INFORMATIQUE ET DÉ-TAYLORISATION ;
INFORMATIQUE ET ENSEIGNEMENT

Robert Le Borzec
Professeur honoraire de Construction mécanique
École Nationale Supérieure des Arts et Métiers.
 

   Y a t-il guet-apens ? Et dans ce cas, dirigé contre qui ?

   Il avait été convenu que, malgré mon âge qui permet de me classer parmi les « conservateurs » ou grâce à mon âge qui est le garant d'une longue carrière de professeur, peu enthousiaste du glissement de tous les enseignants vers le « Dieu Informatique », je pourrais peut-être jouer le « Candide » en introduction à votre colloque.

   II a ensuite, unilatéralement, été décidé d'un thème « Informatique, conséquence de la dé-taylorisation », me plongeant dans un abîme de questions, de réflexions, de documentations.

   Si le hasard avait voulu que je fusse un bon mathématicien, j'aurais pu rechercher une ou plusieurs relations entre les formules de « Taylor », éminent mathématicien et ses nombreux descendants, les « Chevaliers de l'Ordinateur » ici présents. Étant un enfant du « sérail des technologues », je ne pouvais que redécouvrir « notre Taylor », il n'était ni mathématicien en 1700, ni Général et même Président des États-Unis d'Amérique du Nord vers 1800, ni « Théologien Anglican » en 1650, ni philanthrope français dévoué aux Arts en 1850, ni autre, mais il était l'Ingénieur dit « efficace » dans une Amérique du Nord en plein essor industriel de l'automobile et de ses dérivés, vers 1890, avec ses relents de fordisme.

   Il m'incombe donc la tâche périlleuse d'essayer de relier une évolution des pratiques industrielles en liaison avec le développement très dynamique (et même trop envahissant) de l'informatique. Quel guet-apens !!!

   Sans vouloir jouer au Sociologue que je ne suis pas, ni au spécialiste en ergonomie, ni à l'analyste en économie industrielle, je dois donc, dans une première partie, essayer de brosser un panorama de l'évolution politico-industrielle sur ce que fut le taylorisme vis-à-vis de l'avant-taylorisme et de l'après-taylorisme, tout ceci vu par le « petit bout de la lorgnette » d'un simple enseignant technologue.

   Pour beaucoup d'entre nous « l'avant-taylorisme » c'est l'Artisan, l'Artiste, le Compagnon du tour de France. C'est George Sand qui décrit avec beaucoup d'amour l'Artisan fier de son savoir-faire, la symphonie des copeaux et des formes, l'Artisan fier de son savoir-fabriquer, de ses splendides réalisations en ébénisterie, en maçonnerie, en charpente. C'est aussi Romain Rolland avec son Colas Breugnon, bourguignon amoureux de la vie sous toutes ses formes, du bien-faire et du très bien-réaliser. C'est enfin Henri Vincenot dans Le Pape des escargots et dans La Billebaude, qui glorifie ses grands-pères et ses amis, compagnons reconnus et admis dans un monde où l'on sait apprécier le beau, le bien fait, l'ouvrage d'art.

   Si l'on s'intéresse au côté plus industriel, il y a l'ouvrier professionnel, celui qui sait gérer les matériaux et les matériels et il y a la Direction et les services administratifs qui se plient aux méthodes et aux durées imposées par le professionnel pour établir la durée de fabrication et le prix facturé. Cet ouvrier qualifié « d'ouvrier manuel » par opposition à « l'intellectuel éthéré » n'est certainement pas qu'un simple manuel. Chaque procédé de travail, chaque organisation de processus, toute l'organisation des différentes opérations font intervenir tout autant d'actes intellectuels que d'actes manuels. Le seul but est le produit fini, c'est un bel ouvrage, c'est l'oeuvre, c'est l'expression de l'Artiste. La transmission du savoir-faire n'est pas scientifique, elle est initiation et même initiatique, elle est formation.

