De l'EPI à l'EPI

Jean-Louis Malandain
 

   Un point de vue sur une expérience issue des travaux et des engagements de l'EPI (Enseignement Public et Informatique) pour aboutir à l'EPI (Éducation du Public à l'Informatique). 

   Ces réflexions ont surgi de constats évidents, dans mon environnement immédiat : je connais une personne handicapée et un érudit, aucun des deux ne sait que l'ordinateur pourrait apporter une aide immédiate et décupler les capacités langagières et savantes. Tout en maintenant très haut l'exigence d'un enseignement de l'informatique, il faut élargir la connaissance de ses champs d'application et en faire connaître les applications au plus grand nombre pendant et après la scolarité.

L'informatique à la campagne

   Retiré dans une paisible commune d'Anjou depuis mon départ en retraite en 1996, j'ai pu constater que l'ordinateur commençait à entrer dans les foyers des gens ordinaires d'un certain âge... 20 ans après le plan Informatique Pour Tous (si IPT vous dit encore quelque chose !).

   Parfois pour des besoins inattendus comme la généalogie, souvent tout simplement parce que les enfants ont offert à leurs parents vieillissants leur vieux PC avec quelques jeux pour amuser les petits pendant les vacances ou pour envoyer des mails.

   Des PC sous Windows 98 qui dorment dans un coin car on n'ose pas trop les allumer. Bien sûr, leurs enfants devenus adultes utilisent des logiciels professionnels sur leur lieu de travail et les petits enfants se servent d'ordinateurs à l'école ; ils sont branchés Internet et utilisent des jeux qui sortent d'on ne sait où. Mais personne n'a le temps ou la patience d'expliquer comment ça marche et à quoi ça sert ! Dans le meilleur des cas, arrivant à l'âge de la retraite et des loisirs, certains ont cassé leur tirelire pour acheter un PC et une liaison Internet pour 500 euros, tout compris. Est-il utile de préciser qu'il n'est pas question, dans une telle situation, d'évoquer autre chose que Windows ou de parler du logiciel libre !

   Depuis une dizaine d'années, le Centre social intercommunal a mis en place des activités presque gratuites (1,5 euro par séance) ; entre autres propositions, une initiation qui, pour résumer, offre en cinq séances de deux heures un aperçu sur le traitement de texte, l'insertion d'une image ou d'un dessin, copier/coller d'un fichier à un autre, la consultation sur Internet, le jeu du Solitaire et quelques jeux de français en libre diffusion.
C'est ainsi que chaque jeudi après-midi, une demi-douzaine de personnes travaillent avec deux ou trois animateurs bénévoles. En dix ans, près de 200 personnes du canton sont passées par cet atelier bon enfant et sans prétention... mais ce n'est pas une mince affaire que de connaître déjà le clavier puis de comprendre qu'un ordinateur n'est pas seulement un instrument bureautique ou scientifique !

   Au mieux, après les cinq séances, les gens savent allumer leur PC, se repérer sur le bureau Windows, rédiger et mettre en page un document illustré (pour annoncer la fête de l'école, par exemple), chercher une information, lancer quelques jeux et les copier sur une clé USB ou une disquette pour les utiliser chez eux. C'est ça, l'informatique pour tous ! Pas question de dire qu'on pourrait se passer de Word et de Microsoft... C'était déjà assez déroutant de fonctionner avec les Mac qui équipaient le Centre social jusqu'à cette année et c'est encore délicat avec la récente version d'Office sous XP puisque, dans les deux cas, ce n'est pas tout à fait ce qu'on voit à la maison !

   Mais on sait bien qu'à la campagne le progrès arrive plus doucement qu'ailleurs ! Je parle pour les gens ordinaires, bien sûr, car il existe aussi un Centre Multimédia avec des activités de pointe par et pour des jeunes branchés ; de même, les réunions à la mairie pour fixer le calendrier annuel d'occupation des locaux par la trentaine d'associations locales se font, en direct, au vidéoprojecteur !

