Propriété intellectuelle et partage du savoir sur internet

Naissance d'un droit d'auteur en kit ?

Jean-Pierre Archambault
 

     Les enseignants mettent de plus en plus de documents pédagogiques en ligne, aussi bien sur les sites institutionnels (ministère, académies, réseau SCÉRÉN...), les sites associatifs que sur leurs sites personnels. Des partenariats nouveaux voient le jour, associant auteurs, éditeurs publics et privés, collectivités territoriales. Se constituent ainsi des mines de ressources pédagogiques, diversifiées, plus ou moins élaborées, « bonifiées » par un intense travail coopératif. Il est en effet bien connu que l'on est plus « intelligent » à cent que tout seul. C'est ainsi que fonctionne la recherche scientifique, depuis le temps lointain où Pythagore interdisait à ses disciples de divulguer ses démonstrations. Le créateur ne crée pas à partir de rien, il crée à partir des oeuvres des autres, pour les dépasser, les subvertir... Comme le soulignait déjà au XIIe siècle Bernard de Chartres, « Nous ne sommes que des nains juchés sur les épaules des géants qui nous ont précédés ». La connaissance et la culture en général requièrent l'ouverture, le partage, le libre accès.

     L'apparition en nombre de ces « nouveaux auteurs », que sont les enseignants, s'inscrit dans un processus plus général. Internet bouleverse les modèles économiques existants de la production de la connaissance et soulève avec acuité les questions de propriété intellectuelle. Par exemple, quel statut juridique précis doit-on accorder aux productions enseignantes mises gratuitement et librement à disposition de tous sur la Toile ? Il n'est pas inutile de rappeler que droit d'auteur et brevet ne sont pas des droits « naturels », mais « utilitaristes ». La raison d'être originelle de la propriété intellectuelle a été d'assurer, au nom de l'intérêt général, un équilibre entre, d'une part l'incitation à la création, et d'autre part la nécessaire diffusion à tous des oeuvres de l'esprit. Sa finalité reste d'actualité au moment où certains intérêts théorisent un déséquilibre, au nom d'une conception qui réduit les oeuvres de l'esprit à n'être que des marchandises. C'est Victor Hugo qui doit se retourner dans sa tombe, lui qui rappelait que « le livre, comme livre, appartient à l'auteur, mais comme pensée, il appartient – le mot n'est pas trop vaste – au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l'un des deux droits, le droit de l'écrivain et le droit de l'esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l'écrivain, car l'intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous »  [1]. Et ce qui vaut pour l'écrivain vaut pour son éditeur. Il s'agit donc de définir des formes nouvelles de propriété intellectuelle, conciliant les intérêts des auteurs, des industries de l'immatériel, ainsi que des utilisateurs, et intégrant la spécificité de ce bien particulier qu'est la connaissance, pour aller au-delà des réponses de la société industrielle, sans pour autant faire table rase du passé.

Accéder librement à la connaissance

     Les regards se tournent naturellement vers les logiciels libres. Quand il évoque les risques de privatisation du génome humain, John Sulston, prix Nobel de médecine, dit que « les données de base doivent être accessibles à tous, pour que chacun puisse les interpréter, les modifier et les transmettre, à l'instar du modèle de l'open source pour les logiciels »  [2]. On pense en particulier à la GPL (General Public licence), qui constitue une modalité particulière de mise à disposition d'une richesse créée, avec laquelle l'auteur permet l'utilisation de son logiciel, met à disposition son code source dont il autorise d'éventuelles modifications, donne le droit de reproduire son travail et de le diffuser en autant d'exemplaires que l'on veut. À la condition de faire bénéficier les autres de ce dont on a soi-même bénéficié, en cas de diffusion d'oeuvres dérivées. La licence GPL correspond bien à la nature du bien informatique, à la façon dont il se crée, dans des processus cumulatifs de correction des erreurs et d'amélioration du produit par les pairs, les développeurs et les utilisateurs. Elle est pertinente, contrairement au brevet qui signifie procès en contrefaçons à n'en plus finir et donc frein à l'innovation, à la création. Elle n'interdit aucunement des activités commerciales, de service essentiellement. Elle s'inscrit dans une philosophie de libre accès à la connaissance et de son appropriation par tous.

     Pour lever certaines incertitudes, liées à la diffusion de logiciels libres sous licences de source américaine, le CEA, le CNRS et l'INRIA viennent d'élaborer CeCILL, la première licence qui définit les principes d'utilisation et de diffusion des logiciels libres en conformité avec le droit français, reprenant les principes de la GNU GPL  [3]. La vocation de cette licence est d'être utilisée en particulier par les sociétés, les organismes de recherche et établissements publics français et, plus généralement, par toute entité ou individu désirant diffuser ses résultats sous licence de logiciel libre, en toute sécurité juridique. CeCILL convient également parfaitement à des projets internationaux.

