DIDACTIQUE DES CONNAISSANCES MINIMALES
POUR L'UTILISATION DE LA MICRO-INFORMATIQUE
DANS LES DISCIPLINES

Jean-François Lévy
Institut National de Recherche Pédagogique
Département « Didactiques des disciplines »
 

   Nous présentons les conclusions d'une recherche sur l'enseignement et l'apprentissage du traitement de texte en formation initiale. Cette recherche a fourni les premiers éléments d'une nouvelle étude portant sur la définition d'un ensemble minimal de connaissances nécessaires à l'utilisation de l'ordinateur dans les disciplines, ainsi que l'ébauche des éléments de didactique liés à leur acquisition.

   Nous nous situons ici dans la perspective de l'utilisateur des systèmes informatiques dans l'enseignement, et non pas relativement à l'enseignement de « l'informatique-discipline ».

   Cet utilisateur (enseignant ou élève, formateur d'adultes ou formé) est confronté à un double problème d'acquisition de connaissances :

  • formation à l'utilisation de l'outil lui-même ;

  • formation à la réalisation de tâches avec cet outil. Cette adaptation n'est jamais une simple transposition des anciennes tâches : le nouvel outil les transforme, plus fondamentalement qu'il n'y paraît à première vue.

   Cette problématique de la « double formation » et de la transformation des tâches est générale dans le système éducatif : elle s'applique à tous les niveaux, à tous les types d'enseignement (initial, continué), à toutes les formations (générales, techniques, professionnelles).

   De plus, pour beaucoup d'apprenants, la séparation entre les acquisitions relatives à l'outil informatique et les acquisitions relatives à la discipline dans laquelle cet outil intervient n'apparaît pas clairement.

1. RÉSUMÉ DE LA RECHERCHE TRAITEMENT DE TEXTE

   Cette recherche se proposait d'étudier les problèmes posés par l'apprentissage et l'enseignement du traitement de texte dans des formations initiales techniques (BTS « secrétariat-bureautique ») et professionnelles (BEP « communication administrative et secrétariat »).

   Nous avons bâti notre étude sur :

  • des références théoriques multiples : psychologie cognitive, construction de représentations et schèmes d'action ; didactique (inexistence d'une didactique spécifique et emprunts possibles aux didactiques disciplinaires) et technique / technologie ;

  • une méthodologie accordant une place prépondérante à l'observation (intégrale) de la formation et à l'expérimentation en situation de classe.

   L'objectif principal de l'étude était de savoir pourquoi les conceptualisations ne se réalisent pas de manière plus optimale, limitant ainsi la maîtrise de l'outil à un niveau trop faible pour une utilisation professionnelle, alors que les acquisitions concernant les dispositifs classiques de dactylo posent généralement beaucoup moins de problèmes. On peut avancer les éléments de réponse suivants.

L'univers technologique

   Les machines « classiques » de bureau relèvent d'un univers technologique basé sur des notions à échelle « humaine » de temps et d'espace (sec., mm), dans une physique familière de causalité entre actions et effets directement observables.

   Les systèmes de traitement de l'information (tous les ensembles micro-ordinateur et logiciels) relèvent d'un nouvel univers technologique dont les éléments fondamentaux sont très différents de l'ancien : des changements d'échelles et de principes physiques rendent les phénomènes mis en jeu non directement observables. Des notions propres au concept d'information proprement dit (la dissociation entre le contenu de l'information et son support et la multiplication des supports) apparaissent, bouleversant ainsi l'ensemble des interactions entre l'utilisateur et ces objets, que ce soit pour les définir ou pour agir sur eux par des opérations originales.

   L'utilisation de cette technologie pose ainsi des problèmes de compréhension de cet univers technologique nouveau, auquel l'utilisateur n'est a priori pas formé et qui n'est pas d'une acquisition facile parce que les références conceptuelles à partir desquelles on peut le construire n'existent pratiquement pas dans notre univers familier.