   L'esprit scientifique des intellectuels est complètement dissocié des savoirs des bâtisseurs de cathédrales et de nefs, l'esprit d'organisation d'un directeur de fabrique (fonderie ou chaudronnerie par exemple) est totalement séparé de l'art des compagnons qui réalisent aussi bien de belles cloches et canons que de magnifiques chaudières de locomobiles et locomotives. Il est vrai que l'outillage est assez rudimentaire, même s'il s'agit du magnifique marteau-pilon du Creusot, et, de plus, cet outillage est très personnalisé, jalousement protégé. Il est interdit de jouer à l'apprenti-sorcier, seul l'initié peut gérer le bon outil et le noble matériau. À cette vision quelque peu idyllique, il faut ajouter et opposer la condition ouvrière peu reluisante dans les mines, dans la métallurgie, dans les textiles, condition bien décrite par Émile Zola.

   Le taylorisme apparaît vers 1890 ; il utilise d'excellents outils tels que le chronomètre, la connaissance de lois de coupe des matériaux métalliques et une forme d'analyse des opérations de fabrication, tout cela débouchant sur une « Organisation Scientifique du Travail », 1'OST Il établit des lois dites de « défiance » vis à vis des exécutants car les temps non productifs (les flâneries) étaient à réduire ; il impose une loi de « travail individuel » car chacun doit être le responsable de l'exécution d'une opération bien définie ; il introduit une loi de « non concertation » car l'ouvrier, devenu « OS » (Ouvrier Spécialisé, aimable euphémisme) devait obéir sans discuter aux décisions du « bureau des méthodes » ou du « bureau d'organisation du travail ». Le savoir-faire devenait la propriété des « blouses blanches » et les « hommes en bleus de travail » n'avaient plus qu'à exécuter et à réaliser, surtout sans la moindre intervention du bon sens et, de plus, sans aucune chance de promotion.

   Nous avons l'impression que l'esprit cartésien, orienté sur le doute scientifique et sur la notion que toute vérité scientifique doit être remise en cause, est vraiment bousculé.

   L'OST de Taylor correspond à une obéissance aveugle aux lois et aux décisions ; c'est le pouvoir complet des organisateurs ; ce pouvoir est-il issu du positivisme d'Auguste Comte et de Saint Simon ? Enfin, il débouche sur un attrait pécuniaire auquel peu d'ouvriers ne sauraient résister, pourvu qu'il n'y ait pas de piège.

   Devons-nous en déduire que le chronomètre et l'analyse du travail furent les conséquences du taylorisme ? Certainement non, mais ce furent les outils qui permirent la mise en place d'une taylorisation inévitable dans une évolution industrielle axée sur la rentabilité maximale et possible dans toutes les fabrications de très grande série. La machine-outil devient performante car elle est adaptée à une seule opération et, surtout, elle peut être conduite par n'importe quel ouvrier non professionnel (d'où la migration importante des campagnes vers la ville, des pays non industrialisés vers les pays industrialisés). Le nombre d'OS passe, par exemple, chez Renault de 4 % au début du siècle à 54 % en 1925 et 75 % en 1970. Les domaines protégés de la taylorisation restent la maintenance, l'entretien, l'artisanat. La fabrication de prototypes, de pièces en très petite série impose des « ouvriers professionnels » travaillant sur machines universelles et hors chronométrage (et, dans certaines fonderies, ce ne sont pas ces P1, P2, P3 qui reçoivent le meilleur salaire car il n'y a pas de prime de rendement !!). Avec Taylor, la productivité pouvait augmenter et le temps de travail se réduire, mais, aux dépens de la dignité humaine et de la formation professionnelle.

   La dé-taylorisation s'introduit assez lentement avec l'apparition de l'automatisation d'une part et avec l'amélioration du niveau de scolarisation et du niveau de vie d'autre part. Dès 1950, le geste de l'OS, l'effort de l'OS, le synchronisme de l'OS, tout cela peut être assuré par des automates. Les fonctions gestuelles et musculaires humaines ainsi que des fonctions logiques humaines sont réalisables en automatisation séquentielle ; les machines transferts naissent et progressent surtout chez Renault, en France. L'intervention de l'homme dans la production se détache du geste simple et mécanique illustré par Charlie Chaplin dans Les temps modernes. L'« Ouvrier Spécialisé » doit devenir un « Technicien » : il est le surveillant de la machine automatique, capable de corriger un aléa, un dysfonctionnement possible, il est l'intervenant nécessaire lorsqu'un élément est défaillant, il est le scrutateur d'une qualité conforme, d'un produit sans défaut, le garant d'une bonne qualité.

