L'ordinateur, un outil culturel et artistique

Jean-Louis Malandain
 

Calculer et classer

   Quand on parle d'informatique ou d'ordinateurs, on pense communément aux capacités de calcul largement mises à contribution dans le domaine scientifique. Immédiatement après, on évoque les ressources considérables de la mise en mémoire et de la gestion des fichiers qui ont révolutionné les techniques documentaires et le vaste domaine de la bureautique. Calcul, mémoire, gestion que viennent encore décupler les apports de la circulation des données sur le réseau mondial Internet qui transforme radicalement le travail intellectuel.

   Les mathématiques, les sciences en général, la documentation, l'administration... c'est déjà beaucoup mais c'est oublier un peu vite que les ordinateurs, ces outils hautement technologiques, ont des capacités parfois insoupçonnées ou mises en sommeil qui pourraient émouvoir ceux que le calcul ou la gestion rebutent (c'est le cas de beaucoup d'élèves) ou ceux qui voient dans l'ordinateur et les « nouvelles technologies » une menace diffuse pour la culture (c'est le cas de beaucoup d'adultes et de seniors).

   Il faut bien dire aussi que ce qui n'est pas disons « scientifique » ou « bureautique » est souvent ignoré, plus ou moins volontairement, dans l'initiation à l'informatique proposée dans le cadre scolaire ou dans les formations d'adultes, comme si l'on craignait une contamination par des activités d'ordre littéraire ou artistique supposées, par nature, contraires à la technologie !

   Cette remarque est inspirée par le cas d'un élève de première – pourtant à l'aise pour explorer Internet – à qui personne n'avait jamais dit qu'un traitement de texte comporte des fonctions de recherche ou de remplacement et même l'appel à des synonymes permettant d'amorcer une réflexion sur l'écriture et le contenu des textes. Remarque confortée par la surprise d'adultes découvrant qu'on peut dessiner avec une souris !

   L'informatique est évidemment une science et l'ordinateur un outil hautement sophistiqué. Cela n'empêche que des capacités annexes, transversales ou transfuges mériteraient d'être présentées pour séduire précisément des élèves ou les adultes en formation qui n'auraient pas forcément la fibre électronique.

   Aux littéraires, on pourrait proposer un jeu de substitution pour faire bouger les textes (et si la cigale devenait la fourmi ?) ; aux musiciens, des courbes mélodiques ; aux peintres, des aires colorées et mouvantes. Toutes opérations que le traitement numérique rend instantanées.

Concevoir et créer

   La quasi-ignorance de ce qui n'est pas « scientifique » ou « bureautique » est d'autant plus regrettable qu'on s'aperçoit chaque jour davantage de la place prépondérante de l'ordinateur dans les processus de création intellectuelle, indistinctement, scientifique ou artistique. Car, avec un ordinateur, on peut écrire, peindre ou composer comme à l'ordinaire avec un papier et un crayon... mais on peut aussi, ce qui était impensable naguère, se livrer à des manipulations qui démultiplient les potentialités de l'art autant que de la science.

   Une formation à l'informatique qui aborderait des activités ludiques ou artistiques rencontrerait forcément les contraintes de la technique et de la programmation mais leur logique intraitable serait mieux perçue. Pour ne pas les nommer, les redoutables opérateurs booléens deviennent des évidentes quand des littéraires les appliquent à la syntaxe : tel énoncé est acceptable s'il comporte « marcher » et « avoir » ou « aller » et « être » (auxiliaire être ou avoir !).

   La discrétion de l'école est d'autant plus étonnante que le bilan des avancées dues à l'informatique est particulièrement impressionnant dans les domaines linguistique ou littéraire : l'ordinateur lit à haute voix, associe la parole à sa transcription, écrit sous la dictée, repère les contenus d'un document, traduit un texte. Sans entrer plus avant dans les vastes domaines de la recherche linguistique ou de la production littéraire assistées par ordinateur (ce qu'on a désigné comme les industries de la langue), des programmes à la portée de tous permettent d'extraire d'un texte quelconque certains mots en fonction de leur longueur, de leur fréquence, de leur thématique ; cela aboutit à de véritables analyses sémantiques, fréquentes à partir des discours politiques ; on peut compter aussi des dizaines de jeux de langage plus ou moins inspirés des travaux de l'ouvroir de littérature potentielle (l'Oulipo) cher à Raymond Queneau.

   En voici un exemple : imaginons un automate qui puisse parcourir un texte lettre par lettre en sachant distinguer les voyelles des consonnes tout en reconnaissant les séparateurs de mots (espaces, signes de ponctuation et alinéas). À quelles conditions pourrait-il identifier les syllabes puis les compter afin de repérer des séquences constituant un alexandrin ? Essayons ! Si une seule voyelle est précédée et suivie d'un séparateur ou d'une consonne, c'est forcément une syllabe ! Si deux ou trois voyelles se suivent dans la même configuration, est-ce aussi une seule syllabe ? À première vue, oui, s'il n'y a pas de tréma. Et ainsi de suite. Et comment faire pour arrêter le décompte à 12 sans couper au hasard et préserver ainsi une unité de sens ? Il faut, au moins, tomber sur une virgule comme séparateur. C'est de la pure logique littéraire... ou de la pure grammaire logique ! Cette logique en vaut d'autres en matière de formation, alors pourquoi s'en priver ? C'est ainsi qu'un exercice de programmation pourrait avoir pour objectif de repérer des alexandrins « tombés » par hasard et à l'insu de leurs auteurs dans les textes de prose les plus variés, du Code civil aux Mémoires d'outre-tombe  [1].

   Ces quelques références à propos des mots ne doivent pas cacher que la musique et le dessin sont réellement intégrés à l'ordinateur au même titre que le texte ou le calcul. C'est au point qu'on peut parler d'une véritable prothèse – et pas seulement pour ceux dont la mémoire défaille, dont les idées s'embrouillent, dont l'inspiration fléchit. À brève échéance, personne ne pourra plus se passer de cet outil d'aide à la conception qui met la science, l'art et la culture à portée de main.

   Dans ces conditions, un des enjeux majeurs de l'éducation devient, sans conteste, de faire connaître puis de donner la maîtrise de tels outils en veillant à ne négliger aucune discipline. Si un enseignement spécifique était mis en place, il faudrait au moins montrer ce qui existe puis en explorer les applications ; pourquoi pas en pénétrer les arcanes et faire en sorte que chacun puisse devenir un utilisateur averti, un expert ou un artiste comme on l'est de la plume, du pinceau ou de l'archet.

Jean-Louis Malandain
19, rue du Dr Renou
49620 La Pommeraye

NOTE

[1] Ce programme existe. Il s'appelle « Alexonda » et il sert à repérer les alexandrins involontaires commis par nos meilleurs prosateurs. L'auteur le tient à la disposition des lecteurs intéressés.

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Association EPI
Juin 2007

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