Quel accès aux oeuvres de l'esprit pour le public et à quel prix ?

Jean Pelletier
 

   Depuis une vingtaine d'année déjà la révolution des nouvelles technologies de l'information et de la communication (TIC) a bouleversé le rapport du public aux oeuvres de l'esprit (livre, musique, film, jeux vidéo, logiciels...) dans son mode de consommation, mais de manière plus sérieuse dans son rapport au droit. Les conséquences d'une utilisation illégale pouvant mener à toute une série de sanction qui vont de la contrefaçon (300 000 € d'amende et trois ans de prison) à la coupure de son accès à Internet (loi Création et Internet dite Hadopi).

Le mode de consommation

   Les TIC ont pris au cours des deux dernières décennies diverses formes et ont évolué très rapidement. Il y a eu dans un temps encore plus lointain le MINITEL lequel a préparé le public dans son rapport à la télématique. À savoir que le téléphone, via un écran était susceptible d'être une source d'information. Nous étions à l'aube d'Internet, certes l'écran du minitel nous apparaît aujourd'hui bien « sommaire », mais il préfigurait pour autant l'écran actuel de nos ordinateurs connectés sur le Net, il fut le premier à créer ce lien.

   L'arrivée du téléphone portable et sa généralisation (68 millions de téléphone portable en France début 2010) préfigurait à son tour la notion de nomadisme. Il était possible à tout moment et tout lieu de contacter une personne ou d'être contacté. L'accès à certaines données s'est installé progressivement.

   Puis l'arrivée d'Internet, la généralisation des abonnements hauts débit a familiarisé le public avec la notion de Toile : de ses possibilités de questionnement (Google), des réseaux sociaux (facebook), de déclarations (création de blog et site rédactionnel communautaire : Agoravox...).

   La convergence numérique a fait son apparition. De manière fixe (écran TV dans le salon) ou de manière nomade (téléphone portable dit Smartphone) différents services ont convergé vers un point fixe :

  • la téléphonie,
  • l'accès à internet,
  • l'accès aux chaines de télévision,
  • la vidéo à la demande,
  • le GPS (le Géo-positionnement par Satellite),
  • et une multitude services : la météo, la bourse, les informations (presse écrite, radio, TV) et une infinité d'applications (exemple de l'Iphone).

   Internet plus le haut débit(18,7 millions d'abonnés ADSL en France au 2e trimestre 2009) ont donné naissance au phénomène du Peer to Peer ou en français les échanges de pair à pair, à savoir la possibilité (mondiale) de s'échanger de la musique, des films, des images, des jeux, des livres dans des temps de téléchargement de plus en plus court et avec un accès à un « catalogue mondial » bien au-delà des possibilités de tout éditeur. Très vite la condition du droit d'auteur et des droits voisins s'est posée. Les auteurs, les producteurs et les artistes interprètes se sont vu « pillés » par la généralisation de cette nouvelle gratuité.

Le droit de la propriété intellectuelle sur Internet

   Cette généralisation des usages dits illégaux d'acquérir gratuitement des oeuvres culturelles par ailleurs inscrites dans des circuits économiques a éveillé très vite l'attention de plusieurs types d'acteurs :

  • les producteurs, (l'industrie du disque a perdu 50 % de son chiffre d'affaires en 4 ans !), ceux-ci ont saisi la justice à plusieurs occasions, obtenant du coup une jurisprudence peu claire que ce soit côté producteur ou côté consommateur ;

  • les auteurs, qui ont vu ainsi une partie de leur rémunération disparaitre, comme les artistes interprètes ;

  • les politiques, qui se sont saisis de la question à l'occasion de deux projets de loi : DADVSI et Création et Internet.

   DADVSI (texte publié au J.O. le 3 août 2006), loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information, visait clairement à légiférer sur ce problème de société.

   Mais elle était surtout la transposition d'une directive française (3001/29/CE) en droit français sur la réglementation des Mesures Techniques de Protection ou en anglais les Digital right Managements (DRM). C'est à dire la possibilité de « protéger » les oeuvres de toute copie illégale à partir d'un verrou numérique. Les débats furent houleux car les propositions législatives tentaient d'harmoniser le droit d'auteur et les droits voisins, à cette occasion fût voté (brièvement) un dispositif dit de licence globale qui aurait, s'il avait été maintenu, donné la possibilité, moyennant une somme forfaitaire incluse dans l'abonnement aux hauts débits, de copier, cette fois-ci en toute légalité, les fichiers d'oeuvres circulant sur le net.

