QUELLES COMPÉTENCES TRANSVERSALES ?
 
Introduction au thème

Peut-on définir un ensemble minimal
de connaissances et de compétences en informatique
permettant une utilisation rationnelle de l'ordinateur ?

Jean-Michel Bérard
Inspecteur général
 

   Il semble aujourd'hui couramment admis que l'informatique et l'utilisation de l'ordinateur sont des éléments de l'enseignement des diverses disciplines. La réflexion sur les conditions de l'intégration de l'informatique dans le système éducatif conduit donc à définir des contenus de formation professionnelle des professeurs des écoles, des collèges et des lycées, contenus spécifiques à chaque discipline ou à chaque pratique pédagogique visée.

   Dans le travail de cet atelier, on aborde un thème de réflexion certes lié à ces contenus de formation dans chaque discipline, mais aussi plus général : l'utilisation rationnelle de l'ordinateur (plus particulièrement ici par les enseignants et par les élèves) suppose-t-elle un ensemble de connaissances sur la façon dont la machine traite l'information et sur les limites de ce traitement, en d'autres termes un ensemble de connaissances en informatique ? Si oui, quelles méthodes peut-on se donner pour définir cet ensemble de connaissances ? Quelles conséquences peut-on alors en déduire quant aux méthodes de formation des enseignants ?

1. ORDINATEUR ET INFORMATIQUE DANS L'ENSEIGNEMENT DES DISCIPLINES, ET DANS LA FORMATION DES PROFESSEURS DES ÉCOLES, DES COLLÈGES ET DES LYCÉES

   De façon générale, pour toutes les disciplines et à tous les niveaux d'enseignement, l'ordinateur est, pour les élèves et les enseignants, un outil de travail autonome, individuel ou en équipe : aide à la recherche documentaire, pour la préparation des cours par exemple, outil de calcul et de simulation, rédaction de textes (documents remis aux élèves, travaux dirigés, textes de devoirs ou de contrôles...), constitution de banques d'exercices sont autant d'utilisations déjà largement présentes dans le travail quotidien des professeurs.

   De même, dans de nombreuses disciplines, l'ordinateur est un instrument efficace dans l'évolution des techniques d'enseignement : utilisation du « tableau noir informatisé », accès à des banques de données (en particulier grâce au lecteur de CD-ROM), pratique collective de calculs en classe grâce au tableur, travail collectif sur les textes grâce aux logiciels de traitement de texte, emplois d'outils multimédias, apparaissent, lorsqu'ils sont pratiqués par des professeurs compétents, comme de solides points d'appui pour l'enseignement, en particulier dans le cadre d'une pédagogie différenciée.

   L'utilisation de l'ordinateur dans l'enseignement peut, enfin, ouvrir l'accès à des champs de connaissance et de maîtrise disciplinaire qu'il était impossible d'aborder jusqu'alors : en histoire et géographie, l'informatique permet d'actualiser très rapidement les données statistiques et de les traiter graphiquement, d'interpréter des images satellitaires, de recourir à la cartographie automatique. À l'école primaire, l'ordinateur modifie certaines pratiques liées à la maîtrise de l'écrit. En physique, l'utilisation de logiciels d'acquisition, de traitement et de représentation de données, liée à l'emploi de logiciels de calcul, ouvre la voie à l'étude de situations plus proches de la réalité, plus concrètes. (Il ne s'agit ici que de quelques exemples, tant pour ce qui concerne les disciplines citées que pour les utilisations dans chaque discipline citée.)

   Le travail déjà conduit, en particulier dans l'ensemble de ce colloque, amène, sans aucun doute, à considérer que la prise en compte de l'informatique dans la formation (initiale et continue) des enseignants, discipline par discipline, est l'une des conditions fondamentales de l'intégration effective de l'utilisation de l'ordinateur dans l'enseignement : initiation de tous les professeurs (des écoles, des collèges et des lycées) à l'emploi de logiciels généraux (traitement de texte, tableur, gestionnaire de bases de données, intégrés), formation de tous les professeurs aux pratiques spécifiques à leurs disciplines, articulée à une réflexion sur le lien entre ces pratiques et les contenus même de l'enseignement.

   Nous n'y reviendrons donc pas davantage ici, pour aborder le thème propre à cet atelier.

2. COMPÉTENCES ET CONNAISSANCES EN INFORMATIQUE NÉCESSAIRES À UNE UTILISATION RATIONNELLE DE L'ORDINATEUR

   L'utilisation d'un outil, si fréquente et diversifiée soit-elle, ne porte pas en elle-même les éléments qui permettent d'éclairer sa propre pratique.

