Téléchargement sur internet et droit de la propriété intellectuelle
Innover ou protéger ? Un cyber-dilemme

Jean-Pierre Archambault
 

Les débats parlementaires sur la transposition de la directive européenne DADVSI ont repris en mars 2006. L'idée de « licence globale » n'a pas été conservée. Les articles votés traduisent l'hésitation des législateurs : où placer le curseur entre réglementation et liberté ? Un excès de réglementation retirerait à Internet sa prodigieuse capacité de création et d'innovation. Le monde des idées et celui de l'Éducation auraient beaucoup à y perdre.

   La transposition de la directive européenne sur les Droits d'auteur et droits voisins dans la société de l'information (DADVSI) a contribué à installer durablement dans le débat politique les questions de propriété littéraire et artistique, plus généralement de propriété intellectuelle. Rien là que de très normal car à ces questions correspondent des enjeux de société, et ceci dans le monde entier. Elles sont la partie visible de l'iceberg des profondes transformations engendrées par les technologies de l'information et de la communication en général, et par Internet en particulier, outil incontestable d'innovation et de création.

   Alors qu'il a toujours existé des contraintes matérielles et techniques à la création et à la diffusion des oeuvres de l'esprit, les technologies numériques ont radicalement modifié « la donne », en réduisant d'une manière substantielle les coûts de création et de distribution, en favorisant l'émergence en nombre d'usagers-auteurs. Le coût du tournage d'un film n'est plus qu'une fraction de ce qu'il était il y a seulement une décennie. Il en va de même pour la production musicale et tous les arts numérisables, ainsi que pour les enseignants qui diffusent sur la Toile une abondante production pédagogique.

   Les technologies numériques mettent à disposition des individus et des associations des capacités dont ne bénéficiaient jusqu'alors que des structures très organisées. La coopération que l'on connaissait déjà dans de nombreuses activités intellectuelles, notamment le développement scientifique, voit son efficacité décuplée par Internet. En quoi la Toile, telle qu'on la connaît, favorise-t-elle l'innovation et la création ?

Un bien commun de l'innovation

   Internet a rendu possibles des produits numériques qui n'auraient pas pu exister sans lui ou que l'on ne souhaitait pas construire. Au nombre de ceux-ci figurent les cartes routières directionnelles, les machines de traduction automatique polyvalentes intégrant des dizaines de langues, les dictionnaires en ligne pour des centaines de langues. Il y a les livres HTML avec des liens pour aider le lecteur ou pour l'orienter vers des textes en rapport avec l'ouvrage. À travers le projet Gutenberg, Michael Hart publie des textes du domaine public sur Internet depuis 1970. MP3, technologie de compression, en réduisant la taille des enregistrements numériques de musique, permet à Internet de devenir un diffuseur potentiel. Il y a eu Napster, technologie qui simplifiait l'échange horizontal de fichiers MP3 entre pairs. Amazon.com est à l'origine de l'explosion d'une demande qui n'aurait pas pu émerger dans le monde « réel ». Nos goûts musicaux et littéraires sont complexes et les vendeurs ont beaucoup de difficultés à les identifier. En enregistrant les préférences, Amazon.com peut utilement conseiller les titres à acheter, c'est le meilleur aspect d'une pratique qui prête à controverse ! Et puis il y a Wikipédia, cette immense encyclopédie électronique libre... Ces quelques exemples illustrent le rôle joué par Internet en matière d'innovation et de création, sa capacité à faire travailler ensemble de multiples acteurs. De nouvelles méthodes d'interaction entre les individus ont vu le jour. Des groupes se forment spontanément pour discuter de tous les sujets imaginables. Au face à face et à la communication synchrone s'ajoute le temps différé. Par tous ces aspects, Internet est un bien commun de l'innovation, c'est-à-dire une ressource sur laquelle n'importe quel usager a des droits, sans avoir à obtenir de permission de qui que ce soit. En quoi, tel qu'il a été créé et a fonctionné jusqu'à maintenant, permet-il tout cela ?