Légalité et morale

     Bien adaptée au logiciel, la licence GPL n'en a pas moins une portée plus large. Mais il serait absurde de vouloir transposer tel quel ce modèle aux créations de l'esprit, d'une manière indifférenciée. Les modalités juridiques doivent tenir compte de la spécificité d'un bien. Un morceau de musique, par exemple, n'est ni une oeuvre littéraire, ni une documentation informatique ou une ressource pédagogique. On peut, également, souhaiter la diffusion d'un article sans pour autant permettre des modifications successives, au terme desquelles on ne reconnaîtrait plus l'original. Une chose est sa diffusion et sa libre circulation sans contraintes, pour que l'on puisse réagir, approfondir, critiquer... Autre chose est son éventuelle dénaturation ou disparition de fait. Dans pareil cas, on parlera plutôt de « ressource à diffusion libre ».

     Par ailleurs, la légalité se doit d'être morale. Les médecins, qui importent illégalement des copies de médicaments sous brevet pour soigner des malades, se moquent éperdument de savoir si leur geste est légal ou non : il est vital tout simplement. La légalité est aussi une notion relative. Ainsi, le laboratoire indien Cipla, qui produit des traitements anti-rétroviraux contre le sida en copiant des molécules des firmes pharmaceutiques occidentales, protégées par des brevets, est-il un « pirate » ? Non, car la législation indienne ne reconnaît pas les brevets sur les médicaments. Cipla est donc une entreprise parfaitement légale, au regard de la loi de son pays  [4].

Partager sur la toile des oeuvres de l'esprit

     L'objectif général, clairement exprimé, étant de favoriser la diffusion et l'accès pour tous des oeuvres de l'esprit, en conciliant les droits légitimes des auteurs et des usagers, il reste à en définir les modalités juridiques. Le projet Creative Commons s'y emploie  [5]. Il a vu le jour à l'université de Standford, au sein du Standford Law School Center for Internet et Society, à l'initiative notamment de Lawrence Lessing. Il s'agit d'adapter le droit des auteurs à Internet et de fournir un cadre juridique au partage sur la Toile des oeuvres de l'esprit. En effet, on ne le dira jamais assez, la période de fortes turbulences que connaît la propriété intellectuelle est la conséquence directe de la banalisation des outils informatiques de création et de reproduction, conjuguée à l'existence d'Internet, qui permet une diffusion quasi instantanée à des millions de personnes. L'économie de l'édition ne peut plus se confondre avec celle du support des oeuvres, maintenant qu'elles ne sont plus attachées à un support unique, le livre par exemple. Il faut redéfinir les utilités sociales, les raisons d'être. À propos de la condamnation d'un enseignant par le tribunal de grande instance de Pontoise, pour avoir téléchargé des fichiers musicaux, plaidant « pour que l'on trouve, en commun, une solution financière acceptable par tous », Le Monde du 4 février 2005 concluait fort justement son éditorial en rappelant qu'« on ne peut nier indéfiniment l'irruption d'une nouvelle technologie ».

     Les droits exclusifs de reproduction et de représentation, dits patrimoniaux, accordés à l'auteur ou ses ayant droits, s'éteignent 70 ans après sa mort, au moment où l'oeuvre rejoint le domaine public. Si le droit d'auteur est exclusif, il n'en souffre pas moins des exceptions : représentations privées et gratuites, courtes citations, parodie. Heureusement, car toute vie intellectuelle serait impossible si l'on ne pouvait pas parler des oeuvres et s'il fallait, pour la moindre citation, demander l'autorisation à l'auteur ou à ses héritiers.

     Creative Commons renverse le principe de l'autorisation obligatoire. Il permet à l'auteur d'autoriser par avance, et non au coup par coup, certains usages et d'en informer le public. Il est autorisé d'autoriser. Métalicence, Creative Commons permet aux auteurs de se fabriquer des licences, dans une espèce de jeu de LEGO simple, constitué de seulement quatre briques. Première brique, Attribution : l'utilisateur, qui souhaite diffuser une oeuvre, doit mentionner l'auteur. Deuxième brique, Commercialisation : l'auteur indique si son travail peut faire l'objet ou pas d'une utilisation commerciale. Troisième brique, Non dérivation : un travail, s'il est diffusé, ne doit pas être modifié. Quatrième brique, Partage à l'identique : si l'auteur accepte que des modifications soient apportées à son travail, il impose que leur diffusion se fasse dans les mêmes termes que l'original, c'est-à-dire sous la même licence.