   Il importe donc de travailler à la question suivante : existe-t-il un ensemble minimum de connaissances en informatique nécessaires à une utilisation rationnelle de l'ordinateur ? Si oui, comment le définir ? En conséquence, dans la formation des enseignants, l'acquisition de connaissances de base en informatique est-elle une composante d'un contenu commun à toutes les disciplines et à tous les niveaux d'enseignement ?

   En janvier 1992, il semblerait prématuré de prétendre définir entièrement ce contenu. Tout au plus pourrons nous approcher une méthode permettant sa définition.

2.1. La question se pose-t-elle ?

   Dans une première étape, il conviendra sans doute de se demander si la question se pose vraiment. Au moment où l'ergonomie des logiciels, le développement des interfaces utilisateurs rendent le fonctionnement des ordinateurs de plus en plus « transparent » (pour reprendre ici un terme fréquemment employé par les vendeurs...), ne peut-on utiliser les produits « sans rien connaître » de l'informatique et du fonctionnement de l'ordinateur ? Cette thèse devra faire l'objet d'une réflexion approfondie. Il serait en effet paradoxal de soutenir la nécessité d'une formation minimale à l'informatique de tous les enseignants si, en fait, un tel savoir était inutile dans leur pratique. (Cela ne signifierait pas que l'enseignement de l'informatique est, en soi, exclu, au titre d'élément de formation générale, ou de formation scientifique, mais conduirait à conclure que sa nécessité ne s'impose pas dans un contenu de formation professionnelle de l'ensemble des enseignants.)

   À titre de contribution au débat, nous apporterons ici une élément anecdotique et une réflexion de fond. L'élément anecdotique : tel dirigeant de société de service nous indiquait récemment que, dans les entreprises avec lesquelles il travaille, aucune formation à l'informatique n'est donnée aux personnes (quelle que soit leur place dans la hiérarchie) qui ont à utiliser des micro-ordinateurs : on se limite à un strict apprentissage des modes d'emploi des logiciels. Mais, dès que cinquante micro-ordinateurs sont en service, trois personnes travaillent à plein temps pour aider les utilisateurs à faire face aux situations imprévues ou qu'ils ne comprennent pas. Il semble difficile de penser qu'une formation d'enseignants puisse déboucher sur de telles pratiques (outre les contraintes de coût en personnel, la formation à la réflexion, à la méthode, reste, nous semble-t-il l'un des objectifs essentiels du système éducatif...).

   La réflexion de fond maintenant : toute pratique, spontanée ou acquise, repose sur un ensemble de représentations, explicites ou non ; sans même qu'il soit besoin d'invoquer Bachelard ou ses élèves, il est clair que « ne rien connaître », c'est, en fait, faire fonctionner ce système de représentations, plus ou moins rationnelles, plus ou moins spontanées.

   Pour l'utilisateur d'un logiciel, que représentent les opérations « charger, sauvegarder » ? Se réduisent-elles à un ensemble de recettes, à une liste de touches sur lesquelles il faut « presser » ? Quelles connaissances sur les mémoires, les fichiers sont à l'oeuvre lorsque l'on utilise l'ordinateur ? Quelles connaissances en la matière sont nécessaires pour une utilisation maîtrisée ; pour une utilisation plus efficace ? Comment l'utilisateur d'un logiciel de traitement de texte se représente-t-il la façon dont le programme code et traite l'information ? Des connaissances en la matière l'amèneront-il à une pratique différente, à une plus grande maîtrise du logiciel, à un passage facilité d'un logiciel à un autre ? L'acquisition de connaissances sur les arborescences a-t-elle des conséquences sur la façon d'utiliser les fichiers d'un disque dur, les menus déroulants, les banques de données d'un serveur télématique ? Des connaissances sur la représentation des nombres et les algorithmes de calcul numérique conduisent-elles à interpréter différemment les résultats donnés par l'ordinateur ? Dans un environnement graphique, quelles sont les représentations induites par telle icône ?...

   L'exposé de Madame Rogalski, chercheur au CNRS, que l'on pourra lire p. 238, apporte sur ce point des éléments de réflexion tout à fait fondamentaux. Comme le soulignait, en termes volontairement lapidaires, l'un des participants à l'atelier « il faudra bien admettre que, à un moment donné, il est indispensable de savoir et comprendre des choses ! »... La question posée, en particulier pour la recherche pédagogique, est ici (et encore une fois en termes volontairement lapidaires) « comment déterminer ce qu'il y a à savoir ? ».