Une architecture neutre et ouverte

   Selon les études de Yochai Benkler reprises par Lawrence Lessig dans son remarquable ouvrage L'avenir des idées  [1], Internet est un réseau de réseaux en trois couches : une couche physique (le fil de cuivre des réseaux téléphoniques, la fibre optique...), une couche logique (les logiciels, les protocoles d'Internet) et des contenus. Les câbles et les réseaux qu'ils interconnectent appartiennent à l'État ou à des entreprises privées. Les ordinateurs au sein du réseau fournissent un service de base – le transport des données – avec des fonctions très simples nécessaires pour les applications les plus diverses. L'intelligence et la complexité, à savoir le traitement de l'information, sont situées dans des ordinateurs à la lisière du réseau. Cette architecture, dite de « bout en bout », favorise l'innovation. En effet, les inventeurs ont seulement besoin de connecter leurs ordinateurs, sans qu'il faille modifier ceux de l'intérieur. La structure d'Internet n'est optimisée pour aucune application existante spécifique, en conséquence le réseau est ouvert à toute innovation non prévue à l'origine. Il est neutre, au sens où un propriétaire du réseau ne peut pas sélectionner des données au détriment d'une nouvelle structure innovante qui menace une application en situation dominante. Les créateurs n'ont pas besoin d'obtenir une permission de quiconque pour développer une nouvelle application. D'autres réseaux fonctionnent sur ce principe : le réseau électrique auquel tout un chacun peut se connecter pourvu que son équipement corresponde aux normes du système  [2] ; le réseau autoroutier car, à partir du moment où la voiture a été homologuée et où le conducteur a son permis de conduire, le concessionnaire de l'autoroute n'a pas à savoir pourquoi ni quand l'usager emprunte celle-ci.

   Internet repose sur des standards ouverts de formats de données (HTML pour écrire des pages web) et de protocoles de communication (TCP/IP, HTTP). Il fonctionne à base de logiciels libres : Apache, SendMail, Linux... Il est donc impossible de verrouiller le réseau par la pratique du secret. Les logiciels libres contribuent à construire une plate-forme neutre. Ils la protègent par des licences comme la GPL et la diffusion du code source, garantissant aux développeurs qu'elle le restera dans l'avenir.

   Internet, par son architecture, ses technologies, ses principes, a permis la mise en place d'un immense bien commun de créativité et d'innovation universel : la couche des contenus pour laquelle il est primordial de bien placer le curseur entre réglementation et liberté. Tous les secteurs d'activité sont concernés et les réponses peuvent différer d'un domaine à l'autre : la propriété intellectuelle n'intéresse pas que les industries musicales et cinématographiques, comme le débat sur la directive européenne a pu le laisser penser à certains moments, mais aussi la science, la connaissance, l'éducation, le patrimoine culturel de l'humanité, l'ensemble des activités humaines.

Entre réglementation et liberté

   Entamés en décembre 2005, les débats parlementaires sur la transposition de la directive européenne DADVSI  [3] ont repris en mars 2006 à l'Assemblée nationale et se poursuivront en mai au Sénat. Ils se situent de plain-pied dans la problématique de la couche des contenus, et aussi dans celle du logiciel. Les articles votés sont relativement contrastés : il n'est pas facile de placer le curseur entre réglementation et liberté, et ce n'est pas qu'une affaire de technique  [4] !

   L'amendement légalisant le téléchargement et ouvrant la voie à la licence globale, adopté dans un premier temps, a finalement été rejeté  [5]. « L'auteur est libre de choisir le mode de rémunération et de diffusion de ses oeuvres ou de les mettre gratuitement à la disposition du public. » (Art. L. 131-8-1). Cet alinéa place les auteurs au centre du dispositif, garantit le respect de leur droit moral. Il est en contradiction avec les pratiques de la SACEM qui impose à ses adhérents de lui payer leur part des droits en cas de titre proposé en téléchargement cadeau. Un autre amendement adopté indique que « dans les six mois suivant la promulgation de la présente loi, le Gouvernement transmet au Parlement un rapport relatif aux modalités de la mise en oeuvre d'une plate-forme publique de téléchargement visant à la fois la diffusion des oeuvres des jeunes créateurs dont les oeuvres ne sont pas disponibles à la vente sur les plates-formes légales de téléchargement et la juste rémunération de leurs auteurs ». Il s'agit là d'un projet constructif à mettre en oeuvre. Si les logiciels ne sont pas concernés en tant qu'objets dont l'usage serait contrôlé par des MTP (Mesures Techniques de Protection), ils le sont en tant que moyens quand ils interagissent avec des MTP et plus généralement quand ils servent à accéder à des oeuvres faisant l'objet d'un droit de propriété littéraire et artistique. Mais « les mesures techniques ne doivent pas avoir pour effet d'empêcher la mise en oeuvre effective de l'interopérabilité, dans le respect du droit d'auteur. Les fournisseurs de mesures techniques donnent l'accès aux informations essentielles à l'interopérabilité ». Cette reconnaissance par l'Assemblée nationale de la nécessaire interopérabilité a manifestement « irrité » les États-Unis, soutenant en la circonstance la société Apple.

