Utiliser l'informatique pour enseigner
y a-t-il matière à savoir, besoin de formation en informatique ?

Jeanine Rogalski
Directeur de recherche, CNRS-Paris VIII
Laboratoire de Psychologie Cognitive
 

     Pour utiliser l'informatique dans l'enseignement de leur discipline, les enseignants ont-ils un besoin quelconque de formation à des notions informatiques ? Puisque la « convivialité » des interfaces ne cesse de s'améliorer, que le dialogue avec la machine est l'objet de tant de soins attentifs des concepteurs, ne doit-on pas se sentir quelque peu dinosaure de continuer à s'interroger sur une alphabétisation informatique pour tous les enseignants ?

     Préhistoire pour préhistoire, depuis que l'homme est homme, il parle : des enseignants obstinés pensent pourtant – depuis quelques siècles seulement d'ailleurs – qu'il faut organiser pour tous les enfants un enseignement de leur langue maternelle. D'autres, aussi rétro, continuent à présenter à leurs élèves les nombres entiers présents dès les plus vieux papyrus Algorithme, variable... sont des concepts de la préhistoire de l'informatique : et alors ?

     Instrument de plus en plus perfectionné, « l'ordinateur c'est comme la voiture on n'a pas besoin de savoir comment ça marche ». L'analogie est discutable, puisque l'ordinateur est un instrument d'un genre particulier : à travers les logiciels c'est un outil cognitif qui prend en charge une partie de l'activité intellectuelle dans le traitement de situations, mais poursuivons-la une minute.

     Dans la formation à la conduite du quidam, il n'y a guère en effet d'éléments sur le fonctionnement d'une voiture – pour l'heure –, mais le panorama change quand on passe à la conduite professionnelle, celle qui demande le permis poids lourd par exemple : alors, les fonctions mécaniques, électriques, les procédures de vérification de l'état du système, les éléments de diagnostic des dysfonctionnements, les notions de cinématique prennent une part significative dans les prérequis du permis

     Laissons donc tranquille, pour un instant, l'utilisateur non professionnel de l'informatique et interrogeons-nous plus précisément sur ce qu'il peut en être de l'enseignant utilisateur professionnel de l'informatique : professionnel au sens où ce sont des problèmes de son métier qu'il voudrait traiter en s'appuyant sur les possibilités de l'EAO, des bases de données, de la télématique. Or nombre d'entre nous ont sans doute déjà vérifié la différence de difficulté d'un logiciel de traitement de texte quand il s'agit de présenter un texte lisiblement – mais sans autres contraintes : travail profane d'amateur occasionnel, et quand il s'agit de produire un texte de 6 pages, en 12, un interligne et demi, 36 lignes par page, entrant dans le cadre bleu d'un papier formaté pour être prêt à l'impression : exigence de nature pourtant à peine professionnelle.

LOGICIELS CLÉS EN MAIN : NOUVEAUX OUTILS POUR L'ENSEIGNANT, AUTOMATISATION DE L'ENSEIGNEMENT ?

     La question est tout à fait différente selon qu'on envisage les moyens informatiques pour l'enseignement comme chargés de réaliser les tâches de formation jusqu'ici dévolues aux enseignants humains : des automatismes assurant le contrôle des acquis et la commande des situations nouvelles dans lesquelles placer l'élève, ou si on considère les logiciels comme des outils cognitifs, sous le contrôle de l'enseignant qui vise à en faire une utilisation rationnelle, pour améliorer son enseignement ou faciliter des tâches complexes ou fastidieuses (simulation en temps réel de phénomènes / exercices d'entraînement à l'usage de règles).

     À supposer l'automatisation assez avancée, dans le premier cas suffirait-il à l'enseignant de contrôler l'existence de l'interaction entre l'élève et l'ordinateur, ce dernier se chargeant du contenu de cette interaction ? Nul besoin alors de connaissances informatiques, le seul problème resterait la panne : mais après tout elle advient aussi dans les relations dans la classe. D'ailleurs, les besoins de connaissances dans une discipline s'estomperaient tout autant, et pour les mêmes raisons : il suffirait de quelques experts de qualité pour l'élaboration des logiciels

     Est-ce si simple ? Les études qui se développent sur les interactions des humains avec des systèmes automatisés dans divers domaines du travail montrent que ces aides se traduisent en fait par une modification qualitative des tâches demandées à l'homme : il a de plus en plus besoin de représentations fines sur les modes de travail des systèmes pour en contrôler la validité et la pertinence, pour savoir quand et comment il peut en reprendre le contrôle si la situation le demande. Les compétences exigées pour effectuer lui-même des tâches se transforment en exigence de connaissances – souvent de plus haut niveau – pour superviser l'exécution par le système.

     Peut-être est-il pour l'heure plus réaliste d'envisager l'informatique comme offrant de nouveaux outils pour l'enseignant ? Faisons nôtre un instant la proposition que l'utilisateur d'un logiciel – disons un traitement de texte – peut y entrer par l'action, et que convivialité aidant, il y répondra à ses besoins En est-il de même pour l'enseignant qui doit d'une certaine façon engager une interaction avec un dispositif informatique donné, dans un but pédagogique déterminé ? Si souple, si multimodal que soit le dialogue, peut-il être efficace si l'enseignant n'a aucune idée sur les représentations et le fonctionnement de son « interlocuteur informatique » concernant les objets qu'ils devraient traiter ensemble ?