   La transition entre ces deux univers technologiques ne relève pas d'un processus continu, mais fait apparaître une rupture qui va avoir des conséquences importantes dans les domaines psychologique et didactique : en effet, les changements d'échelle, la dissociation information-support (et la perte de l'unicité de l'objet qui en découle), le manque d'observables directs laissent le sujet sans possibilité de construction conceptuelle à partir des seules connaissances d'arrière-plan (de l'univers technologique antérieur, peu utilisables) et d'actions sur le dispositif ; contrairement à une situation plus classique, l'élève ne peut pas construire aisément à partir des « connaissances-en-actes », c'est-à-dire conceptualiser à partir de sa pratique concrète du dispositif. Il apparaît donc nécessaire de transmettre à l'apprenant des connaissances conceptuelles explicites, des notions inédites dès le début de l'apprentissage, pour qu'il puisse accéder aux objets et réaliser des opérations.

   Un enseignement spécifique est ainsi rendu nécessaire pour atteindre cet objectif. Cet enseignement doit aussi guider les apprenants dans des constructions de raisonnements non plus linéaires, mais extrêmement ramifiés et comportant de nombreuses interactions entre niveaux.

Les aspects psychologiques

   Les invariants qualitatifs et relationnels et les schèmes d'action spécifiques à ces dispositifs technologiques demandent, pour être construits correctement par les sujets, des conditions bien particulières ; ces éléments doivent également être transférables et généralisables (passage du temporel au spatial, par exemple).

Les aspects didactiques

   L'analogie, en tant que procédé général de raisonnement et de construction de connaissances, domine ici toute la progression pédagogique (pour des raisons historiques liées à l'évolution de la discipline) ; cela pose des problèmes, comme par exemple l'absence de possibilités d'extension à des opérations « inimaginables » dans l'univers machine à écrire. La persistance de ces conditions pourrait rendre ce fil conducteur dangereux sur le plan cognitif et d'une façon générale constituer, selon nous, une des principales causes des échecs rencontrés dans les enseignements relatifs aux dispositifs comportant des systèmes micro-informatiques.

La formation des formateurs

   Les enseignants éprouvent des difficultés importantes pour changer radicalement d'outils entre les méthodes qui les ont formées et celles qu'ils utilisent auprès des élèves (notamment pour l'analogie). En conséquence, tout ce que nous avons souligné sur la formation des apprenants devrait d'abord s'appliquer au niveau des formateurs eux-mêmes. Le problème est donc de déterminer et de diffuser des contenus susceptibles de donner rapidement aux formateurs des éléments de construction de l'univers technologique « traitement de l'information » étroitement liés aux processus concernés.

2. LA RECHERCHE ACTUELLE

   Tous les éléments de l'étude « traitement de texte » peuvent susciter, dans la problématique créée par l'extension certaine de la micro-informatique dans la formation (initiale et continue) en tant qu'outil d'aide à l'acquisition des disciplines, des questions sur la définition d'un noyau conceptuel minimum – commun à tous les utilisateurs potentiels – permettant de construire rapidement des représentations opérationnelles des systèmes informatiques, et sur l'élaboration d'une didactique permettant ces acquisitions dans les meilleures conditions. La filiation entre ces deux recherches repose d'une part sur l'hypothèse de la permanence des problèmes de connaissances à travers des situations et des tâches variées, et d'autre part sur l'importance de la notion de rupture technologique et ses conséquences pour la formation.

   Ce questionnement ne nous semble pas devoir être remis en cause par une certaine évolution technologique et commerciale, promotrice de l'assurance d'une efficacité immédiate sans apprentissage spécialisé autre que l'adaptation rapide et sans modification des tâches réalisables sur le système.

   En effet, nous posons pour hypothèse que, aussi performants que soient les interfaces et outils de communication proposés aux utilisateurs, ils ne dispensent pas de conceptualisations spécifiques sur les objets et les opérations des systèmes informatiques – à un niveau correspondant aux exigences de l'utilisateur ; à défaut, celui-ci ne ferait appel qu'à des représentations spontanées, pré-existantes et donc inadaptées (selon nos hypothèses sur la rupture technologique et ses conséquences).

