ote2.gifTexte en discussion


Monique LINARD, Pr Emérite - Université Paris X Nanterre
E.mail : linard@kaliop.gate.ec-lyon.fr


L'écran de TIC, "dispositif" d'interaction et d'apprentissage :
la conception des interfaces à la lumière des théories de l'action (1998)



1 - Vers une définition : du terme au concept

Au-delà des connotations rhétoriques, judiciaires, mécaniques et militaires propres aux diverses acceptions du terme "dispositif", on propose la définition élémentaire suivante: "Organisation ou agencement systématique par un agent intentionnel des éléments et des moyens (physiques et symboliques, naturels et artificiels) d'une action et/ou situation en vue de générer certains résultats."

Un dispositif implique donc une mise en système délibérée des éléments et des conditions d'une action, une construction cognitive fonctionnelle, pratique et incarnée. Cette construction présuppose quelqu'un derrière la représentation de l'effet visé et une logique de type dramatique qui combine la mise en scène des protagonistes, des rôles et des circonstances avec les règles empiriques du déroulement de l'action. Il se situe à l'opposé de l'opération informationnelle, définie comme traitement logico - symbolique de données abstraites hors sujet et hors intention. Introduire la notion de dispositif dans le domaine des TIC et du design des Interactions Humains - Machines (IHM) marque une position épistémologique qui transforme le terme en concept.

En tant que concept, le dispositif converge avec "l'environnement" et le "contexte" et s'inscrit dans l'évolution générale des conceptions vers des modes plus ouverts, plus sensibles aux conditions existentielles, subjectives et objectives, de production des objets et des tâches. Il correspond au dernier stade d'évolution dans la conception des systèmes logiciels : d'abord technique centré sur les contraintes de calcul de la machine (années 50-60), puis cognitif, centré sur les impératifs de la tâche (années 70-80), enfin écologique, centré sur les besoins de l'utilisateur et sur les conditions de son activité en situation.

Mais alors apparaît le problème de la modélisation de cet utilisateur actif et le besoin de théories plus larges que celles de l'information pour prendre en compte sa nature et ses besoins.

2 - Théories de l'activité et théories de l'action humaine

Les théories de l'action humaine remontent souvent au début du siècle. Elles ont été redécouvertes à la fin des années quatre-vingt par les concepteurs d'interactions entre humains et machines (IHM). Ces derniers se trouvaient directement confrontés aux exigences nouvelles des utilisateurs suscitées par l'évolution des TIC et à l'insuffisance des interfaces classiques de type ingénieur (Bannon, 1991; Norman & Draper,1986; Norman, 1988, 1991; Winograd et Flores, 1987).

Les théories de l'activité des psychologues russes soviétiques, héritières de la tradition marxiste d'analyse du travail, sont maintenant bien connues (Leontiev, Luria, Vygotsky). On passe sur leurs apports essentiels à la définition de la connaissance humaine et à la conception des interactions entre humains et machines qui ont été largement exposés par ailleurs (Bodker,1991; Engeström, 1987; Kaptelinin, 1992, 1996; Kuuti,1996; Nardi, 1996) .

Cependant, les diverses théories de l'action et de l'interaction humaine en psychologie du développement (Piaget, Wallon, Bruner), en psychologie cognitive (Miller), en ethnosociologie (Mead, Schütz), en linguistique pragmatique (Austin, Searle) et en sémiotique narrative (Ricoeur, Greimas) ont aussi beaucoup à apporter. Pour cette raison, nous utiliserons le terme plus général de "théories de l'action" pour référer à l'ensemble des théories disponibles et nous réserverons le terme d'activité à l'ensemble durable et organisé d'actions exercées dans un domaine précis qui est son sens courant.

2.1. Des modèles structurés dynamiques de l'activité humaine

Pour les psychologues russes du développement, l'activité se définit d'abord comme une interrelation pratique entre des sujets et des objets socialement déterminés. Les actions des sujets sont conscientes et intentionnelles et visent essentiellement la transformation rationnelle d'états et d'objets du monde.

Selon Leontiev (1972), l'activité est d'abord une structure hiérarchique à trois niveaux interactifs de relations entre des sujets et des objets :

  1. supérieur de l'activité intentionnelle, orienté vers les motifs : chaque motif est lié à un besoin d'objet (matériel ou idéel) à satisfaire pour le sujet; il y a ainsi lien direct entre besoins, intentions et valeurs;
  2. intermédiaire de l'action (planification et stratégies), orienté vers les buts : niveau subordonné au précédent avec une distinction entre "buts ultimes" qui orientent le cours d'action à distance et "sous - buts auxiliaires" auxquels l'action s'applique immédiatement;
  3. élémentaire des opérations, orienté vers les conditions pratiques de réalisation des actions : constitué par les savoirs et procédures élémentaires, souvent automatisés en routines, nécessaires à la mise en oeuvre pratique de l'action.