   On est encore loin du compte, à savoir la mise à la disposition de ceux qui en ont le plus besoin, des fonctions langagières de l'ordinateur pour les gens (nombreux) fâchés avec la lecture et l'écriture : entre autres, synthèse et reconnaissance de la parole, orthographe, synonymes, recherche etc. Pratiquement personne ici ne sait que l'ordinateur peut lire à haute voix ou écrire ce qu'on lui dicte, une véritable prothèse pour les handicapés de l'instruction... ceux qui n'ont pas eu la chance de faire des études jusqu'à 25 ans pour enfin maîtriser leur langue et se cultiver ! Tous ceux qui vivent à la limite de l'illettrisme, dans un inconfort total : l'appréhension, la hantise d'avoir à écrire ou à lire quelque chose !

   Ce qu'ils attendent et qui existe c'est l'ordinateur auxiliaire langagier OAL ! Pourquoi ne leur en a-t-on jamais parlé, surtout pas à l'école ? (cf. « L'ordinateur pour faciliter le voisinage de la parole et de l'écriture », EpiNet n° 78, oct. 2005).

L'informatique en province

   Pendant mon activité professionnelle dans la capitale, j'ai commis quelques didacticiels dans le domaine du français. À l'époque, divers organismes ou instances en facilitaient la présentation et la diffusion, surtout auprès des enseignants étrangers en stage en France. Une fois retraité en province, j'ai pu les proposer dans les formations universitaires pour le français langue étrangère, jusqu'à l'âge de 65 ans après lequel il n'est plus possible d'intervenir dans ce cadre.

   Je me suis donc retrouvé à la tête d'une petite collection de didacticiels qui n'était plus diffusée par mon établissement d'origine ni connue dans les organismes de formation. Cette collection est en libre diffusion en attendant la rémunération automatique des oeuvres électroniques. Ce n'est pas demain la veille !

   Loin d'en tirer ombrage et à l'inverse des efforts pour faire bouger les choses par le haut, j'en parle autour de moi et j'essaie de faire connaître ces petits jeux de langage dans des structures fondées sur le bénévolat comme l'Université Angevine des Temps Libres (UATL). La plupart des personnes d'un âge respectable qui fréquentent l'UATL (ils sont près de trois mille) n'ont pas d'ordinateur. Ceux qui ont suivi une initiation connaissent le traitement de texte ou le tableur. C'est d'ailleurs à ces activités prioritaires que sont dédiées les « salles informatiques ». Pas question d'héberger avec les logiciels de prestige des petits didacticiels de rien du tout !

   Le public potentiel est certes plus averti qu'à la campagne et les formations à l'informatique ont beaucoup de succès mais on est encore loin d'une approche didactique car, même avec ce bagage, il n'est pas évident pour tout le monde de modifier à sa guise le contenu d'un jeu tout simple sur le vocabulaire ou sur l'ordre des mots en adaptant des fichiers textes au niveau des utilisateurs. Au mieux, on sait utiliser Word pour rédiger, mettre en page puis imprimer un document mais utiliser un bloc-notes pour alimenter un jeu à l'écran paraît tout à fait insolite tant est forte la tendance à consommer du papier sans voir les capacités interactives d'un écrit qui reste à l'écran. À peine une dizaine de personnes se pose la question sur les 3 000 adhérents !

   Là encore, il faut du temps et de la patience. Au moins, parfois, se crée un lien et apparaît un intérêt réel pour une démarche didactique. C'est quand même plus satisfaisant que le démarchage pour vendre ses produits et plus gratifiant que de faire le siège d'organismes officiels ou d'institutions de formation ignorant résolument ce qui n'est pas une instruction ministérielle.

   Alors, forcément, ça n'ira pas vite !