   « Un homme, une machine » tend à être remplacé par « Une équipe, un système technique ».

   « L'automatisation » enfin apparaît vers 1975 et la robotisation vers 1980. Les progrès de la mécanique permettant l'automatisation et les grands progrès de l'informatique assurant automatisation et robotisation, seront les outils majeurs d'une possibilité d'amélioration des comportements humains dans le monde du travail. L'homme varie et la société évolue. Madame Martine Aubry ainsi que Monsieur Bertrand Schwartz militent pour « changer le travail » tout en conservant l'emploi. Il y eut, il y a encore, de nombreux « cercles de qualité » et de défenseurs des « nouvelles formes d'organisation du travail ». L'usine moderne est beaucoup plus propre et plus aérée qu'elle ne l'était il y a un demi-siècle ; même les fonderies et les forges modernes sont agréables à voir et à vivre. Les bureaux modernes et les archives modernes ont un tout autre aspect qu'autrefois grâce à la bureautique et aux banques de données. Il est même habituel de rencontrer des « blouses blanches » ou de couleurs variées à la place des « bleus » maculés de graisse ou de cambouis et à la place des blouses grises et des manchettes de lustrine !!

   À ce beau concert d'éloges, à cet hymne triomphant dédié à l'informatique, il nous faut placer un bémol car, aux côtés d'une dé-taylorisation désirée par son ouverture humaine, une néo-taylorisation s'insinue, aidée, elle aussi, par les progrès de l'informatique ; mais nous ne dirons pas que l'informatique est la conséquence de la néo-taylorisation. L'outil n'est qu'un outil et, s'il réalise la laideur en place du beau, s'il aide au mal plutôt qu'au bien, c'est à l'homme, utilisateur, profiteur et apprenti-sorcier qu'il faut s'en prendre. Nous avons eu l'exemple des ateliers spéciaux de Volvo, en Suède, avec leur autonomie et leur variété, ils sont abandonnés pour cause de manque de rentabilité. Nous voyons la très grande entreprise automobile, type Peugeot, Renault, Citroën réaliser des chaînes de montage flexibles donc plus variées, puisque l'automobile « uniforme » n'existe plus ; mais il y a les sous-traitants qui sont soumis à des contraintes pénibles : le « zéro stock », la « gestion serrée », les « flux tendus », le « juste à temps », toutes ces formes d'organisation ne sont concevables qu'avec une informatique très poussée et l'on assiste à un retour de la déshumanisation du travail provoquant des conflits tels que ceux que nous avons connus ces deux dernières années dès qu'il y a dysfonctionnement mécanique, informatique ou humain. Certains secteurs étaient hors taylorisation : la restauration, l'entretien des locaux et des véhicules, le nettoyage en hôtellerie, l'abattage, le dépeçage des animaux. Là encore, la rentabilité, la gestion d'un minimum de stock, l'organisation nouvelle, tout ceci géré par ordinateur, nous conduisent à « la chine du froid » ; aux « techniciens de propreté », aux « techniciens de surface ». Le bâtiment et l'agriculture ne sont pas épargnés, et même la maintenance en véhicules automobiles et l'électroménager sont touchés.

   Il faut souhaiter une remise en équilibre des relations et des comportements entre dirigeants et ouvriers, entre décideurs et exécutants. Les progrès en sciences humaines, en ergonomie avec l'apport de l'informatique à dimension humaine permettent d'espérer des redéfinitions et des réorganisations dans une perspective de plein emploi.

