La chose Internet

Paul Mathias
 

   La représentation de l'Internet comme un espace communicationnel homogène et disponible est doublement commode. D'abord parce que le modèle spatial qui prévaut laisse la possibilité d'une distanciation des acteurs vis-à-vis de l'Internet, c'est-à-dire d'une appropriation sélective et pour ainsi dire territoriale de cet espace. C'est ainsi que nous pouvons choisir nos lieux de prédilection et le registre de nos activités communicationnelles en fonction de nos goûts et de nos désirs, de nécessités professionnelles également, et que nous pouvons changer ce registre ou de lieux en changeant simplement d'activité culturelle, ludique, commerciale, amoureuse – précisément parce que les espaces et les activités qui leur sont liées sont parfaitement superposables, substituables, et fondamentalement « à disposition ».

   La deuxième raison pour laquelle la représentation spatiale de l'Internet est commode est qu'elle coïncide naturellement avec une appropriation technique des territoires ainsi mis à disposition. Tout comme l'investissement d'un milieu social déterminé suppose un jeu de compétences, et que ces compétences, sans doute favorisées ou empêchées par les conditions objectives de la vie individuelle et collective, sont plus ou moins développées, et se traduisent par une expérience et une habileté mondaines plus ou moins complexes et singulières, l'occupation territoriale de l'Internet est assujettie à l'acquisition de techniques identifiables, transmissibles, et perfectibles. On pourra songer à la maîtrise de la codification des pages de la Toile, si déterminante pour la taille de l'audience qu'elles sont susceptibles d'atteindre. On le sait, ce sont les meta-tags qui, en fonction de leur composition, orientent, suscitent, ou trompent les moteurs de recherche et assurent la visibilité des pages, ou bien les condamnent au contraire à un engloutissement et un oubli presque instantanés. Assez ironiquement, la maîtrise de la Toile et corrélativement l'extension communicationnelle et publique d'une page passent par la maîtrise d'un langage informatique relativement abscons, un peu comme si la parole ne pouvait être réellement rendue manifeste qu'à la condition qu'un discours d'en deçà, une parole de derrière, invisible, opaque, et inintelligible, rendît possibles son sens et sa présence.

   Il apparaît ainsi qu'il y a une coïncidence infuse entre la représentation ordinaire de l'Internet comme un espace communicationnel homogène, et le compendium d'impératifs techniques duquel on en fait dépendre l'expérience. Sans doute, sur le plan des pratiques, l'utilisateur moyen dont l'expérience se limite à un certain usage de la Toile et à quelques échanges de courrier électronique, ne paraît pas avoir grand chose à voir avec le chevronné syntacticien d'Unix ou le protéiforme alphabétiseur des MOO  [1] et autres « babillards ». Mais en tout état de cause l'Internet n'en doit pas moins être appréhendé et conçu comme l'espace d'une expérience disciplinaire ; dont rend du reste assez bien compte la métaphore française de la navigation, qui renvoie naturellement au savoir du marin et à sa capacité à surmonter les pièges d'un milieu infini et parfois hostile. C'est en ce sens qu'on comprendra l'urgence d'une maîtrise technique de l'Internet, et qu'il paraisse à ce point indispensable que l'expérience que nous sommes susceptibles d'y conduire soit consécutive à une maîtrise technique satisfaisante de ses contraintes. Non seulement la pratique des réseaux suppose en effet une substantielle habileté dans le maniement des outils qui servent à y évoluer, des ordinateurs personnels et des logiciels d'une part, des langages appropriés aux diverses manières de communiquer d'autre part ; mais la pratique de l'Internet est également conditionnée par une vision préalable qui se décline en termes essentiellement technologiques, et dont elle ne paraît pas devoir s'affranchir.

   Or à la lettre une technologie n'est pas une technique, c'en est la mise en abyme ou la représentation à la fois épistémologique et axiologique. Épistémologique d'abord, parce qu'elle définit les cadres objectifs de certaines pratiques, comme lorsqu'il s'agit de concevoir un mode d'emploi, ou l'ampleur des procédures nécessaires à des opérations techniques plus ou moins complexes. Et axiologique ensuite, parce qu'une technologie institue la technique qu'elle détermine comme ce dont les succès pratiques justifient l'ordre de la représentation qu'elle trahit : réduction du réel à son instrumentalité, réduction utilitaire de l'espace de la vie et des pratiques, notamment discursives, qui l'accompagnent. Technologiquement parlant, l'Internet est implicitement désigné comme « outil-Internet », et modelé en fonction d'une Weltanschauung dans l'ambiance de laquelle les pratiques diktyologiques  [2] sont rapportées à toute force à de simples « opportunités », à des « intérêts » strictement déterminés, souvent bornés, et relevant principalement de la sphère professionnelle, partant économique et marchande. On fait donc comme s'il était évident que les réseaux fussent réservés en priorité à des usages technico-économiques confirmés, comme s'ils étaient l'instrument tant attendu d'une fluidification optimale des échanges, commerciaux d'abord, mais culturels également, puisque selon une certaine vulgate libérale – du reste relativement ancienne, puisqu'elle remonte à une lecture cursive et littéraire de Montesquieu –, l'essor économique ne peut manquer d'apporter le progrès des moeurs et de la civilisation  [3]. Pour dire en raccourci, une vision technicienne de l'Internet ne participe pas seulement d'une appropriation commerciale des réseaux, elle la corrobore implicitement, entreprend a posteriori de la fonder théoriquement, et tente d'en constituer comme un modèle paradigmatique irréductible.

