Les logiciels libres : dernière chance pour l'enseignement des technologies d'expression ?

Jean-Yves Royer
 

1. Une situation catastrophique

   Par mes activités bénévoles j'ai l'occasion d'observer de nombreuses personnes s'exprimer avec un ordinateur et d'examiner leurs productions. Qu'il s'agisse de stagiaires en prison, de formateurs qui initient ces stagiaires, d'animateurs d'Espaces Publics Numériques, d'enseignants en lycée, d'informaticiens du logiciel libre, je constate que les personnes qui savent s'exprimer avec un ordinateur sont très rares et que la majorité des enseignements n'incitent pas les jeunes à prendre de bonnes habitudes.

   Les défauts constatés sont de plusieurs natures :

  • L'absence d'apprentissage sérieux de l'usage de l'ordinateur dans son état technologique actuel ;

  • La méconnaissance presque totale des règles d'exploitation des automatismes de l'ordinateur pour traiter les informations que les rédacteurs lui donnent à gérer et mettre en forme ;

  • La non perception du changement du métier des rédacteurs lors du remplacement de fonctions humaines d'assistance (secrétaire, typographe, éditeurs) par une machine.

L'absence d'apprentissage de l'usage de l'ordinateur

   Avec la multiplication des usages de l'ordinateur une forte proportion de la population passe plusieurs heures par jour devant un ordinateur pour produire le plus fréquemment un matériau textuel.

   Dans l'état actuel de la technique, la commande de l'ordinateur se fait encore à l'aide d'un clavier. Observez comment il est utilisé ? Pas étonnant que les maladies professionnelles se développent à l'usage de l'ordinateur ! Sans apprentissage de la rédaction confortable avec un ordinateur, beaucoup d'organes sont fatigués inutilement pour un piètre résultat.

La méconnaissance des automatismes de l'ordinateur

   Un ordinateur est fait pour traiter automatiquement des informations. Concernant l'information textuelle, l'ordinateur permet d'apporter tous les changements de fond et de forme possibles et imaginables. Quand tous ces changements sont apportés, la machine doit travailler sans contrôle. Ceci exige que le producteur de l'information tienne compte des limites de la puissance de la machine.

   Par exemple, dans l'image ci-dessous l'ordinateur n'a pas été capable de comprendre que 130 000 était un seul nombre et non deux et que 14 % est aussi un mot et non deux. Il n'a même pas été capable de coller les guillemets ouvrants au mot qui les suit ! Dans tous ces cas, l'auteur aurait dû placer une espace insécable tant que l'ordinateur n'est pas capable de le faire à sa place (cela commence, mais doucement...).

   La méconnaissance et le non usage de l'espace insécable doit être la cause de plus de 90 % des erreurs de mise en page constatées sur le web et sur le papier, y compris dans la presse. Ce n'est pourtant pas très compliqué à comprendre et mettre en oeuvre par réflexe.

   Les rédacteurs doivent connaître très peu de choses pour que l'ordinateur coupe correctement les lignes et les pages, constitue une table des matières ou un index toujours à jour, effectue automatiquement la numérotation des titres, la numérotation des pages et maintienne cohérentes les références. En vingt ans de collecte de ce qu'un rédacteur doit connaître pour bien écrire avec un ordinateur, je n'ai pas réussi à remplir une page dactylographiée. Pourquoi, ce peu de connaissances essentielles est-il autant ignoré ?

La non perception du changement du métier des rédacteurs

   Au cours des derniers siècles, avec l'écriture mécanique, les rédacteurs ont pris l'habitude d'être assistés par des typographes ou dactylographes. Ils ont perdu l'habitude de travailler seul pour leurs lecteurs.

   Avec l'ordinateur, les métiers d'assistance ont disparu ou sont réservés à des travaux très précieux. La plupart des rédacteurs s'expriment directement pour leurs lecteurs. La seule aide dont ils bénéficient est celle de l'ordinateur.