   Avec ce dispositif tant controversé était ouvert la boite de Pandore, non refermée à ce jour : « Quid de l'accès aux oeuvres de l'esprit pour le public et moyennant quel prix ? »

   Il s'ensuit un déroulé très actif des pouvoirs publics, avec la mission « Olivennes » chargée de trouver une solution moins brutale à la sanction des téléchargements illégaux, dite « Riposte graduée » (ce dispositif avait échoué devant le conseil constitutionnel à l'occasion de la loi DADVSI). Mission qui accoucha du dispositif législatif « Création et Internet » avec la création de la Haute Autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur Internet (HADOPI), qui connu à son tour d'autres aventures avec le conseil constitutionnel quant à sa capacité juridique à prononcer des sanctions. (Publication des décrets d'applications au J.O. le 29 décembre 2009).

   Brefs, en revotant un texte complémentaire le gouvernement réussissait à mettre en place son dispositif censé être dissuasif plutôt que répressif (mais tout de même si nécessaire, après avertissement émis à l'encontre du contrevenant). Mais entre temps les modes de consommation des oeuvres avaient changé, au piratage sur le Net s'est substituée la pratique du streaming, à savoir de l'écoute ou du visionnage en flux continu, sans copie des oeuvres. C'est à ce jour le mode d'accès aux oeuvres le plus utilisé parfois dans un cadre légal, comme Deezer (ou Jiwa) pour la musique qui finance cette écoute avec de la publicité, sinon la plupart de ces plate-forme, particulièrement pour les séries américaines ou les films le font illégalement, c'est-à-dire sans autorisation préalable des titulaires de droit des oeuvres. Il est juridiquement difficile de les poursuivre, leur siège d'activité étant toujours localisé dans des lieux exotiques inatteignables par nos instances juridiques.

   Ainsi ce dispositif HADOPI se trouve dans une situation plus symbolique d'une volonté de condamner la gratuité sur le net par le piratage, qu'efficace.

   Mais le feuilleton continue puisque aussi bien le gouvernement, lequel sent bien que les dispositifs votés par le parlement ne sont pas en phase avec la réalité qu'offre la société numérique, lança une nouvelle mission confiée à Patrick Zelnik, patron du label indépendant Naïve, à Jacques Toubon, ancien Ministre (et ex-député européen) et Guillaume Cerutti, PDG de Sotheby's France (et surtout ex-directeur de cabinet de Jean-Jacques Aillagon, « père » de la loi DADVSI).

   La mission a accouché début janvier de 22 propositions dans l'esprit de la lettre de mission : trouver les moyens d'améliorer l'offre légale d'oeuvres numériques et mieux partager la valeur entre les différents acteurs que sont les auteurs, les producteurs et les artistes interprètes.

   On ne peut pas dire que les 22 propositions annoncées conjointement par Patrick Zelnik, Jacques Toubon et Guillaume Cerutti n'aient pas tenté de construire un ensemble cohérent. Tout d'abord en évoquant le financement des mesures nouvelles, donnant ainsi une assise financière solide à leurs propositions. Ils se sont essayés à répondre à ce double défi :

  • Comment améliorer l'offre légale (à savoir toute l'innovation numérique en cours) ?

  • Comment mieux redistribuer la valeur de manière juste aux différents agents de la chaîne de la création ?

   Difficile de parler ici des 22 propositions, mais il en est trois qui me semblent former un triptyque intelligent, quoique fragile :

  • Proposition n° 1 – Créer une carte « Musique en ligne » pour les internautes de 15 à 24 ans

  • Proposition n° 5 – Mettre en place un régime de gestion collective obligatoire des droits liés à la mise à disposition interactive de musique, dans le cas où un accord sur une gestion collective volontaire n'interviendrait pas avant la fin de 2010

  • Proposition n° 7 – Reconduire et améliorer le crédit d'impôt pour la production d'oeuvres phonographiques

   La carte jeune (à savoir pour un montant de 50 euros, le consommateur n'aura à payer que 25 euros), qui suscite chez les producteurs phonographiques tant enthousiasme, me semble assez « à côté de la plaque » ; mais pourquoi pas. Pour ma part il me semble que les jeunes sont habitués à écouter gratuitement de la musique en streaming et s'ils se sont détournés de l'achat des CD, vont-ils se précipiter « munis de cet avantage fiscal » pour s'abonner aux offres Premium de Deezer (9,99 euros par mois pour écouter toute la musique en qualité numérique et non pas en MP3) ? Les sondages spontanés menés autour de moi ne donnent pas de résultat significatif. J'y vois là encore un phantasme résiduel de ceux qui dans la filière musicale n'ont pas encore compris que le monde avait changé.