   La loi adoptée en première lecture met en place des contraventions visant les internautes fraudeurs en fonction de la gravité de leur acte. En l'état actuel du texte, trois d'entre elles seront difficilement applicables selon Stéphane Foucart  [6]. L'internaute qui télécharge à des fins personnelles une oeuvre protégée est passible d'une contravention de 38 euros. Mais, techniquement, il est impossible de détecter l'acte de téléchargement sans requérir des fournisseur d'accès à Internet (FAI) une surveillance systématique de l'activité de leurs abonnés. Or cette requête est « exclue par la directive européenne de 2000 sur le commerce électronique », dit Stéphane Marcovitch, délégué général de l'Association française des fournisseurs d'accès (AFA). L'internaute qui met à disposition du public, sans intention commerciale, un fichier protégé est passible d'une amende de cent cinquante euros. Cet acte est détectable par des dispositifs de surveillance automatisés, indépendants des fournisseurs d'accès. Mais, indique Christophe Pallez, secrétaire général de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), « pour être dissuasif, il faudrait mettre en place un dispositif à grande échelle. On peut se poser des questions sur la faisabilité d'un tel système ». Autre problème : la loi ne dit pas si le titulaire d'un abonnement à Internet est présumé responsable d'un délit commis depuis son compte personnel. Le texte dispose enfin que l'édition, la commercialisation ou la distribution au public d'un logiciel « manifestement destiné » à des échanges non autorisés de musiques ou de films protégés est passible de sanctions pénales (jusqu'à trois ans de prison et trois cents mille euros d'amende). Mais la majorité des éditeurs de logiciels de peer to peer (P2P) ne sont pas français. En outre, la distribution de ces programmes se fait souvent par le biais de sites web hébergés à l'étranger. « Notre plus grande crainte, dit M. Marcovitch, est de voir des décisions de justice nous contraindre à filtrer Internet pour rendre inaccessible tel ou tel site, au motif qu'il mettrait à disposition certains logiciels. »

L'exception éducative

   La société a besoin d'innovation et il lui faut contradictoirement favoriser la diffusion de la connaissance et protéger la création. Si le dilemme n'est pas nouveau, le numérique transforme profondément la recherche de l'équilibre, comme toujours au nom de l'intérêt général, entre réglementation et liberté. Trois chercheurs ont lancé une espèce de « pavé dans la mare »  [7] : « la gratuité marginale se justifie pour les fichiers numériques. » En effet, « dans la mesure où les fichiers numériques constituent des biens collectifs, il convient de fixer le prix unitaire au niveau du coût marginal, qui est nul : c'est ce qui assure la consommation la plus large et une situation optimale (dite "de premier rang" par les économistes). Mais il convient aussi de déterminer un mode équitable et efficace de financement des coûts fixes de la production initiale du contenu. Un abonnement indépendant de la quantité consommée constitue une solution efficace, généralement utilisée dans le cas des oeuvres culturelles : ainsi en est-il des chaînes payantes de télévision ou des cartes illimitées dans le cas des salles de cinéma ». Et ils concluent que « la création des contenus est aisément financée par la licence légale ».

   L'« exception pédagogique », prévue dans la directive européenne, n'a pas été retenue. On peut, à l'instar de la Conférence des Présidents d'Université (CPU) et des Directeurs de Bibliothèques Universitaires (ADBU), le regretter  [8]. L'exception pédagogique, c'est l'exonération des droits d'auteurs sur les oeuvres numériques utilisées dans le cadre des activités d'enseignement et de recherche, et des bibliothèques. Les établissements d'enseignement contribuent déjà à la défense du droit d'auteur en versant des sommes importantes (près de trois millions d'euros de la part des universités) pour la photocopie d'oeuvres protégées (la fameuse lutte contre le « photocopillage »). Les bibliothèques, quant à elles, doivent déjà faire face au paiement de droits de prêt diminuant fortement leur pouvoir d'achat.

   L'utilisation de documents numériques et de logiciels par les élèves constitue de fait une promotion de ces ressources. Entrés dans le monde de l'entreprise, ces derniers auront en effet tendance à préconiser les logiciels et les oeuvres qu'ils ont rencontrés lors de leurs études : sur ce plan strictement économique, la gratuité de leur usage dans un cadre scolaire se défend parfaitement, l'institution pouvant faire jouer une certaine concurrence. La CPU et l'ADBU, constatant que la France est l'un des rares pays européens à ne pas avoir retenu dans son projet de loi l'exception éducative, craignent que cette législation n'aboutisse à une domination accrue de la littérature de langue anglaise déjà majoritaire parmi les ressources d'information disponibles en ligne, notre seule référence devenant Google et nos seules sources étant les données anglo-saxonnes.