   Parfois l'aide de l'ordinateur est originale et apporte un concours insoupçonné il y a quelques années, par exemple, pour la recherche d'informations. Dans quelques cas, dont la fréquence est élevée, l'ordinateur n'est pas encore assez intelligent pour interpréter le matériau brut fourni par le rédacteur. Le rédacteur doit le savoir et prendre en charge ce qu'il sous-traitait au typographe ou dactylographe. C'est particulièrement le cas pour l'orthographe et la grammaire. L'ordinateur peut aider mais il n'est pas encore question de lui faire confiance. Le rédacteur doit donc être plus vigilant sur l'orthographe. Quand il relit le travail d'un collègue, sa relecture peut aussi porter sur l'orthographe ou la lisibilité du texte. Plus de dactylo pour jouer « l'éditeur » de son brouillon, le brouillon a disparu.

2. Les causes de la catastrophe ont-elles de l'importance ?

   Observateur de l'introduction de l'ordinateur dans les organisations depuis le début des années 1960 et organisateur de métier, je serais tenté de donner des explications.

   Bernard André dans sa thèse Utilisation des progiciels – identification d'obstacles et stratégies de formation  [1] donne de nombreuses explications. Il montre aussi l'importance en volume de l'expression textuelle avec un ordinateur par rapport à tous les autres modes d'expression, d'où l'importance des progiciels d'écriture  [2].

   L'auteur montre que les concepts qui devraient guider l'action des rédacteurs sont formalisés depuis les années 1960 ou 1970 et est surpris qu'ils n'aient pas été assimilés par les enseignants et les formateurs lors de la diffusion rapide des progiciels au cours des années 1980 et 1990  [3]. Si la plupart des développeurs de logiciels ont bien intégré les concepts dans leurs produits ils n'ont par été repérés par les enseignants et donc par les utilisateurs.

   Il est nécessaire de lire au moins l'introduction de la thèse à partir de la page 15. Il faut aussi lire : « 2.1.5.3. Le traitement de texte dans le B2i » et « 2.2. : des questions posées au terrain ». Ces analyses confirment la situation catastrophique de l'enseignement et des formations professionnelles.

3. Inoculer le progrès avec les logiciels libres ?

   L'expérience d'organisateur montre qu'il est difficile d'introduire des mutations dans la routine quotidienne. Les habitudes sont prises. On sait que l'on travaille en se fatigant, que le matériau produit n'est pas idéal, que l'on s'use la santé pour un résultat médiocre mais l'on continue... Je ne fais pas exception.

   En revanche, un changement de décor est souvent l'occasion d'introduire des changements profonds dans les méthodes de travail à condition de très bien préparer cette évolution. Il peut s'agir d'un déménagement, d'une réorganisation des équipes, d'un changement d'outil.

   L'introduction des logiciels libres dans l'enseignement n'est-elle pas l'occasion de provoquer cette remise en ordre ? Je ne sais pas si Bernard André a réussi à modifier les pratiques de l'enseignement du traitement de texte Microsoft Word ? J'en doute ! Peut-être aurait-il plus de chance en proposant un progiciel libre ?

   Passer à un autre traitement de texte n'est-ce pas une occasion de casser les mauvaises habitudes pour adopter de nouvelles pratiques ? Je l'ai vu faire de nombreuses fois dans des entreprises. Changer d'outil aurait eu du mal à se justifier si l'ancien avait été bien utilisé. L'intérêt majeur du changement d'outil était souvent l'occasion de réparer des erreurs de formation antérieure.

