En novembre 1978 (le rapport Nora-Minc date de janvier 78), le Président de la République, Valéry Giscard d'Estaingt, demande au gouvernement d'élaborer un nouveau plan informatique pour accroître l'efficacité et la compétivité du système économique. Tous les ministres sont sur le pont notamment Christian Beullac. En février 1979, 10 000 micro-ordinateurs sont annoncés. On trouvera ci dessous le plan pour l'Éducation présenté par le ministre, en novembre 1980, lors du « mariage du siècle ».


LE MARIAGE DU SIÈCLE
Éducation et informatique

 
Actes du colloque du mardi 25 novembre 1980 organisé par la section française de l'Institut International de Communications (IIC) et l'association TELEQUAL. (extrait)

1- Introduction de M. Jean-Claude Groshens, Président du Centre National d'Art et de Culture Georges Pompidou

2- Intervention de Monsieur Christian Beullac, Ministre de l'Éducation

     Laissez-moi d'abord vous exprimer la satisfaction que j'éprouve à me trouver parmi vous à l'occasion de cette journée d'études. Je remercie M. Jean d'Arcy, Président de l'Institut International de Communications, M. Henri Pigeat, Président de la Section française de cet Institut, et M. Georges Suffert, Président de l'Association Téléqual, d'avoir eu l'initiative de cette entreprise, et d'y avoir associé d'emblée le Ministère de l'Éducation.

     Je remercie également tout particulièrement M. Jean-Claude Groshens pour l'accueil qu'il nous réserve dans ce Centre dont j'ai été dès le début l'ami.

     Je me félicite, en outre, que M. André Giraud, Ministre de l'Industrie, M. Jean-Philippe Lecat, Ministre de la Culture et de la Communication, M. Pierre Ribes, Secrétaire d'État aux Postes, Télécommunications et Télédiffusion, m'aient fait l'honneur de partager avec moi la responsabilité de la présidence de cette journée.

     Comme vous le voyez, nous sommes nombreux et divers. Toutes les parties prenantes du système éducatif se trouvent représentées. Je m'en réjouis, car j'ai l'intime conviction que pour l'heureux déroulement de l'opération dans laquelle s'est engagée l'Éducation, il faut recourir à un travail d'équipe auquel doivent être associées toutes les compétences et, j'irai jusqu'à dire, toutes les sensibilités.

     C'est qu'en effet la tâche est considérable.

     On parle aujourd'hui des rapports de l'éducation et de l'informatique comme du « Mariage du siècle », cette formule est un peu rapide. Elle ne doit pas nous cacher les difficultés inévitables que nous allons rencontrer. Certes, l'informatique et la télématique commencent à pénétrer dans notre société, mais ce phénomène est trop volontiers perçu comme une mode éphémère dont on s'étourdirait. Voilà qui me préoccupe, car les réalités sont urgentes et beaucoup plus complexes qu'on ne le croit. Le grand public, tout en acceptant favorablement, dans l'ensemble, l'arrivée de l'informatique ne mesure pas l'ampleur du bouleversement que cette arrivée va immanquablement déclencher.

     On croit trop souvent que l'informatique se limite au tripotage machinal de l'ordinateur, sans que la nouvelle attitude d'esprit qu'elle entraîne, toute de précision, de logique, d'intelligence et d'invention, soit effectivement mesurée par l'opinion. Or, mon devoir est de préparer les jeunes Français à mieux percevoir l'importance de cette technique. Cela ne veut surtout pas dire qu'il faille faire de chaque enfant un programmeur ou un analyste mais j'estime qu'ils doivent tous être capables d'en user de manière suffisamment lucide pour n'être réduits à presser des boutons. Je dis donc avec fermeté que tous nos élèves sont concernés par l'informatique. Il y va à mes yeux de l'exercice concret de la démocratie dans le système éducatif, et du bien même de la Nation.

     Au fond, les problèmes posés par ce « Mariage du siècle » s'articulent autour de trois grandes questions fondamentales.

     Le première consiste à essayer de définir à quelle culture nouvelle l'apparition de l'outil informatique va donner lieu. Car le bouleversement est inévitable, et d'ailleurs, déjà en cours. Il sera quelque peu différent du bouleversement causé par la révolution des techniques de l'audiovisuel, dans la mesure où il n'apportera pas de connaissances supplémentaires, mais une manière inédite de sérier, d'organiser ces connaissances, et une nouvelle manière de raisonner, selon des schémas binaires, par une approche algorithmique.

     Cette culture nouvelle, nous devons dès aujourd'hui chercher à l'appréhender exactement, afin d'y préparer les jeunes générations. Cela suppose évidemment un grand effort qui va à contresens de nos habitudes. Mais lorsque les habitudes vont elles-mêmes à contresens de l'histoire, il ne faut pas craindre de leur faire violence. En bref, il faut que nous sachions bien où nous allons, étant de toute façon embarqués.