2.2. Une première direction de travail : l'analyse des représentations des utilisateurs d'ordinateurs

   Nous avons cité dans le précédent paragraphe quelques exemples de questions relatives aux représentations que se font les utilisateurs d'ordinateurs du fonctionnement de la machine et de la façon dont elle traite l'information. La recherche sur ce type de problèmes, déjà entreprise, par exemple, par l'INRP, pourrait sans doute se développer et apporter d'indispensables contributions. Certaines des interventions faites en atelier (et en particulier le texte de J.-F. Lévy p. 227) montrent, en s'appuyant sur l'observation de situations précises de formation, que ces représentations peuvent modifier la façon dont l'utilisateur emploie l'ordinateur, ses réactions face aux indications données par les didacticiels ou les manuels d'utilisation des logiciels, l'interprétation qu'il peut donner des résultats des traitements effectués par le programme. De façon générale, une telle étude serait sans doute déterminante, en ce qui concerne les pratiques professionnelles, pour déterminer des stratégies de formation du personnel dans les entreprises, pour affiner les contenus des didacticiels ou des manuels. En nous limitant au système éducatif, le travail à poursuivre et développer pourrait permettre de recenser, dans des situations pédagogiques multiples, les représentations des élèves (de tous âges) et des enseignants, de déterminer les obstacles que ces représentations mettent à une utilisation rationnelle de la machine et des résultats qu'elle fournit, et, surtout, de déterminer les effets de la formation sur ces représentations et sur les modes d'utilisation qui en découlent.

2.3. Une deuxième direction de travail pour l'atelier : l'analyse des pratiques des enseignants

   Les connaissances en informatique nécessaires au gestionnaire d'un serveur télématique, à l'astrophysicien, à la sténodactylo, pour l'utilisation rationnelle de l'ordinateur dans leurs pratiques professionnelles sont, très probablement, différentes... L'analyse des pratiques (actuelles ou souhaitables) des enseignants de chaque discipline peut conduire à préciser notre question : si l'apprentissage des divers algorithmes de calcul numérique pour la résolution des équations différentielles, à supposer qu'il soit nécessaire, ne l'est sans doute que pour les enseignants de physique-chimie et de mathématiques, des connaissances de base sur les mémoires, les fichiers sont vraisemblablement indispensables à tous. Une analyse méthodique des expériences acquises par les enseignants des diverses disciplines sera ici nécessaire, pour aboutir à la définition d'un noyau commun à tous.

   Les contributions de J.-F. Lévy et D. Beaufils (p. 227 et 244) insistent tout particulièrement sur ce point, faisant référence, l'un à un contexte de formation d'élèves à l'utilisation du traitement de texte, l'autre aux pratiques des élèves et des professeurs de physique utilisant des logiciels d'acquisition et de traitement de données. L'un des participants à l'atelier soulignait ce point, en indiquant : « il n'existe pas un mais des outils informatiques : à chaque outil correspond un univers de pensée ; il est de ce fait difficile de définir les concepts minimaux tant cherchés : cette entreprise consiste, en fait, à dresser la carte des compétences ultimes. » Malgré la complexité de la tâche, les intervenants (universitaires, formateurs des MAFPEN, des IUFM, enseignants...) estiment que le travail ainsi entrepris pourra conduire à la définition d'un « savoir commun » nécessaire à tous les enseignants.

   Plusieurs participants insistent également sur le fait que la définition d'un tel noyau commun ne permettra pas à elle seule de définir une stratégie de formation pour l'acquisition des connaissances ainsi décrites. Tous les intervenants insistent sur le fait que cette acquisition ne saurait se faire sous forme de cours d'informatique théorique préalable à toute pratique ; mais bien par une étroite liaison entre des pratiques d'utilisation et des apports théoriques liés à ces pratiques ; la règle d'or, semble bien être ici « on s'approprie si l'on est actif ». La formation dispensée aux enseignants marquera, ponctuera donc la nécessaire distance avec l'utilisation immédiate de la machine.

2.4. La nécessaire prise en compte de la logique scientifique de l'informatique

   Comme toute définition de contenus d'enseignement, la recherche, si elle est possible, d'un « ensemble de connaissances nécessaires à une utilisation rationnelle de l'ordinateur » suppose la prise en compte de la structure conceptuelle de la science elle-même, en l'occurrence de l'informatique. C'est d'ailleurs en général en suivant cette logique qu'ont été construits les actuels contenus de formation dans les MAFPEN. L'expérience ainsi acquise apportera, évidemment, d'indispensables éléments à la réflexion, et un ensemble de contenus déjà validés par les effets de ces formations.

