Technologies informatiques à l'école primaire.
De la modernité réformatrice à l'intégration pédagogique innovante.

Contribution à l'étude des modes d'inflexion, de soutien, d'accompagnement de l'innovation

Jacques Béziat
 

Nous publions le texte intégral de la soutenance de thèse de Jacques Béziat, membre du Bureau national de l'EPI. Cette thèse, sous la direction de J.-L. Baron, a été présentée publiquement le mercredi 19 novembre 2003 à l'Université Paris V.
Le jury, composé de
     Georges-Louis Baron, université Paris V, INRP,
     Michel Caillot, université Paris V, Président,
     Christian Depover, université de Mons-Hainaut,
     Gisèle Tessier, université de Rennes 11, rapporteur,
     Jacques Wallet, université de Rouen, rapporteur,
lui a décerné la mention Très Honorable.


Monsieur le président, madame et messieurs les membres du jury,
mesdames et messieurs,

     Le choix de ce sujet est issu de divers centres d'intérêts personnels et de ma fonction de maître d'école, utilisateur d'ordinateurs en classe depuis la fin des années 1980. J'ai toujours été frappé par la multiplicité des pratiques pédagogiques informatiques en lisant les témoignages des collègues utilisant des ordinateurs en classe. Ce foisonnement n'a toutefois que peu d'impact sur leur généralisation dans les usages scolaires. Il semblerait que ce n'est pas parce qu'elles sont exemplaires que les pratiques deviennent référentes, mais parce qu'elles remplissent certaines conditions. Entre autres : leur familiarité avec les pratiques scolaires pré-existantes, leur cohérence avec les instructions officielles. L'utilisation du traitement de texte en classe en est un exemple.

     Cette thèse s'inscrit dans un flux de travaux sur la compréhension de l'innovation à l'école. Pour notre part, nous avons principalement prêté attention au travail des innovateurs depuis les débuts de l'informatique scolaire. Nous avons surtout cherché à connaître leurs opinions sur l'intégration des technologies de l'information et de la communication à l'école.

     En effet, il nous semble que leur contribution à cette intégration est spécifique à leur position de praticiens dans l'école. Dans cette perspective, quelle est la place, le rôle de ces praticiens innovateurs ? Quels sont leurs opinions sur ce que doit devenir l'école avec ces technologies ?

     La démarche de cette thèse a été d'identifier la place des enseignants du premier degré, usagers des technologies informatiques, dans le mouvement général qu'est l'informatisation de l'école.

     Ce travail s'est appuyé sur une analyse des contextes international et national, aussi sur une évaluation de l'offre scolaire sur l'internet. Il s'est ensuite focalisé sur les discours des enseignants innovateurs témoignant de leurs pratiques informatiques.

Dans cette présentation, nous aborderons successivement :

Le cadre et la problématique.

Les difficultés du travail mené.

Les apports et les perspectives.

Cadre et problématique

     La jeune histoire de l'intégration de l'informatique dans le système scolaire est pleine de prises de positions en faveur ou à l'encontre des ordinateurs à l'école, de déclarations et de plans politiques, d'engagement des praticiens innovateurs... Cette informatisation dépend aussi des développements technologiques, et de la concurrence que se livrent les fabricants et les éditeurs sur ce marché.

     Les questions d'informatique à l'école ne sont pas indépendantes des enjeux mondiaux liés au déploiement de ces technologies et du réseau internet. Il suffit de voir les débats au sein des associations d'enseignants qui ont lieu autour du logiciel libre, par exemple, pour voir que cette dimension n'est pas absente de leurs préoccupations.

     Pour entrer dans cette recherche, nous sommes partis de l'idée que l'informatisation de l'école aura lieu, de toute façon. Et qu'elle ne dépend pas des questions d'efficacité éducative des technologies informatiques. Nous nous sommes donc intéressés à ceux qui soutiennent l'intégration de ces technologies dans l'école. Dominique Felder les qualifie de « promoteurs » des nouvelles technologies.

     En fait, les discours se mélangent et les vues sur l'école divergent entre les praticiens, les politiques et les entreprises. Nous n'avons pas à faire à un groupe homogène de « promoteurs », mais bien à des acteurs dont les objectifs sont différents selon qu'ils sont dans ou hors l'école.

     Nous avons donc cherché à dépasser les descriptions et les déclarations faites, et à replacer les discours de chacun par rapport à des enjeux liés aux évolutions de l'école.