     Les situations où deux enseignants préparent une coopération sur un enseignement donné ne sont pas si fréquentes : elles montrent néanmoins combien de discussions préalables sont nécessaires pour se mettre d'accord sur les objets didactiques importants, sur l'interprétation des réponses des élèves, sur la signification attribuée aux erreurs, sur la manière d'intervenir. Et pourtant ces enseignants n'ont nul besoin de tout expliciter, le contexte de leur discussion les éclaire sur les ambiguïtés de communication.

     Transformons l'un d'eux en logiciel. Si intelligent soit-il, il ne va jamais raisonner et agir que sur la base de son mode de représentation, sur les seuls traitements qu'il est programmé pour faire sur eux. Et les modes de représentation et de traitement qu'utilise un système informatique, si délicatement programmé qu'il soit (rêvons sur la compréhension de l'oral, ou du graphique manuscrit...), restent contraints par les caractéristiques de la réalisation effective, autant qu'ils sont marqués par les représentations personnelles de son ou ses auteurs anonymes

     Le continu, l'à-peu-près, le double sens, l'implicite, sont des constantes dans l'activité cognitive humaine la plus rationnelle : il faut s'en débarrasser pour se représenter la manière dont fonctionne un système informatisé. Même un système « intelligent » ne s'adapte pas tout seul au contexte extérieur pour ne pas prendre ce qu'on lui dit « au pied de la lettre ». C'est à l'humain, le plus flexible et adaptable des deux, qu'il revient de contrôler le dialogue, dès lors qu'on sort de situations figées, c'est-à-dire dès qu'il y a problème intéressant, justifiant l'interaction.

Toute l'expérience acquise dans des domaines professionnels divers, indique que ces possiblités de contrôle de l'interaction ne viennent pas de la seule pratique d'un ou plusieurs des logiciels outils, sauf éventuellement si ces derniers deviennent les intérêts dominants Et même dans ce cas, on constate l'importance que prend alors le recours à la littérature sur les logiciels – ce qui est une approche de formation, dont les aléas sont en général surmontés – sauf échec – par le temps.

     Les savoirs de l'action ne construisent pas toujours les savoirs conceptuels qui permettent de résoudre des problèmes inédits

FAITES CE QUE JE DIS OU FAITES CE QUE JE FAIS ?

     Un des objectifs de l'enseignement obligatoire est de développer chez l'élève une approche rationnelle des outils que produit l'informatique. Tout au moins, c'est une ambition qu'on peut lui supposer, car sinon le moindre souci de cohérence devrait immédiatement conduire à réviser toutes nos conceptions sur l'enseignement : si l'important c'est l'outil – et non sa maîtrise rationnelle – alors quid de l'enseignement des maths, de la langue maternelle... ? Le « pourquoi ? » – et pas seulement le « qu'est ce que c'est ? » et le « comment ? » – est une interrogation de l'enfant bien avant qu'il ne soit scolarisé. On peut attendre de l'école qu'elle contribue à maintenir et enrichir le sens de cette question. En informatique comme ailleurs

Mais si on poursuit cet objectif, est-il pensable que les enseignants qui utiliseront l'outil informatique dans la classe, pour travailler sur des données historiques, faire travailler des textes, simuler des phénomènes d'évolution, des situations probabilistes, ou traiter des tableaux de données numériques, soient démunis des savoirs conceptuels qui leur permettent de maîtriser la pratique de ces outils ? Vont-ils gérer leurs problèmes ou ceux rencontrés par les élèves, par les essais et erreurs qui construisent les savoirs de l'action ? Vont-ils gérer l'erreur de l'élève par le savoir-faire : « regarde ce que je fais », ou sauront-ils expliquer – dans la mesure des savoirs de l'élève bien sûr ?

     Dans l'usage des outils les plus banalisés : traitement de texte, tableurs, grapheurs et bases de données, quel pourrait être l'effet sur les élèves de réactions de leurs divers enseignants reflétant des représentations différentes, éventuellement contradictoires, sur le fonctionnement de ces outils, leur manière de représenter et de traiter des objets que les humains – élèves et enseignants – traitent autrement, à la manière humaine ? On sait déjà les difficultés pour eux à intégrer les maths de la physique et celles du cours de mathématiques, ou à considérer que ce que leur apprend le professeur de français pourrait bien être pertinent pour rédiger les devoirs de maths Doit-on en rajouter ?

     On sait aussi combien les enfants sont sensibles aux ruptures entre ce qui est leur est demandé et ce qu'on pratique envers eux ou devant eux. Ils identifient très bien si le contrat est « faites ce que je dis et pas ce que je fais ». Le système scolaire peut-il rêver former des élèves soucieux de comprendre ce qu'ils font et d'être le moins souvent des exécutants aveugles de notices, s'il ne fournit pas aux enseignants les moyens conceptuels d'avoir les mêmes exigences envers un outil commun à tous : l'outil informatique, et d'être en mesure de dire implicitement – en acte – aux élèves : « essayer de faire ce que je dis : c'est aussi ce que j'essaie de faire ».