Des limites à l'activité pédagogique

   Des accords sectoriels ont été passés entre l'Éducation nationale et les ayants droit des secteurs de la musique, de l'audiovisuel, de la presse, des arts visuels et de l'écrit. Ils se substituent à la loi et encadrent l'utilisation des écrits, des musiques, des images et des films, dans les salles de cours, les amphithéâtres, les bibliothèques, les colloques et les publications. Des enseignants redoutent que ce genre d'accords ne soient source de problèmes pour les pédagogues. Yves Hulot, professeur d'éducation musicale dans le secondaire, en pointe quelques-uns  [9]. Il fait référence à un protocole sur l'utilisation des oeuvres de l'esprit (domaine de l'écrit) qui concerne également la reproduction d'oeuvres, et qui précise : « Il est entendu que toute reproduction et représentation numérique de ces oeuvres doit avoir sa résolution limitée à 400×400 pixels et une définition de 72 DPI ». Comme il est aussi prévu que « les utilisations autorisées par le présent accord en question portent sur une utilisation des oeuvres considérées dans leur forme intégrale », on ne peut pas utiliser de photos de détails des oeuvres. Par exemple, le tableau « Les noces de Cana » de Véronèse comporte une intéressante viola da braccio au premier plan. Avec une telle limite de résolution sur cet immense tableau, il est impossible de projeter et de zoomer convenablement sur ce détail. Et le professeur s'interroge : « Qui peut croire justifiées de telles limitations ? »

   Un accord signé par le ministère de l'Éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, le Centre français d'exploitation du droit de copie et la Société des éditeurs et auteurs de musique, en présence du ministère de la Culture et de la communication indique, concernant les oeuvres musicales visées par l'accord  [10] : « ... à défaut d'accord particulier, l'extrait ne peut excéder 20 % de l'oeuvre musicale concernée (paroles et/ou musique) par un travail pédagogique ou de recherche, par classe et par an, dans la limite maximale de trois pages consécutives d'une même oeuvre musicale visée par l'accord. » Face à un accord analogue, le même enseignant exprimait ainsi ses craintes : « À titre d'exemple si je travaille en classe de troisième sur la compagnie des "Ballets russes", il me semble évident que pour apprécier l'importance de la révolution qu'elle apporta, une analyse d'au moins deux ballets s'impose, en l'occurrence "L'après-midi d'un faune" et "Le sacre du Printemps" ce qui permet d'aborder deux musiciens capitaux, Debussy et Stravinsky. Le premier dure environ dix minutes, le second environ trente. Habitués que sont nos élèves à côtoyer majoritairement le genre chanson, il me semble utile de les confronter à d'autres durées et d'autres langages musicaux ou chorégraphiques. Mais je crains qu'à trop limiter l'activité pédagogique des enseignants on finisse par empêcher ceux qu'ils éduquent de réellement avoir les clés d'accès à la culture ! »

   Où placer le curseur en matière éducative ? L'exigence humaniste et, dans une société reposant sur la connaissance, la place de l'éducation qui se situe au coeur de la création de valeur ajoutée, n'auraient-elles pas tendance à plaider en faveur d'une exception éducative ?

Jean-Pierre Archambault
Chargé de mission Veille technologique,
CNDP-CRDP de Paris

Paru dans Médialog n° 58 de juin 2006.

NOTES

[1] Lawrence Lessig, L'avenir des idées, Presses universitaires de Lyon, 2005.

[2] En théorie on pourrait imaginer que chaque appareil branché à une prise ait d'abord besoin d'être identifié par un réseau pour pouvoir fonctionner.

[3] Jean-Pierre Archambault, Téléchargement sur Internet : quelle légitimité ?, Médialog n° 57.

[4] Boris Vian (En avant la zizique, édition Le Livre Contemporain, 1958, édition 10-18, 1971) pointait une relation conflictuelle en observant l'attitude du commerçant qui intime à l'artiste de « se contenter de son talent et de lui laisser l'argent ». Et de « s'ingénier souvent à brimer ce qu'il a fait naître en oubliant qu'au départ de son commerce il y a la création ». Boris Vian remarquait que « le commercial se montrait également agressif par rapport au bureau d'études qui s'apprêtait à lui porter un coup dont il ne se relèverait pas, à savoir l'automation de ses fonctions ». Et de lui conseiller d'en profiter car cela ne durerait pas éternellement ! Vision prémonitoire d'un auteur-compositeur-interprète et Centralien ?

[5] On peut consulter le texte de loi voté par l'Assemblée nationale à l'adresse : http://assembleenationale.fr/12/dossiers/tareport/droit_auteur.pdf.

[6] Le Monde du 20 mars 2006.

[7] François Moreau (CNAM), Marc Bourreau et Michel Gensollen (ENST), www.internetactu.net/?p=6401.

[8] www.cpu.fr/ActU/Actu.asp?Id=1081&Inst=CPU.

[9] www.temps-reels.net/blogs/education/index.php/2006/01/24/1-first-post.

[10] http://soufron.typhon.net/IMG/Ecrit_Version_signature_27-02-06-1.pdf.

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Association EPI
Juin 2006

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