     Dans le cercle de ces promoteurs, nous avons opposé deux figures : les réformateurs et les innovateurs.

     Pour décrire la posture des réformateurs, nous nous sommes principalement appuyés sur l'analyse d'Anthony Giddens, pour avancer l'idée que les réformateurs de l'école ont une approche moderne, c'est-à-dire de rupture avec l'ordre scolaire traditionnel.

Pour décrire celle des innovateurs, nous avons trouvé appui sur les travaux de Norbert Alter et de Françoise Cros, entre autres, pour poser comme hypothèse qu'ils ne portent pas, dans leurs discours, des projets de réformes du système scolaire.

     La contribution des innovateurs n'est donc pas du même ordre que celle des réformateurs. Nous les avons qualifié d'intégrateurs.

     De ce point de vue, l'analyse de la position des enseignants innovateurs nous a semblé utile :

Ils ne travaillent pas pour une dérégulation de leur institution.

Ils intègrent dans leurs pratiques à la fois les spécificités des technologies de l'information et de la communication et leurs contraintes professionnelles.

Les hypothèses

     Nos hypothèses portent sur la nature des discours de praticiens innovateurs. Notre analyse de contenu s'est donc centrée sur leurs discours.

     En trois hypothèses, nous proposons :

  • Que les discours des praticiens ne sont pas en rupture avec l'école, en ce sens, ils s'opposent à la révolution annoncée avec les nouvelles technologies.

  • Que ces praticiens régulent eux-mêmes le déficit d'informations provoqué par l'intégration de ces technologies dans l'école.

  • Qu'ils opèrent ainsi un retour sur la norme scolaire.

     Une quatrième hypothèse propose l'idée que l'accompagnement institutionnel est dans une tension entre le respect des grandes orientations politiques et le besoin fonctionnel de normalisation des pratiques.

Les difficultés de cette recherche

     Nous avons focalisé notre analyse de contenu sur les discours des enseignants du premier degré.. Les textes politiques ou d'organisations internationales que nous avons cités traitent parfois de l'éducation scolaire en général, parfois de l'école primaire en particulier. Nous avons tenté de ne pas aller au delà de ce que ces textes disent au sujet de l'école primaire. Tout en traitant des enjeux, il nous fallait rester en cohérence avec les actes de pratiques collectés.

     De plus, nous avons décidé de travailler sur des traces de pratiques, des discours, qui ne sont qu'un reflet déformé de la réalité. Une telle approche n'a pas été sans soulever plusieurs difficultés :

     Difficultés sur les différents niveaux de discours, sur la nature même des discours d'innovateurs, sur leur collecte et leur traitement.

Sur la nature des discours d'innovateurs

     Nous voulions ancrer notre analyse dans les enjeux, non pas dans les pratiques, alors que ces pratiques sont le contenu principal des actes constitués. Nous avons voulu, à l'intérieur de ces témoignages, travailler sur les opinions qu'ont les innovateurs de leurs pratiques.

     En n'interrogeant pas directement les innovateurs sur les enjeux liés aux nouvelles technologies à l'école, nous n'avons eu à collecter que des éléments d'opinions, et non des discours sur les changements de l'école.

     De plus, articuler des discours de praticiens dans un cadre plus général nous a obligé à les distancier des pratiques dont ils témoignent. C'est là le sens de notre approche systémique.

Sur les différents niveaux de discours

     Nous ne pouvions mener une recherche sur les discours de praticiens, dans une perspective longitudinale, et au delà des pratiques, sans rendre compte du cadre national, lui-même sous influence du cadre international.

     Les politiques menées autour des nouvelles technologies ont des ambitions globales, il nous était difficile de ne pas replacer les discours de praticiens dans ce contexte.

     La première partie de notre travail a donc consisté à faire état des différentes approches pour une informatisation de l'éducation, à travers des discours internationaux et nationaux, et une analyse du Web scolaire, en émergence depuis la fin des années 1990.

Sur la collecte de ces discours

     D'une manière générale, les enseignants écrivent peu sur leurs pratiques, et quand ils le font, les canaux de diffusion sont principalement associatifs ou locaux. A partir de sources disparates, il a fallu constituer un corpus qui rende compte de ce que disent les innovateurs, et qui couvre une grande partie des pratiques observées, depuis les débuts de l'informatique à l'école.

     Nous étions face à un enjeu d'échelle aussi. Nous ne pouvions confronter, aux positions internationales et nationales, seulement quelques témoignages. Même si nous ne l'avons pas tout à fait atteint, nous avions un objectif d'exhaustivité dans notre collecte.