4. N'est-ce pas déjà trop tard pour saisir l'opportunité ?

   Quand j'écoute et lis les tenants du logiciel libre, par exemple de la suite bureautique OpenOffice.org, j'ai parfois l'impression que « c'est gagné ». Par exemple, ses promoteurs donnent une grande importance aux styles. Certains présentent cette fonction comme une originalité du logiciel, ce qui tendrait à faire croire qu'en passant à ce logiciel ils ont découvert une fonction qu'ils ont ignorée des années dans l'usage de Microsoft Word ou d'autres logiciels. Inutile de leur faire remarquer que Microsoft Word a vulgarisé l'usage des styles dès le milieu des années 1980.

   En revanche, quand je lis des documents de formation des enseignants à la suite bureautique OpenOffice.org je suis souvent catastrophé. Par exemple, ce document produit par un IUFM à destination de futurs enseignants :
http://fr.openoffice.org/Documentation/Guides/parcours_texte_ooo_v2.odt.

   De nombreuses universités incitent leurs étudiants à se former au C2i en consultant le site : w2.c2imes.org. On y trouve d'excellents modules mais aussi quelques perles qui condamnent les étudiants qui devront s'exprimer par écrit à l'incompétence et à la fatigue. Par exemple l'apprentissage du clavier et les recommandations de rédaction.

La position des doigts sur un clavier proposée à des centaines de milliers d'étudiants sur le site
http://w2.c2imes.org/MODULES/B4txt/_lfrFR/index.html
« Réaliser des documents destinés à être imprimés - Texte » – « Les bases » – « Prise en main du logiciel » – « Saisie de texte »

   Le commentaire à l'image :
Il n'y a pas de secrets : pour être rapide et ne pas faire de faute, il faut en faire. Pour apprendre seul de façon rapide et efficace, voici quelques conseils :

  • Poser ses 2 mains comme sur la figure ci-dessus ;
  • Utiliser tous ces (sic) doigts pour la saisie du texte ;
  • Découper le clavier en deux « TGB » main gauche et « YHN » main droite.

   En conclusion de cette formation on trouve cette remarque qui condamne nos jeunes à ne pas savoir que l'ordinateur est un robot qui doit leur économiser du temps et de la fatigue, même s'il faut tenir compte de ses faiblesses.

Il serait préférable de remarquer :
« Avec un bon modèle et le respect de quelques règles d'écriture,
quand la rédaction est finie,
il n'y a pas ou peu de temps à passer à la mise en forme. »

   De cette page recommandée aux enseignants :
http://www2.ac-lyon.fr/enseigne/informatique/page_ressources.html,
on peut consulter deux exemples qui leur sont proposés comme modèles :
http://www2.ac-lyon.fr/enseigne/informatique/gd_principes_du_b2i.doc,
http://www2.ac-lyon.fr/enseigne/informatique/installation.doc.

   Leur observation, avec la visualisation des caractères non imprimables ou en affichage « Normal » sous Microsoft Word, incite à penser que ce n'est pas demain la veille que nos enfants apprendront à s'exprimer avec un ordinateur. Pourtant il suffirait d'apprendre quelques règles qui tiennent sur moins d'une page pour changer radicalement la situation et faire gagner beaucoup de temps aux élèves durant leur scolarité et, accessoirement, à leurs enseignants. Inutile de réclamer plus de moyens quand des jours et des jours peuvent être gagnés en moins d'une heure d'apprentissage !

   Je pourrais multiplier les mauvais exemples qui sont la très grande majorité des documents publiés par des enseignants ou à destinations des enseignants. On retrouve les mêmes erreurs dans des manuels scolaires y compris pour la formation à OpenOffice.org Writer  [4]. Heureusement il y a quelques exceptions. Comment inverser rapidement les proportions ?

5. Quelques pistes pour ne pas perdre espoir

Apprendre à écrire avec un ordinateur

   Les critères du bon apprentissage sont simples : écrire en regardant ce que l'on écrit et non le clavier. Depuis plus d'un siècle il existe de nombreuses méthodes pour atteindre ce résultat en quelques heures.

