de ses besoins biologiques et de ses fonctions psychologique, mais aussi de l'extérieur, par la création et l'utilisation d'objets culturels appelés artefacts, instruments, machines, méthodes, qui jouent un rôle de médiateur entre le sujet et l'objet de son activité. Dans le domaine de l'éducation, cette vision invite à faire de l'analyse des artefacts pédagogiques, une composante principale de tout modèle de l'apprentissage, qu'il s'agisse de texte, d'image, de microscope, mais aussi, pourquoi pas, de logiciel, d'ordinateur. Mais cette fois, non pas depuis un point de vue "technocentrique" dans lequel l'élève est perçu comme un périphérique de la machine, la question étant de concevoir un logiciel que l'élève puisse faire fonctionner, mais depuis un point de vue "anthropocentrique" où la machine est l'outil de l'élève, la question étant alors de déterminer le logiciel le mieux à même d'aider l'élève à poursuivre ses buts.

Conclusion

En 50 ans, la théorie et la pratique nées de l'utilisation des technologies de l'information et de la communication dans l'éducation, ont beaucoup évolué sous l'influence de deux courants principaux. Le behaviorisme, l'enseignement programmé, les sciences cognitives, l'intelligence artificielle, ont été autant de tentatives pour concevoir un modèle de l'apprentissage individualiste, logique, formalisé, rendant possible l'automatisation de l'enseignement et de l'apprentissage. Parallèlement, psychologues, pédagogues et didacticiens n'ont cessé de découvrir et de redécouvrir à quel point l'activité d'apprentissage est sociale, affective et culturelle avant d'être logique et fonctionnelle.

Au cours des dernières années, l'influence du second courant s'est faite de plus en plus pressante à mesure que le premier peinait à réaliser, sur le front de la théorie comme sur celui de la pratique, ses ambitions initiales. Ce renversement de perspective élargit le champ des possibles pour les technologies dans l'éducation. Situées au centre du processus d'apprentissage par les cognitivistes, remises à la périphérie par les tenants de la médiation, les technologies pourraient trouver une nouvelle légitimité dans le cadre d'une approche, encore à inventer, leur assignant le rôle d'artefacts pédagogiques opérant dans une communauté d'apprentissage.


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