     Nous avons donc tenu à croiser plusieurs entrées. C'est à dire que nous sommes allé chercher des témoignages directs d'enseignants, à partir d'un questionnaire. Nous avons collecté toutes les pages Web faisant état de pratiques informatiques que nous avons trouvées sur les sites d'écoles que nous avons pu rencontré. Enfin, nous avons collecté, dans la presse associative, académique et professionnelle, tous les articles faisant état de pratiques pédagogiques avec les technologies de l'information et de la communication.

Une méthode d'analyse

     Les choix que nous avons fait sur la nature des actes de pratiques que nous avons collectés ont eu des conséquences sur la méthode d'analyse appliquée.

     Il a fallu mettre en cohérence et en relief un corpus poly-segmentaire, hétérogène dans sa forme, et parfois répétitif dans son contenu. Un modèle systémique de lecture des données a donc été mis en place, afin de pouvoir rapprocher les analyses des différents segments du corpus.

     L'analyse de contenu que nous avons pratiqué présente deux volets : une analyse lexicographique et une analyse thématique. Dans le premier volet, il s'agit d'effectuer un comptage des mots dans le corpus, dans le deuxième, un découpage et un comptage des thèmes utilisés par les innovateurs.

     Nous présentons peu dans le mémoire déposé, l'analyse lexicographique, mais celle-ci nous a permis un premier contact et une première mise à distance avec ces témoignages de praticiens. Elle nous a permis d'appréhender de manière systématique, les termes employés par les innovateurs pour parler de leurs pratiques avec les technologies de l'information et de la communication. Cette première approche a été préparatoire au travail d'analyse thématique, dont nous avons tiré l'essentiel de nos résultats. Nous avons ainsi utilisé les deux fonctions de l'analyse de contenu, décrites par Laurence Bardin : une fonction heuristique - de tâtonnement exploratoire - et une fonction d'examen des hypothèses.

Apports et perspectives

     D'une manière générale, nous avons cherché à décrire les enjeux liés à l'informatisation de l'école, à travers une analyse du contexte international, de discours politiques français, des instructions officielles, du paysage Web scolaire.

     Il semblerait qu'un certain nombre d'éléments soutiennent l'idée d'une intégration prochaine des technologies de l'information et de la communication dans les pratiques éducatives : les pressions internationales sur les systèmes éducatifs nationaux ; les intérêt commerciaux pour une généralisation du multimédia et de l'internet à l'école ; l'influence européenne à travers le plan « La société de l'information » ; la généralisation dans la société du réseau internet et, à terme, un recrutement massif d'enseignants avec des usages informatiques privés ; l'attente des parents d'élèves ; l'équipement progressif des écoles ; la présence de plus en plus forte des technologies de l'information et de la communication dans les programmes scolaires.

     Dans cette recherche, nous avons tenté de montrer que les systèmes d'idées des réformateurs et des innovateurs, en œuvre pour les questions d'informatique à l'école, ne sont pas des descriptions mais une exploitation de ces nouvelles technologies selon les objectifs de chacun.

     Dans la première partie de la thèse, nous avons cherché à montrer la montée en puissance des pressions pour une ouverture vers le marché des systèmes éducatifs. Dans cette perspective, les technologies de l'information et de la communication servent d'instruments pour la réforme.

     Les innovateurs, quant à eux, ne sont pas porteurs d'un projet de réforme du système par les nouvelles technologies.

     Notre analyse de contenu nous a permis de mettre en valeur leurs idées pédagogiques :

  • De l'enquête, ressort une réelle volonté d'affirmer l'outil banal, ordinaire en classe, transparent.

  • L'analyse des articles fait principalement apparaître le souci de décrire les qualités pédagogiques de l'ordinateur, du point de vue des apprentissages, mais aussi dans la relation maître-élève.

  • Les pages web font état d'une émergence des thèmes liés à l'utilisation de l'internet à l'école, d'ouverture de l'école sur le monde.

     Introduire des ordinateurs à l'école provoque plusieurs incertitudes pour les enseignants, entre autres, du point de vue de leur utilité, de l'organisation de la classe, de leur maîtrise...

     De ce point de vue, les innovateurs apportent des solutions efficaces mais dans leur contexte innovant. Ils sont dans une dynamique d'organisation de leur expérience, dans la continuité du système. Ils ne travaillent pas à réformer l'école, bien au contraire, ils adaptent les nouvelles donnes technologiques à leur cadre professionnel.