   Les enseignants sont-ils incapables de montrer l'exemple ? Quelle importance ! Il leur suffit de connaître la théorie et de se placer en position d'entraîneur et non d'enseignant. Les jeunes n'ont pas besoin que l'on soit plus performant qu'eux mais seulement qu'on ne les dirige pas vers des impasses.

Apprendre à rédiger avec un ordinateur

   Si l'on peut admettre que les méthodes actuelles d'apprentissage d'écriture avec un ordinateur, qui n'ont rien à voir avec du traitement de texte, puissent s'appliquer pour les très jeunes qui n'ont pas de longs textes à rédiger, dès que l'on demande aux élèves un travail plus conséquent, il faut les doter d'outils de rédaction, c'est-à-dire de modèles.

   Quand ils écrivent dans Skyblog ou dans de nombreux autres serveurs de blogs, ne leur propose-t-on pas des modèles ? Pourquoi ne le ferait-on pas à l'école, au collège et encore davantage au lycée. C'est quelque fois le cas en université, mais seulement en fin de cursus pour la rédaction de la thèse. Pourquoi ne pas le faire très tôt ?

   Il faut aussi leur apprendre les concepts de base qui permettent aux logiciels, à tous, de couper des lignes sans faire d'erreur et quand on imprime sur papier ou sur des pages, de couper le texte en respectant les règles typographiques.

   Les modèles mis à la disposition des élèves devraient être très bien conçus pour permettre l'automatisation du traitement de texte. Les principes sous-jacents seraient expliqués, mais surtout les règles de structuration des documents et la normalisation du balisage des documents.

Apprendre à créer des modèles

   Très vite les élèves pourraient personnaliser les modèles en changeant des propriétés typographiques et de mise en page. Pour les plus curieux, les règles de conception des modèles seraient indiquées et des exercices réalisés, mais sans insister car ce n'est obligatoire que pour les formations de secrétariat et de spécialistes en bureautique.

S'appuyer sur les analogies

   Quelques principes sont génériques. Par exemple, la notion de modèle se retrouve avec de nombreux logiciels : tableur, dessin, etc. Dans tous les cas, il s'agit de créer un catalogue de composants standards qui sont assemblés selon les besoins.

Conclusion

   Les quelques exemples cités montrent que l'enseignement n'est pas sur la bonne piste. Pourtant, il y aurait très peu à modifier pour passer d'une situation de bricolage généralisé et de torture permanente des élèves à un apprentissage permettant d'exploiter sans se fatiguer les capacités actuelles des ordinateurs pour s'exprimer.

   La rentabilité en temps gagné et en confort serait exceptionnelle ! Le retour sur investissement temps se fait en quelques heures et on en profite pendant des années. Il y a là une source de temps disponible insoupçonnée tant pour les élèves que pour les enseignants. Que dire de l'impact des mauvaises habitudes dans la plupart des professions et dans la vie sociale ?

   Comment faire pour ne pas passer à côté une nouvelle fois à l'occasion de la diffusion des logiciels libres dans l'enseignement ?

4 septembre 2008

Jean-Yves Royer

NOTES

[1] Thèse présentée et soutenue à Cachan le 4 décembre 2006 – Laboratoire : UMR STEF/ENS CACHAN/INRP - 61, avenue du Président Wilson, 94235 Cachan cedex (France).

[2] Voir dans la thèse citée : 1.2.2 La spécificité du traitement de texte : un progiciel de plus en plus utilisé - Page 17. Voir aussi : 1.2.6. Les questions que pose l'enseignement du traitement de texte.

[3] Page 25 : « Lorsque la micro-informatique apparaît en 1975, l'ensemble des concepts, qui seront implémentés dans les progiciels qui équiperont les micro-ordinateurs 15 ans plus tard, existe déjà. ».

[4] Par exemple dans un manuel Bertrand-Lacoste de la collection « Clics » : Open Office Writer de Martine Podvin et Patricia Sauvé-Petitpré.

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Association EPI
Octobre 2008

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