     La seconde interrogation, c'est de savoir comment l'outil informatique peut être utilisé dans la pédagogie. C'est une interrogation plus technique, mais extrêmement urgente pour le Ministre de l'Éducation que je suis.

     La troisième question, enfin, consiste à se demander ce que l'on peut faire pour éviter à nos enfants de devenir esclaves de l'ordinateur. Mais ce risque d'esclavage doit être défini. Pour l'audiovisuel, le risque d'asservissement consiste à être submergé d'images, en perdant tout esprit d'analyse et de critique. Pour l'informatique, c'est un peu différent. Ce qu'il faut craindre, en ce domaine, c'est de voir un petit nombre d'experts, de techniciens, prendre le pouvoir informatique, c'est à dire, à terme, prendre le pouvoir tout court. En ce sens, l'Education, en introduisant l'étude de l'ordinateur dans son système, ne fait que préparer les jeunes générations à devenir des citoyens informés et responsables. Chacun doit bien comprendre que l'apprentissage de la démocratie passe désormais par l'apprentissage de l'utilisation des calculatrices électroniques, sous peine de se retrouver bientôt dans cette cité robotisée qu'Orwell nous a dépeinte dans « 1984 ».

     En raison de l'existence de ces trois problèmes, je pense qu'il convient d'adopter, face à l'informatique, une approche circonspecte, pragmatique et réaliste, une sorte de « morale provisoire », pour reprendre le mot de Descartes.

     Cette morale provisoire, qui doit accompagner notre prise en compte de toutes les conséquences de la révolution informatique, inspire le plan dont je vais brièvement vous présenter les grandes lignes.

     J'ai voulu faire comprendre, dans les lycées, dans les collèges, et dans les écoles, que l'ordinateur est porteur d'une culture nouvelle, qu'il peut devenir un véritable outil pédagogique, et que l'apprentissage de son langage est aussi l'apprentissage de la démocratie.

1° - Dans les lycées, l'opération « 10 000 micro-ordinateurs », étendue sur cinq ans, se développe suivant un plan qui arrivera à échéance en 1986. Mon ambition est de voir, au bout du parcours, tous les lycées équipés d'une configuration standard à huit postes de travail. Elle pourra permettre aux élèves d'accéder aux techniques nouvelles de traitement, de stockage et de transmission de l'information.

     D'autre part, j'ai eu le souci de faire de l'informatique un véritable outil pédagogique, et ce dans l'ensemble des disciplines. Les recherches devront être menées sans relâche dans ce sens, notamment au sein des lycées voués à l'expérimentation, afin de veiller à l'élaboration de logiciels adaptés à la pédagogie de chaque discipline.

     Une formation intense des personnels permettra de les rendre capables d'expliquer aux élèves l'importance de l'enjeu informatique.

2° - Dans les collèges, il m'a semblé opportun de procéder à une phase expérimentale. On peut, par exemple, initier les élèves au fonctionnement d'automatismes simples tels que ceux des feux de carrefour. Il est également possible, en s'inspirant d'expériences étrangères, d'apprendre aux enfants de 11 à 14 ans l'utilisation de petites banques de données expérimentales, par l'intermédiaire d'exercices sur l'énergie, la pollution, l'écologie. Cet apprentissage pourrait s'effectuer par des clubs informatiques que je souhaite promouvoir, dans le cadre d'un développement général de la vie associative.

     L'utilisation, au niveau des collèges, de l'informatique comme instrument, doit jouer un rôle dans la pédagogie générale - où elle peut être couplée avec l'audiovisuel - et dans la pédagogie de soutien. Son emploi est, en effet, - comme l'expérience le montre - particulièrement utile comme moyen de rattrapage des capacités de base (lecture, écriture, langage et calcul). L'ordinateur peut donc servir efficacement à harmoniser les chances et à aplanir les handicaps, dans le cadre d'une pédagogie différenciée qui est celle sur laquelle se fonde le collège unique. Notre ambition est de mettre l'informatique au service d'une pédagogie dont l'objectif essentiel est d'assurer l'égalisation des chances par une diversification de ses approches en fonction des caractéristiques de chaque élève. Au-delà de l'occasion que le collège unique donne aux jeunes de vivre ensemble et de s'accepter en tant qu'individu dans l'unicité et la différence propre à la personne humaine, le collège unique est avant tout l'instrument d'un dessein politique et humain essentiel que nous devons avoir en mémoire face à l'introduction d'une technologie nouvelle : concourir à réduire les inégalités.

     Un intérêt tout particulier doit être porté, d'autre part, à la représentation et à la formulation des problèmes par les enfants. C'est à mes yeux, avec l'établissement de programmes, un des aspects intellectuels les plus formateurs de l'activité informatique, et je souhaite que des matériels appropriés tels que les terminaux graphiques interactifs viennent renforcer, par des possibilités de création données aux élèves, les bienfaits de cette approche essentielle.