   Le candide que vous me faites jouer ne se limitera pas aux « figures imposées ». À la suite de ce timide exposé sur « les conséquences de la dé-taylorisation induites par le développement de l'informatique », vous voudrez bien me permettre quelques réflexions sur le phénomène « informatique » qui envahit notre environnement.

   Historiquement, et sans vouloir trop jouer aux « anciens combattants d'une guerre très ancienne », je dois avouer avoir été formé, dans les années 44-50 à l'OST de M. Taylor et à l'OG de M. Fayolle, mes outils de calcul étaient la règle à calcul et la table de logarithmes à n décimales.

   L'automatisation me bousculait après dix années d'enseignement de mécanique et de dessin industriel. Vers l'année 1960, les Inspecteurs Généraux Campa et Chappert lançaient les premiers séminaires et les groupes d'étude sur l'automatisation. C'était merveilleux, c'était grisant de jouer à l'algèbre de Boole, de l'appliquer aux circuits électriques au départ puis de bâtir des automatismes séquentiels électriques, pneumatiques, hydrauliques et mécaniques. L'automatique naissait et enthousiasmait bon nombre de professeurs en conception et en fabrication, et, tous nous assistions à cette merveilleuse évolution. Nous formions nos jeunes étudiants à cette non dite dé-taylorisation. De nombreux dirigeants et syndicalistes appréciaient et géraient cette évolution qui ne pouvait qu'ennoblir le travail dit manuel.

   Puis, vers les années 65-70, l'informatique nous assaille. Les calculatrices s'imposent petit à petit par leurs performances qui s'accroissent de jour en jour et par les prix qui baissent très rapidement. En jury d'agrégation de mécanique, nous étions les premiers à demander la possibilité d'usage des calculatrices durant les épreuves du concours ; et même, lors d'une conférence, un agrégatif me reprochait de vouloir introduire, avec les calculatrices, une sélection par la « richesse », détruisant l'égalité des chances dans un tel concours !! Enseignant aujourd'hui, cet intervenant doit être très étonné des moyens de calcul dont disposent les élèves. L'ordinateur, avec beaucoup d'ambitions, intervient en force, lourd, très encombrant, très cher et délicat, de communication difficile au début (voir les premiers langages). Puis, de plus en plus léger, de volume très réduit, de compréhension plus aisée, les prix se réduisent pour une qualité sans cesse améliorée.

   Et tout évolue, comme certains le disent, suivant une fonction exponentielle !! Aujourd'hui vous avez raison, un bilan doit être établi, qui amène à poser deux problèmes essentiels :

  • « l'informatique » est-elle devenue le seul élément fondamental de base, donc incontournable diront certains ?

  • « l'informatique » n'est-elle qu'un simple outil, même si c'est l'outil le plus performant connu à notre époque ?

   Si nous en revenons aux principes de base de notre Maître en éducation, Montaigne, l'enseignant ou le formateur doit former plutôt une « tête bien faite » qu'une « tête bien pleine ».

   Nos grands-parents se débrouillaient avec le calcul mental pour faire leur marché et même les foires, et je dois avouer, sans honte, avoir eu une épreuve de calcul mental à l'oral du « certificat d'études primaires ».

   Le boulier asiatique est un merveilleux outil pour calcul rapide, il est même utilisé, à notre époque à Tokyo pour dresser une addition concernant des calculatrices et des orgues électroniques !

   La table de logarithmes de notre jeunesse, bien associée à la trigonométrie, permettait d'assurer une bonne précision des calculs, instrument des géomètres et même du bachelier que je fus, il y a quelques décennies !

   La règle à calcul, reine chez les techniciens, les ingénieurs et les physiciens a été un merveilleux outil jusqu'en 70 ; il y avait même à l'oral du concours d'entrée aux Arts et Métiers une épreuve de calcul rapide et compliqué sur règle à calcul jusqu'en 1960 ; tout élève de l'enseignement technique, ENP, Collèges, Lycée, ENSAM était initié à la manipulation de cet instrument.