   Mais il est à noter que cette proposition est financée par le contribuable (coût estimé par la mission 25 millions d'euros par an, plus 5 millions d'euros en 2010 pour le lancement publicitaire de la carte) au profit des plates-formes, éditeurs et producteurs phonographiques.

   La proposition n° 7 coûterait à l'état (donc aux contribuables) 12 millions d'euros par an sous forme de crédits d'impôts, en s'ajoutant à des efforts déjà préalablement consentis.

   Et malgré cela la solution n° 5 qui consiste à proposer la mise en place d'un régime de gestion collective volontaire ou en cas de désaccord obligatoire pour les droits sur Internet provoque l'ire des producteurs avec des mots et des phrases insensés : « on soviétise la filière musicale... » Alors que comme le titre du paragraphe le suggère, il s'agit de « simplifier les négociations sur les droits musicaux par le choix de la gestion collective ».

   Il faut que les services de musique en ligne (encore vivants...) puissent accéder aux catalogues dans des conditions acceptables économiquement. Ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Le Patron de Jiwa a récemment rendu public le montant exorbitant des avances exigées par les majors du disque et les conditions assorties (participation au capital). On voit bien que le simple gré à gré conduira tous les systèmes innovant à la faillite. Seule la gestion collective qui a déjà fait ses preuves peut assurer fluidité et transparence, ce sont les mots mêmes employés par Jacques Toubon pour défendre cette proposition.

   La mobilisation contre cette proposition est telle que l'on a senti y compris chez le rapporteur lui-même Patrick Zelnik un « rétropédalage » suspect... ce sera la gestion collective si on ne peut pas faire autrement. On assiste à un curieux ballet des producteurs phonographiques se félicitant tout à coup des meilleurs résultats du troisième trimestre 2009 pour dire, voyez le marché va bien !!! (il faut l'entendre pour le croire) « Laissez-nous faire nos petites affaires » entre-nous et tout ira bien.

   Ils sont pour le marché (contre la gestion collective), mais ils veulent bien prendre au passage tout l'argent que l'état est prêt à leur octroyer : 30 millions d'euros pour la carte jeune et 12 millions d'euros en crédits d'impôts.

   Je ne pense pas qu'au regard des parcours professionnels de ces trois hommes (Zelnik, Cerutti et Toubon) que l'on peut les qualifier de dangereux collectivistes !

   Ils ont simplement compris, leur travail accompli, que la filière musicale n'avait pas su anticiper l'arrivée du numérique, que « pressée » par la perte spectaculaire de son chiffre d'affaire elle cherche à imposer aux plates-formes des conditions qu'elles ne peuvent économiquement assumer. Cette précipitation des majors peut organiser la mort financière de toutes les sociétés françaises qui cherchent à innover dans le secteur numérique.

   Quant aux artistes interprètes on leur laisse les miettes au regard des contrats passés. Emmanuel Hoog, président de l'Ina a l'ingrate tâche de réunir les intéressés autour d'une table pour les amener à une gestion collective volontaire... les cris d'épouvantes entendus à ce jour des producteurs ne présagent rien de bon. Emmanuel Hoog a déclaré qu'une année se serait bien trop long pour négocier... sans aucun doute, en tout cas pour constater un désaccord et passer au plus vite à la loi.

   Dans un tel contexte, comment poser la question de l'éducation à l'école de ces nouveaux outils que sont Internet, l'Informatique, et la téléphonie portable et plus particulièrement de l'accès et des usages des oeuvres de l'esprit, à quelle condition et surtout avec quelle sécurité juridique pour l'utilisateur final ?

   Il y a une véritable urgence en la matière à ce que les acteurs de la filière : auteurs, interprètes, producteurs mais aussi public se retrouvent à l'initiative des pouvoirs publics pour une véritable concertation sur l'ensemble de ces questions. Auxquelles il serait sans doute bienvenue d'ajouter le statut de la « trace » que les audionautes laissent sur le Net via, entre autres, les réseaux sociaux.

Jean Pelletier
Professeur associé au département
des Arts – Musique – Spectacle – Administration culturelle
Faculté d'Évry Val d'Essonne

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Association EPI
Mars 2010

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