     Nos résultats nous amènent à avoir une vue problématisée sur la posture des innovateurs, dans laquelle les pratiques sont déclarées banales et leur caractère exceptionnel souligné. Cela nous a conduit à dire que la banalité de l'ordinateur - sa transparence - est un projet que se donne l'école pour son intégration, plus qu'une réalité.

     L'ordinateur n'arrive pas dans la classe sur des critères de rentabilisation ou de performance éducative. Il n'est pas conçu pour la classe. On doit lui trouver une place dans les activités scolaires. Il ne s'intègre que dans un processus lent de scolarisation. Les innovateurs en sont les agents les plus actifs et les plus créatifs.

     Ces innovateurs constituent bien une minorité active, mais qui n'a pas d'influence directe sur les usages de la profession. Leur contribution relève aussi de la marge de liberté qu'ils prennent à l'égard du fonctionnement scolaire. Ce n'est pas, pour eux, une recherche de pouvoir à l'intérieur de l'organisation scolaire. Ils définissent, de leur point de vue, ce que doit être l'école avec les nouvelles technologies. Ce serait plutôt une prise de pouvoir de l'organisation scolaire sur ces technologies. Il s'agit là, peut-être, d'un point de résistance du système aux visions les plus radicales des réformateurs.

     Il apparaît désormais, que, dans un contexte mondial, l'école ne soit plus destinée à rester exclusivement sous contrôle national. Les réformateurs s'appuient sur les nouvelles possibilités offertes par les technologies de réseaux, pour proposer d'autres formes d'organisation scolaire. Ils s'appuient aussi sur le mythe d'une machine éducante.

     C'est en précisant la place des innovateurs dans l'école, leur marge de liberté, que nous avons pu voir qu'ils ne sont pas des moyens au service de buts définis à l'extérieur de l'école.

     Par leurs actions, ils défendent le principe d'une intégration active des technologies de l'information et de la communication, mais pas d'une remise en cause profonde du paradigme scolaire. Pour eux, ces technologies sont à instrumentaliser à l'intérieur de la relation éducative.

     Ils s'inscrivent dans des dynamiques locales : faire la classe autrement, animer une équipe, mobiliser les parents, convaincre les collectivités... Ils jouissent d'une importante liberté d'action, et assument souvent d'être en marge du fonctionnement scolaire classique.

     Les innovateurs poursuivent des objectifs qui leurs sont propres. Leur activité se situe, parfois en marge de la norme scolaire, parfois en phase. Nous l'avons vu avec l'évolution des politiques nationales en direction des nouvelles technologies. Ces politiques ont parfois légitimé et parfois marginalisé l'utilisation des ordinateurs en classe.

     Nous entrons maintenant dans une période différente, où, dans notre cas, les politiques nationales sont fortement influencées par la politique européenne. Le plan « La société de l'information » invite les états membres de la communauté à engager des actions en faveur des technologies numériques en éducation et en formation.

     Ce travail de recherche doctoral nous a permis de préciser les places respectives des différents promoteurs des technologies de l'information et de la communication à l'école et certaines dynamiques d'accompagnement. On peut se poser la question de savoir si l'imposition actuelle, à travers l'équipement significatif des écoles, l'entrée en masse des différentes utilisations de l'ordinateur dans les instructions officielles, l'ouverture de ressources scolaires sur le Web, rendra raison aux innovateurs, ou si elle signe déjà les premiers pas d'une réforme profonde de l'école ?

     Dans la continuité de ce travail de recherche, nous pensons nécessaire de nous intéresser à l'étude des dynamiques de terrain pour la scolarisation des technologies informatiques, leur généralisation dans les usages. Cette scolarisation relève d'une transformation des pratiques innovantes plus que d'une intégration directe des pratiques d'innovateurs. L'analyse du terrain et de ses réactions peut nous renseigner sur ce que l'école fera, à terme, des technologies numériques et sur ses évolutions propres.

     Nous concluons donc en nous interrogeant sur les modalités de généralisation des technologies numériques. Les problématiques qui sont liées à ce processus de scolarisation de l'informatique se démarquent de celles liées à l'innovation dans l'école. Il ne s'agit plus, dans ce cas, de traiter des conditions particulières de pratiques exceptionnelles, mais des conditions de généralisation à l'échelle de toute une profession.

     Je vous remercie.

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Association EPI
4e trimestre 2003