   La calculatrice nous apporte de nombreuses informations sur les opérateurs circulaires (sauf l'involute !), logarithmiques et autres (le nombre π devenant de plus en plus précis depuis le 22/7 de mes classes primaires jusqu'à celui, actuelle ment, précis avec au moins dix chiffres significatifs sur la calculatrice). Par contre, elle ne résoudra pas le problème pour lequel elle n'est pas programmée. L'ordinateur, dernier né, le plus performant actuellement, ne résout lui aussi, que ce pourquoi il a été programmé. Il est même certain, à notre époque, qu'un bon joueur de Dames ou d'Échecs peut battre l'ordinateur. L'ordinateur ne réagit que sur ce qui lui a été « enseigné ».

   Il n'est pas question, chers collègues et amis, de dénigrer l'informatique et ses chevaliers, surtout dans ce lieu et face à cette honorable assistance, il est seulement question de remettre chacun à sa place : l'homme et l'ordinateur.

   L'homme, jusqu'à plus ample information, est capable d'apprendre, de mémoriser, de raisonner, de conduire une analyse jusqu'à sa conclusion dans de nombreux cas. Vous allez me dire que l'ordinateur fait tout cela, lui aussi, et beau coup plus rapidement. Mais il y a tout à coup la notion d'appréciation, de choix, de décision ; certains systèmes experts le font dans des domaines très limités sur lesquels l'ordinateur a été formé et informé. Si, par contre, il doit y avoir un changement de logique ou un nouveau mode de raisonnement à faire intervenir, l'ordinateur non préparé ne peut pas intervenir et résoudre un problème particulier.

   Lors d'une conférence présentée par Monsieur Jardon, ancien Directeur de Renault, conférence intitulée « Le bureau d'étude du futur », ce « promoteur », cet expert en CFAO nous a montré toutes les possibilités et tous les apports de l'informatique en conception et en fabrication assistées par ordinateur, mais trois grands problèmes demeuraient

  • en premier, je citerai la capacité et l'efficacité de l'intervention des techniciens qui doivent réagir et agir avec précision devant ce que l'ordinateur leur présente ; à une banque de données immense gérée par l'ordinateur doit être couplée la banque de données humaine et intelligente, à la représentation rapide, complète, précise offerte par l'ordinateur doit être associé le bon sens ou le bon savoir-faire du technicien de haut niveau, et ceci avec rapidité et efficacité ;

  • en second, il faut quand même évoquer ceux qui ont bâti, construit et organisé le logiciel ; il leur faut disposer d'une somme de données très importante, il leur faut être capables de bien gérer ces données ; il faut que le travail soit conversationnel, mais il y a une limite, le logiciel ne peut pas évoluer de lui-même à l'image de l'ingénieur qui le construit ;

  • enfin, posant une question sur la formation des technologues d'aujourd'hui, je demandais s'il fallait abandonner la géométrie dans l'espace, la géométrie descriptive, si les planches à dessin devaient disparaître de nos bureaux d'étude et des bureaux des méthodes, si la machine-outil à commandes manuelles devait partir à la casse, si les machines d'essais étaient condamnées puisque l'ordinateur est sûr de lui ! Il me fut répondu que pour bien gérer toute CFAO, il était non pas seulement nécessaire mais indispensable d'avoir une excellente formation de base ; ce qui ne veut pas dire qu'il faille revenir à la lime et au burin !

   On s'adapte d'autant mieux à ces nouveaux outils que l'on possède des connaissances profondes et logiques. C'est ce qui fait la différence entre l'OS de l'ordinateur (car il existe de nos jours) et le technicien utilisant et gérant cet ordinateur.

   C'est ainsi que si nous en revenons à la formation de nos jeunes et même de nos moins jeunes, il faut quand même insister sur l'initiation à la logique des raisonnements et, dans ce sens, ne pas abandonner certaines valeurs :

  • savoir communiquer par la lecture, par l'écriture, par la parole, la musique, la peinture...

  • savoir compter et raisonner en arithmétique, en algèbre, en géométrie, en logique,

  • savoir interpréter et représenter le monde qui nous entoure par le dessin, par le schéma, par les projections en géométrie descriptive...