   La discussion engagée pendant le déroulement de l'atelier permet en outre de s'interroger sur le choix du niveau de formulation auquel on doit se placer pour décrire les contenus visés : faut-il citer des notions, des concepts, des savoir-faire ? (le texte de Mme Richard (p. 222) situe la problématique). Ou doit-il s'agir, comme le soutient l'un des participants à l'atelier, d'énoncer les principes généraux de l'informatique, les schémas organisateurs, tels que par exemple : « à une action donnée correspond un résultat systématiquement différé ; l'information, au sens de l'informatique, a un caractère nécessairement formalisé, etc. » ?

3. EN GUISE DE CONCLUSION PROVISOIRE

   Dans le cadre imparti à l'atelier, il était sans aucun doute prématuré de prétendre d'ores et déjà définir des contenus de formation. On aura cependant vu se dégager ici d'importantes directions de réflexion, et de très sérieuses directions de recherche. Il apparaît nécessaire de poursuivre et d'amplifier des recherches :

  • s'appuyant sur une analyse précise des formations reçues par les utilisateurs (quelle que soit la forme de ces formations, allant du stage organisé avec rigueur, à la lecture des documentations et aux conseils et indications donnés par les collègues de travail) et intégrant une observation précise des pratiques d'utilisation l'emploi de logiciels « conviviaux », « transparents » permet-il d'utiliser l'ordinateur sans aucune connaissance en informatique ? Peut-on recenser les connaissances qui, en réalité, sont à l'oeuvre lors d'une telle utilisation ?

  • s'appuyant sur des enquêtes systématiques (dans notre cas auprès de professeurs en situation d'utilisation professionnelle, et d'élèves en situation d'apprentissage) quelles représentations du fonctionnement de la machine se font les utilisateurs ? Dans quelles situations ces représentations peuvent-elles être des obstacles à une utilisation rationnelle de la machine, à la compréhension de ce que l'on peut attendre du traitement automatisé de l'information, à la compréhension de la validité des résultats obtenus, à l'aptitude à utiliser l'ordinateur dans des situations diversifiées et à s'adapter aux évolutions des produits ?

   Il apparaît nécessaire de poursuivre une recherche déterminant de façon fine les connaissances en informatique relatives aux utilisations faites par les enseignants des différents niveaux et des différentes disciplines : existe-t-il un tronc commun de connaissances nécessaires à tous les professeurs des écoles, des collèges, des lycées ? Quelles sont les connaissances spécifiques à chaque niveau d'enseignement, à chaque discipline ?

   Il apparaît nécessaire, enfin, d'approfondir une recherche en didactique qui, utilisant les résultats des recherches précédentes, dégagera, à partir des concepts de l'informatique, des listes de connaissances (en précisant leurs niveaux de formulation) éléments de la formation professionnelle des enseignants, et définira des stratégies de formation.

   (Sans doute ne serait-il pas indifférent à ce travail que la réflexion des informaticiens, des philosophes, des épistémologues, sur le statut de l'informatique, ses fondements, ses concepts et ses méthodes puisse progresser, dans le champ de cette science encore jeune. Mais cela est sans doute, en partie, une autre histoire, à plus long terme...)

   On ne saurait cependant déduire des quelques éléments de conclusion qui précédent que toute formation est actuellement impossible, dans l'attente des résultats des recherches ! Au cours même de l'atelier, dans le bref temps imparti, de nombreux exemples de contenus ont été proposés par les professeurs et les formateurs présents. Une riche expérience a été accumulée dans les centres de formation, les MAFPEN, certains IUFM. Les recherches entreprises permettront, au fil des années, d'affiner les contenus, de préciser les niveaux de formulation, d'articuler plus précisément ces contenus aux pratiques professionnelles.

   Informatique, élément de la formation professionnelle des enseignants ? Informatique, élément d'une culture générale, scientifique et technique, de l'homme du vingtième siècle ? Passionnant défi que de contribuer à en définir les contours.

Paru dans L'intégration de l'informatique dans l'enseignement et la formation des enseignants ; actes du colloque des 28-29-30 janvier 1992 au CREPS de Châtenay-Malabry, édités par Georges-Louis Baron et Jacques Baudé ; coédition INRP-EPI, 1992, p. 215-221.

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Association EPI