     La possibilité donnée à l'auteur de choisir parmi ces quatre composantes donne lieu à onze combinaisons de licences. Grâce à un moteur de licence proposé par le site de Creative Commons, l'auteur obtient automatiquement un code HTML à insérer sur son site qui renvoie directement vers le contrat adapté à ses désirs. Ces contrats sont notamment utilisés par des institutions universitaires, comme la revue Public Library of Science (www.plos.org/journals/license.html) ou le MIT, des réseaux altermondialistes comme Indymedia (www.indymedia.org/fr/index.shtml) mais aussi par de nombreux artistes comme ceux qui participent à Magnatune (magnatune.com) ou OpenPhoto (www.flux.org.uk).

     Afin de favoriser une utilisation gratuite, pédagogique ou associative, les sons d'Arte Radio sont téléchargeables et diffusables sous contrat Creative Commons  [6]. Arte Radio reste propriétaire des droits, mais soutient une diffusion libre de ses créations et reportages hors de la sphère marchande. On peut télécharger les sons d'Arte Radio sur son ordinateur ou son baladeur numérique, les échanger sur les réseaux P2P, graver un cédérom pour l'écouter en voiture. Comme le font de nombreux enseignants, on peut utiliser les reportages d'Arte Radio en classe, en France ou à l'étranger. On peut aussi les diffuser sur une radio libre ou associative, en créditant systématiquement le réalisateur et Arte Radio.com. Chacun est donc libre de télécharger, copier et diffuser les contenus audio d'Arte Radio aux conditions suivantes : le son doit être crédité au réalisateur et à Arte Radio.com, toute utilisation ou diffusion commerciale est interdite, on ne peut pas procéder à des coupes ou des modifications sans autorisation.

Adapter le droit aux besoins de l'auteur et des utilisateurs

     Sur ce modèle, le concepteur d'une ressource pédagogique mise à disposition sur la Toile, qu'il s'agisse d'un cours, d'exercices ou d'un manuel numérique, autorisera les modifications successives ou pas. C'est selon. Creative Commons permet donc une adaptation souple aux besoins précis de l'auteur et des utilisateurs, à mi-chemin entre les larges libertés de licences comme Art Libre et la fermeture du copyright, antinomique avec la logique de la technologie numérique. Il fournit les outils d'une mise en oeuvre aisée. Si l'auteur veut aller plus loin dans sa démarche, il peut céder l'intégralité de ses droits en plaçant son oeuvre dans le domaine public. Il peut aussi vendre les droits patrimoniaux de son oeuvre à Creative Commons pour un euro symbolique, conservant ses droits moraux pour une période de quatorze ans renouvelable, avant qu'elle ne « monte » dans le domaine public. Une adaptation au droit français a été réalisée. Il était en effet indispensable de procéder à une mise en conformité, le droit français imposant un contrat entre l'auteur et l'utilisateur. Il fallait également automatiser la « signature » sur le Net pour les oeuvres mises en ligne.

     La numérisation des oeuvres, de la connaissance en général, leur diffusion sur Internet posent avec une acuité sans pareil le problème de l'usage que l'on peut en faire. Des millions d'utilisateurs ont accès à des millions d'oeuvres, grandes ou petites. Difficile d'imaginer que leur utilisation puisse passer par une demande d'autorisation. La loi doit pouvoir être applicable. D'où la pertinence de la démarche de Creative Commons dans laquelle l'auteur, en mettant à disposition sa création sur la Toile, indique ce que les internautes peuvent en faire.

     Et l'imagination est sans fin. Une nouvelle licence, « devNations », correspond au cas d'un auteur souhaitant à la fois vivre de son travail – et pour cela négocier avec un éditeur européen ou nord-américain – et favoriser, dans d'autres pays, la création par l'émergence d'éditeurs. Un tel auteur accepte qu'un éditeur, issu d'un pays figurant sur une liste pré-établie, commercialise son oeuvre dans les pays de la liste sans avoir à en demander l'autorisation, et sans la négociation qui l'accompagne habituellement. Un envoi d'un exemplaire à l'auteur suffit ! On pourra reprocher à une telle licence un côté paternaliste. Soit. Mais la diversité d'exploitation des oeuvres à travers le monde est grande. L'essentiel reste la constitution d'un domaine public mondial de la connaissance et de la culture.

Jean-Pierre Archambault
SCÉRÉN CNDP-CRDP de Paris
Chargé de mission veille technologique

Paru dans Médialog n° 55 de septembre 2005.

NOTES

[1] Victor Hugo, « Discours d'ouverture du Congrès littéraire international », 17 juin 1878, in Jan Baetens, Le combat du droit d'auteur, p. 158, Les impressions nouvelles, Paris 2001.

[2] John Sulston, « Le génome humain sauvé de la spéculation », Le Monde Diplomatique, décembre 2002.

[3] http://www.cecill.info/index.fr.html.

[4] Florent Latrive, Du bon usage de la piraterie, Exils Editeur, 2004.

[5] Le site de Creative Commons France : http://fr.creativecommons.org/.

[6] http://www.arteradio.com/creativecommons.html.

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Association EPI
Novembre 2005

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