   Tout ceci est un bon tripode correspondant à l'équilibre de la formation. Bien sûr, en utilisation mercantile, en applications de tous les jours, en travail de bonne rentabilité, il est certain, m'expliquait un très bon ancien élève, qu'il vaut mieux fournir un excellent programme à un mauvais exécutant, que de lui laisser commettre des erreurs monumentales. C'est le cas limite qui nous conduit à une re-taylorisation grâce à l'informatique.

   Quant aux enseignants ! Chers Collègues, ne vous laissez pas « leurrer par la nouveauté » et ne vous laissez pas glisser dans la « facilité » consistant à déléguer à l'ordinateur votre mission.

   Tout ne sera pas résolu par l'informatique, il faudra encore de longues années pour que tous les logiciels soient établis, soient performants et ce n'est pas l'ordinateur qui le fera. Formez des scientifiques capables d'évolution, des êtres humains capables d'esprit critique et de critiques constructives, de désir de mieux faire, animés par le doute scientifique, excellent moteur pour améliorer ce qui existe.

   N'abandonnez pas non plus l'enseignement de certains « savoir-faire » même et surtout si ce savoir-faire évolue. Trop souvent, je parle de ma secte des Technologues, à laquelle j'associe les Physiciens, nous avons tendance à traiter un modèle très mathématisé et donc fort sympathique en laissant un peu de côté un réel pas toujours aisé à manipuler. Ainsi les cours de technologies, de physique et de fabrication deviennent des cours de mathématique et d'informatique. Je n'ose pas dire que le ludique l'emporte sur le logique, mais il y a une crainte. Il existe un principe d'équilibre par l'énergie minimale, il est tout aussi valable en dynamique humaine qu'en dynamique des solides.

   Il y a de la place pour les Informaticiens et pour tous les spécialistes des différentes disciplines. Ne mélangeons pas nos savoir-faire et n'installons pas de hiérarchie, sachons former des équipes. Dans l'enseignement, espérons que le taylorisme, le dé-taylorisme et le néo-taylorisme ne s'implanteront jamais, la « machine humaine » étant plus délicate à comprendre et à conduire que la « machine industrielle », la rentabilité, en enseignement, étant un critère bien difficile à quantifier ; nous pouvons être confiants.

   Le travail d'équipe n'a peut-être pas toujours été la « tasse de thé » des enseignants mais il s'installe bien depuis quelques années et ce colloque, aujourd'hui, en est le garant ou l'image. Depuis quelques décennies, surtout les scientifiques, depuis le mathématicien jusqu'au technologue des fabrications, en passant par le mécanicien et le constructeur ont essayé d'organiser ce travail d'équipe, la CFAO en étant l'une des grandes chapelles ou le très important monastère.

   Respectons nos particularités, sachons utiliser les particularités de nos collègues. Poser correctement un problème industriel, essayer de le résoudre en travail d'équipe, chacun apportant son savoir ; laissons le collègue informaticien aboutir à des solutions et analysons ces solutions pour pouvoir choisir la moins mauvaise, pour ne pas dire la meilleure ; c'est un bon travail d'équipe. Vouloir tout traiter tout seul et se substituer aux autres n'est qu'une forme moderne du travail de nos vieux alchimistes. Réussir en équipe ne peut qu'être bénéfique pour tous les composants de l'équipe.

   Pour conclure, je vous souhaite beaucoup de réussite dans vos travaux qui engagent l'avenir de nombreux collègues, enseignants de toutes les disciplines et de beaucoup plus nombreux jeunes enseignés de toutes les filières. En cette période de grandes mutations, ayons en mémoire cette phrase d'un neuro-physicien britannique « Ce qui est compliqué, ce n'est pas d'apprendre, c'est d'oublier ».

Paru dans L'intégration de l'informatique dans l'enseignement et la formation des enseignants ; actes du colloque des 28-29-30 janvier 1992 au CREPS de Châtenay-Malabry, édités par Georges-Louis Baron et Jacques Baudé ; coédition INRP-EPI, 1992, p. 54-61.

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