QUELQUES PISTES SUR LES CONTENUS D'UNE ALPHABÉTISATION INFORMATIQUE

     Premier constat : utilisateurs « naïfs » (profanes en informatique) ou « apprenants » visant l'apprentissage de la programmation (à titre culturel ou professionnel), tous – adultes ou jeunes élèves – rencontrent le problème de la représentation du dispositif informatique : quels sont les « objets » manipulés par le logiciel, quels types d'opérations sont effectués sûr ces objets ; « où » est-on – par rapport au dispositif informatique – quand on ouvre, lit, modifie, sauvegarde, copie, un travail ; quels sont les différents éléments qui entrent en jeu entre l'allumage de l'ordinateur et l'obtention d'un résultat, que chercher à modifier quand le résultat n'est pas celui attendu ?

     Quels sont les rapports entre ce qu'on « voit » à l'écran au cours du travail, ce qu'on « fait » sur les objets du logiciel, ce qui « est » en mémoire, ce qui « restera » quand on aura tout éteint, ce qui « sortira » lors d'une impression ? Le « What You See is What You Get » est vrai si on sait par exemple que les espaces non seulement sont des caractères, mais que traitement de texte et imprimante leur font subir leurs propres traitements pour « équilibrer » les lignes de texte, si on sait ce qui se passe quand on imprime un graphique, un tableau qui « ne rentrent pas dans la page », etc.

     Les notions communes sous-jacentes : donnée et fonction, fichier, entrée sortie, système d'exploitation, sont en jeu dans tous les cas. Cela signifie-t-il qu'il faille en faire « la » théorie pour une alphabétisation informatique : bien évidemment non. Mais s'agissant d'enseignants, qui dans leur formation ont largement travaillé avec des représentations abstraites, maîtrisent leur langue maternelle, ont rencontré des systèmes de représentations schématiques, la marge est large entre la métaphore plus ou moins opérationnelle et la théorie complète.

     Second constat : l'utilisation « naturelle » des logiciels s'arrête souvent là où commence leur puissance la plus flagrante. Dépasser cette limite exige de mettre en oeuvre des concepts majeurs de la programmation, et actuellement en premier lieu ceux de l'algorithmique ; exemples : le « mailing » différencié selon les destinataires, le tri dans une base de données, le parcours d'une partie spécifique d'un tableau. On ne coupe pas aux notions de variable (et de distinction entre ce qui est « textuel » et ce qui doit être interprété par le logiciel), aux décisions conditionnelles (avec parfois la manipulation de booléens) ; si l'itération est parfois gérée implicitement par le logiciel certaines conditions sur l'état des fichiers peuvent conduire à des surprises.

     Troisième constat : dans tous les paradigmes de programmation, des notions sont manipulées qui ont une communauté conceptuelle. Il y a toujours des variables et des valeurs (évident mais pas simple...), des conditions dans les définitions ou les opérations (ne serait-ce que sous la forme d'écritures alternatives de règles, de fonctions ou d'objets), des répétitions conditionnées par des valeurs de variables (explicitée dans le « répète... jusqu'à », implicite dans l'exécution de certaines clauses, gérée par des écritures fonctionnelles récursives). Les relations et les définitions récursives (de fonctions, d'objets, de situations) prennent de l'importance à la mesure du détachement de l'algorithme d'exécution. Il en est de même des structures de représentation de graphes, arborescences, au-delà des classes toujours omniprésentes des données numériques finies, textuelles, et logiques.

     Bref, les besoins d'une approche rationnelle de l'informatique, même en utilisateur « profane », loin de se multiplier avec la variété des logiciels, rencontrent des « noyaux conceptuels » à la portée des contraintes temporelles d'une alphabétisation. Attention : cela ne signifie pas qu'l faut en faire une approche « bourbakiste », formelle. La connaissance visée est opérationnelle : c'est à propos et à partir d'objets de l'action (un langage, un logiciel, une base de données) que du sens peut se créer.

Il faut définir le niveau auquel on peut, à tel moment, et selon les acquis antérieurs des enseignants à initier, aborder telle notion (en biologie, l'initiation à la notion de respiration n'exige pas d'emblée l'analyse des processus de biochimie..). Un garde-fou doit seulement être que les représentations évoquées (et qui seront nécessairement d'abord incomplètes, voire « erronées ») ne soient pas trop spécifiques à une situation donnée, et ne fassent pas obstacle à des constructions ultérieures plus élaborées.

Paru dans L'intégration de l'informatique dans l'enseignement et la formation des enseignants ; actes du colloque des 28-29-30 janvier 1992 au CREPS de Châtenay-Malabry, édités par Georges-Louis Baron et Jacques Baudé ; coédition INRP-EPI, 1992, p. 238-243.

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