   N'empêche ! Un ordinateur, ça va plus loin que le papier et il est bon de le dire. C'est même un vrai travail de formation que de mettre à la portée de tous cet outil universel du savoir, de la culture et de la création. Un peu comme au XIXe siècle, des « illuminés » se lançaient dans des campagnes d'alphabétisation. On se fera une idée plus concrète des contenus et des objectifs recherchés en consultant le blog consacré aux Activités Langagières Sur Ordinateur :
http://jlmalapomalso.canalblog.com.

   Pourquoi cette obstination, plus de dix ans après la retraite ?

   Parce que l'ordinateur est un objet culturel et artistique, un OCA !

   Personne ne conteste les fonctions de l'ordinateur pour le calcul et la gestion dans les domaines de la science et de la bureautique ; les ressources pédagogiques et les approches interactives sont également connues. Mais beaucoup de gens, surtout parmi ceux qui ne sont pas versés dans la science ou dans l'éducation – évidemment les plus nombreux – ignorent totalement que l'ordinateur est aussi un remarquable outil dans les domaines culturel et artistique, de l'écriture à la littérature, du dessin à la peinture, des chansons à la musique, pour consulter, produire ou diffuser des oeuvres, en particulier grâce au réseau Internet.

   Du niveau le plus modeste aux travaux les plus sophistiqués, de l'amateur à l'artiste véritable, chacun pourrait y trouver son compte... à condition d'avoir une idée des capacités de cet outil ! Ne parlons évidemment pas de programmation qui est devenue un gros mot !

   Mon objectif est de montrer, dans ma spécialité, que l'ordinateur permet de corriger ou d'enrichir un texte, que l'ordinateur peut lire à haute voix ou écrire ce qu'on lui dicte, qu'on peut afficher ou manipuler un texte de 36 façons (désordre, masque, fréquence, longueur etc.), qu'on peut accéder à des oeuvres (gallica.bnf), y rechercher et en extraire des passages ou certains mots (et même des alexandrins !), que sais-je encore qui puisse motiver le lecteur et renforcer les enchantements de la langue ? Hélas ! Aucun des articles pour vanter les mérites du texte à l'écran parus dans la revue ou sur le site de l'EPI ne semble avoir suscité de réaction... comme si les enseignants de français étaient intouchables.

   Tant que je n'aurai pas trouvé un procédé commode pour faire connaître cette conviction profonde... peut-être par Internet dont les échos sont assourdissants (mais inexistants à propos de mes préoccupations !), je me contenterai d'en parler autour de moi... et d'en parler à l'EPI, bien sûr, pour que cette dimension langagière, culturelle et artistique soit clairement intégrée aux contenus d'un enseignement généralisé de l'informatique, trop souvent perçu comme le domaine exclusif de la science et de la bureautique  [1]. Il me semble évident qu'aucun adolescent ne devrait sortir du système éducatif sans avoir une maîtrise basique de ces nouveaux outils et que la formation permanente doit en donner les moyens à ceux que le système a oubliés. C'est une orientation qui ne devrait pas m'éloigner de ceux qui, à l'EPI ou ailleurs, visent plutôt le champ éducatif et plutôt les formations aux TIC comme science et technique de l'informatique.

10 décembre 2007

Jean-Louis Malandain
Bureau national de l'EPI

NOTE

[1] J'ai envoyé ce commentaire à la proposition de l'EPI faite à la Commission Attali sur la croissance :
« J'insisterais, dans la proposition de Jacques Baudé, Président d'honneur de l'EPI, concernant un véritable enseignement de l'informatique et des TIC, sur la "CULTURE GLOBALE". En effet, l'informatique et les TIC ne concernent pas seulement la croissance dans les domaines scientifique, technique, industriel ou bureautique. Nous parlons bien de croissance globale et l'ordinateur est devenu un véritable outil culturel et artistique dont les capacités méritent d'être maîtrisées plutôt que captées à la sauvette par quelques-uns (littérature, peinture, musique...). Ce décuplement des compétences scientifiques, techniques, culturelles et artistiques, seule une formation solide peut l'apporter et contribuer à la croissance "globale" et "propre" qui nous sortira de l'ornière. »

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Association EPI
Janvier 2008

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