Chaque niveau sert de contexte pour le niveau inférieur et peut subir, sous la pression des circonstances, des retransformations dans l'un ou l'autre niveau.

Pour Bruner (1973, 1982, 1990), l'action humaine est d'abord un processus séquentiel en forme de cycle récursif auto - piloté par ses propres buts et auto - régulé par un mécanisme comparateur entre effets attendus et effets obtenus (feedback). C'est l'intention (anticipation du but final) qui gouverne et donne sens aux phases logiques de l'action en les ancrant dans l'expérience du corps et dans la transaction sociale. Chez l'enfant, ce mécanisme complexe n'est pas automatique. Il a besoin d'un tutorat adulte attentif et prolongé pour se développer correctement.

Si l'on croise la conception hiérarchique de Leontiev avec la conception cyclique de Bruner, on obtient un modèle dynamique complexe de l'activité humaine doublement structuré et entraîné par deux axes dynamiques : à la fois par l'enchaînement séquentiel logique des phases de réalisation du but et par l'interaction hiérarchique de ses trois niveaux :

Le décalage entre les effets attendus et les effets obtenus par l'action entretient la dynamique du système jusqu'à satisfaction ou échec final.

Le principe de feedback (bouclage en retour des effets sur les causes) généralisé à tous les niveaux permet d'assurer un auto - pilotage orienté et cohérent de l'ensemble par autocorrections emboîtées. Ce principe s'exerce par des tests permanents de comparaison qui mesurent les décalages entre effets anticipés (définis à partir des motifs et intentions initiaux) et effets observés à l'issue de chaque pas de l'action.

Dans ce cadre, l'activité humaine en général se définit comme suit dans une première approximation :

Une telle interprétation offre une description plausible des mécanismes et des processus de l'action. Cependant, l'expérience montre que l'action humaine ne se réduit pas à une praxis rationnelle. C'est aussi une pratique significative et expressive, dotée de sens et ce sens réside dans les "raisons" ou les "pourquoi" de son déploiement et de son dynamisme.

2.2. Un modèle motivé de l'activité humaine

Pour les théoriciens du récit comme forme narrative tels (Propp, Greimas, Ricoeur), les sujets ne sont actifs et leurs actes ne sont significatifs et organisés que parce qu'ils sont motivés, c'est-à-dire psychologiquement animés par la quête d'objets ou d'états désirables, donc absents ou momentanément insatisfaisants. Ce sont le manque et le déséquilibre qui structurent l'activité intentionnelle et non pas le principe de transformation en soi.

Après bien des recherches, c'est le modèle actantiel de Greimas qui nous a paru le plus rigoureux et le plus complet, le seul qui permette de saisir dans sa dynamique l'imbrication entre structure et motif, logique et besoin, sujets et objets, propre à l'action humaine.

Dans le modèle actantiel, l'agent de l'action est un sujet intentionnel en relation avec d'autres sujets. Tous sont mûs par une quête d'objets qui se déroule en trois temps (mandement, réalisation, sanction). Le sujet actantiel aborde chaque activité avec une attitude (configuration modale) spécifique et la termine dans un état final différent de celui de l'état initial. Ainsi à chaque instant, "l'être" du sujet pilote son "faire" et le résultat de son "faire" modifie son "être".

Appliqué à l'action en général et à l'acte d'apprendre, le modèle actantiel de Greimas rend la structure narrative très opérationnelle. Il fournit une trame qui permet d'articuler les deux dimensions souvent séparées de la représentation et de l'action. (Linard,1993, 1994a, 1994c).

Chez Greimas, comme chez Vygotsky, Leontiev, Piaget, Wallon et Bruner, la relation sujet - objet est à l'opposé d'un dualisme figé : c'est une interdépendance réciproque et dynamique entre les dispositions (des sujets) et les configurations (des objets). La logique de la signification s'inscrit dans une logique de l'action motivée par les besoins et les désirs du sujet qui devient le produit de ses propres interactions.

Nous avons tenté de formuler une synthèse des apports des diverses théories de l'action évoquées ci-dessus. Cela nous a amené à proposer un modèle générique de l'action humaine, de l'acte d'apprendre en particulier: HELICES (Linard,1996,1998b).

On exposera sommairement les grands traits du modèle et on montrera en quoi il peut être considéré comme un "dispositif". On exposera ensuite les implications d'un tel modèle pour la conception d'environnements et d'interfaces humains - machines quand ils sont conçus comme espaces - supports de mises en scènes visant à assister l'acte d'apprendre.

(Suite)