   Nous utilisons les mêmes bases théoriques que pour la recherche traitement de texte : cognitif, didactique et technique. Nous accordons la même importance à l'observation et à l'expérimentation.

   L'accent est mis sur l'aspect multidisciplinaire, par la coopération sur le terrain d'enseignants de plusieurs disciplines. Les enseignants engagés dans la recherche ont des compétences et des domaines de travail multiples ; cela nous permettra d'effectuer des observations et d'expérimenter sur deux types de situations des classes d'établissement et des stages d'adultes.

Nouveaux objets, nouveaux outils

   Issus à la fois de l'évolution technologique (la diffusion de matériels performants dans les établissements) et des nouvelles pratiques des enseignants, ces objets prennent une importance grandissante.

Les interfaces graphiques : couple écran graphique-souris, traitement d'informations graphiques et mixtes (texte/graphique), outils spécifiques (scanner, table à dessiner). L'étude de ces outils nécessite des compléments théoriques importants dans le domaine psychologique, car le champ d'organisation de l'action de l'utilisateur s'ouvre considérablement par rapport à l'outil clavier et la communication purement textuelle. Travailler dans ce sens permettrait d'éclairer la question : nouveaux outils, facilitation ou complexification pour l'utilisateur ?

Les réseaux : nous assistons à un développement dont l'accélération peut rendre leur enseignement indispensable à court terme. La question qui se pose alors est celle de l'influence de ce maillon technique pour l'utilisateur direct : en quoi son introduction va-t-elle changer le contenu des tâches et leur mise en oeuvre ? Faudrat-il obligatoirement acquérir de nouveaux concepts et de nouvelles procédures ?

Nouvelles situations, nouveaux problèmes techniques et institutionnels

   L'augmentation de la complexité des systèmes installés, à la fois pour chaque unité autonome et dans la perspective de la construction de réseaux, va poser d'une nouvelle manière le problème de la répartition des compétences

  • quelles limites donner aux compétences de l'utilisateur « standard » dans la mise en oeuvre des applications : on peut prévoir une évolution vers une simplification technique de ces tâches (choix dans un menu déroulant, par exemple) qui les dispenseront de certaines connaissances (sur le système d'exploitation), mais est-ce suffisamment opérationnel ?

  • qui disposera à l'avenir, dans l'institution, de compétences suffisantes ?

  • pour faire fonctionner techniquement (avec tous les aléas inévitables) des systèmes lourds en matériels et en logiciels (les réseaux, les systèmes multimédias), dans un domaine de tâches qui n'est pas du ressort d'une « maintenance sur site » contractuelle (passée avec les constructeurs) ?

  • pour assurer la fonction de « personne ressource » en informatique, c'est-à-dire répondre au coup par coup aux questions et problèmes posées par les utilisateurs formateurs ?

   Ces problèmes sont complexes car ils font intervenir des paramètres d'ordre divers : technique, didactique et, pour une part non négligeable, financier et institutionnel ; l'intégration de ces derniers facteurs à notre recherche est à la fois incontournable, sous peine de négliger des paramètres déterminants, et cependant impossible à traiter comme de véritables variables (on peut difficilement expérimenter dans le domaine institutionnel).

   Pour esquisser des réponses à toutes ces questions, le recueil et la synthèse d'une somme d'observations (en cours) va constituer une base sur laquelle nous construirons des expérimentations en situation d'enseignement (classe ou stage).

Paru dans L'intégration de l'informatique dans l'enseignement et la formation des enseignants ; actes du colloque des 28-29-30 janvier 1992 au CREPS de Châtenay-Malabry, édités par Georges-Louis Baron et Jacques Baudé ; coédition INRP-EPI, 1992, p. 227-231.

Note de l'EPI : Les résultats de cette recherche sont l'objet d'une autre coédition EPI-INRP : Pour une utilisation raisonnée de l'ordinateur dans l'enseignement secondaire. Sous la direction de Jean-François Lévy, coéditions EPI - INRP, 1995, 180 pages.

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