     Je rappelle enfin que vont exister des options à composante informatique dès la 4ème et la 3ème, qui favoriseront, dans une première étape, l'initiation de certains élèves au langage informatique dans la gestion et l'industrie.

     Dans le cadre de l'objectif choisi, un cahier des charges précisera, pour chaque collège, le ou les points d'application retenus.

     Une grande souplesse est donc laissée aux établissement dans la manière d'organiser leur travail informatique.

     Je veux toutefois bien préciser que dans les collèges, comme ailleurs, il ne s'agira ni d'improvisation désordonnées, ni de bricolage, fût-il de bon niveau. L'ère des autodidactes et des apprentis sorciers est révolue.

3° - Dès le primaire, enfin, il parait indispensable, dans un premier temps, de familiariser les élèves avec l'environnement informatique et télématique, dans le cadre d'activités d'éveil prenant pour thème l'environnement de l'école ; ticket de métro, facture de l'E.D.F., téléphone, pourront fournir de bonnes occasions de s'interroger. De même pour les jeux électroniques éducatifs comportant des montages élémentaires qui permettent de comprendre le fonctionnement d'automatismes simples et couramment utilisés. Quant à l'utilisation des calculettes, elle pourrait permettre des exercices de vérification du calcul mental, voire de vérification des connaissances.

     D'autres approches sont plus ambitieuses, comme par exemple, celle permise par le système LOGO qui vise à faciliter l'apprentissage du raisonnement logique au moyen d'un véhicule programmable.

     Face au grand défi auquel est confronté la France soumise à une impitoyable compétition mondiale nous ne pouvons perdre une seule parcelle de l'intelligence et des savoir-faire de nos jeunes. Il nous faut préserver et revaloriser cet or gris. C'est un devoir humain et social. C'est aussi une condition de survie de notre pays. Vous savez que j'ai engagé cette année une réflexion approfondie et élargie sur le problème de la réussite scolaire. Il nous faut y intégrer les éléments d'un progrès pédagogique par le moyen des techniques nouvelles qui concourt à faire échec à l'échec.

     Mais la mise au point et l'usage des apprentissages cognitifs destinés aux enfants retardés, handicapés, ou gênés dans l'apprentissage de la langue, requiert des formateurs très avertis.

     Ainsi, dans le cadre de la formation initiale des maîtres, on peut envisager une ou plusieurs unités de formation optionnelle, suivant des modalités qui restent à définir, mais qui pourraient combiner techniques documentaires, communications audiovisuelles et informatique pédagogique.

     Nous réfléchissons également à ce que devrait être une formation à l'informatique dans le cadre de la formation continue pour des maîtres volontaires. J'attache beaucoup d'importance à organiser, en outre, pour ceux qui le souhaitent, enseignants, mais aussi directeurs d'écoles normales, inspecteurs départementaux, professeurs d'écoles normales, des actions de sensibilisation à l'informatique. Une définition des types de configurations matérielles à implanter pour soutenir ces actions est évidemment prévue.

     Telles sont, rapidement exprimées, les perspectives et les ambitions de ce plan.

     On voit que la formation des maîtres y est déterminante : toutefois, il ne s'agit nullement de former des spécialistes mais de permettre à tout professeur intéressé d'intégrer à son enseignement des méthodes et des techniques dont il estimera ne plus pouvoir se passer. Aussi, ne saurait-il être question d'une formation théorique systématique d'une durée prolongée mais d'un initiation suffisamment précise pour que soient cernés les objectifs et les problématiques et pour que soient maîtrisés les savoir-faire garants d'une aisance technique raisonnable.

     Car nous ne devons donc pas nous laisser emporter par la beauté des techniques et de la logique qui les sous-tend, même si nous voyons la télématique faire parvenir prochainement des logiciels pédagogiques ou des informations par vidéotex, aux enfants des régions les plus reculées. Le rôle du maître reste prépondérant. Une présence humaine chaleureuse sera toujours capitale pour assurer la saisie, le commentaire, la mémorisation de ces informations, et pour diffuser l'enthousiasme, qui est chez les jeunes le plus sûr aiguillon du progrès.

 
     Voilà l'état actuel de mes réflexions. Elles comportent certes, une part de prudence, mais cette prudence n'a rien d'un frein. Bien au contraire. C'est, si j'ose dire, une prudence enthousiaste. S'il faut se garder de toute « technolâtrie », de tout fétichisme de la machine, c'est pour mieux donner à l'informatique la place qui lui revient à l'école et dans notre société, c'est pour mieux définir cette nouvelle culture qui commence déjà à prendre forme.

     Bien sûr, beaucoup de questions se posent encore mais heureusement je ne doute pas qu'un colloque comme le nôtre permette d'y apporter des réponses satisfaisantes.

(Applaudissements)

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Association EPI

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