   C'est dans ce contexte « pré-herméneutique » que l'on est porté à concevoir une hypothèse de travail radicalement différente, et susceptible de faire l'économie de schémas interprétatifs prédéfinis, et plaqués par une sorte d'artifice technologique indépassable sur l'Internet et les pratiques qui lui sont associées. Car l'Internet n'est pas, en soi, un territoire formellement constitué, « réalité virtuelle » ou « espace communicationnel », mais un effet dynamique et nébuleux de pratiques dont le développement aléatoire constitue l'être véritable, l'indéfinie fécondité, et une propriété absolument singulière. Pour dire autrement, l'Internet n'est pas un donné, il ne constitue pas une réalité objective et disponible, mais se déploie comme l'onde de résonance de pratiques subtiles, instables, et définitivement plurielles.

   L'ennui, si l'on peut dire, c'est que le modèle technologique et instrumentaliste ne peut pas être purement et simplement révoqué, car il n'est pas seulement celui du bon sens naïf, mais aussi une explication pratiquement pertinente de la réalité des réseaux. C'est qu'il constitue de fait un modèle d'investissement des espaces communicationnels, et détermine une appropriation instrumentale efficace des réseaux : en pensant les réseaux en termes instrumentaux, on peut se mobiliser pour acquérir rapidement les outils nécessaires à une maîtrise satisfaisante de leurs protocoles, et atteindre de façon optimale des objectifs de présence que le développement exponentiel des transactions sociales, commerciales, voire parfois politiques, semble corroborer de manière relativement convaincante.

   De fait, le présupposé fondateur de la vision technologique de l'Internet est la tenue à disposition d'un outil informatique déterminé et puissant, dont un opérateur sait plus ou moins maîtriser les propriétés et les possibilités. L'habileté de l'opérateur n'est du reste pas en question. Les manières de travailler et les compétences sont très diverses, mais dans l'optique traditionnelle il est seulement question d'en évaluer l'adaptation aux contraintes objectives des réseaux. Et justement, à cet égard, on aura beau jeu d'affirmer que la disponibilité des réseaux ouvre une vaste étendue de liberté aux usagers, c'est-à-dire aux travailleurs, puisqu'ils sont accessibles de façon quasiment permanente et continue. Ainsi, quels qu'en soient les degrés, la compétence est qualitativement une et identique, et paraît toujours répondre à une double exigence à la fois épistémique (maîtrise du langage informatique et des protocoles associés) et technique (maîtrise des outils, du réseau physique et/ou des machines). Dès lors, on croit devoir admettre que les pratiques de l'Internet ne sont que les pratiques d'opérateurs formés et identifiables à la mesure de leurs savoirs – et par conséquent aussi exploitables dans cette même mesure –, et qu'elles marquent l'appropriation d'un espace de découverte dont la profondeur et le secret ne tiennent qu'à son extension illimitée. C'est ainsi un peu comme si l'on avait affaire à un monde extrêmement complexe dans son détail mais fondamentalement homogène, parce que quels qu'en fussent les recoins, il serait celui d'une seule matière ou d'une seule étendue, d'une seule connaissance informationnelle inépuisable, riche, et fondamentalement isomorphe : disponible et à portée de souris.

   Il importe alors de se demander quelle vision de l'Internet résulterait, résiduellement, d'une véritable réduction de cette interprétation technologique et instrumentale « primitive ». Il s'agit en effet de montrer que l'efficacité pratique ne représente pas comme telle un modèle théorique et herméneutique indépassable et, pour dire la chose de façon plus dramatique, qu'elle est condamnée à une vision étriquée et inadéquate de la véritable nature de la « chose-Internet ».
 

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La culture instrumentaliste

   Interroger la représentation technicienne de l'Internet, c'est poser la question de savoir ce que peut signifier l'énoncé selon lequel « l'Internet est un outil », qu'il soit professionnel et public ou bien privé et ludique. Or un outil est le moyen plus ou moins adéquat à une fin que l'on a déterminée par avance, et ce qui permet d'accomplir une tâche à condition d'en connaître le maniement. C'est le coupe-papier de Sartre, qui est là tout entier, dont l'usage entier se résume à ce qu'il est, et dont l'horizon technique ne va pas au-delà d'une anticipation claire mais sans surprise possible de ses effets. Ce qui commande le geste technique est ainsi l'efficacité, ou bien sa propre optimisation : être technicien, au sens strict, c'est accomplir une tâche « en toute connaissance de cause », et en prévoyant avec la plus haute assurance les conséquences de ses gestes. Ce qui signifie qu'il ne suffit pas d'avoir une certaine idée des gestes qu'il convient d'accomplir, mais qu'il faut en avoir une idée certaine et l'avoir commuée en une habitude gestuelle. Sur ce point, la très ancienne analyse platonicienne de l'artisanat présente une actualité tout à fait indépassable. On se rappelle en effet qu'au livre X de La République Socrate explique à Glaucon et au reste de l'assemblée que « c'est en regardant vers leur forme » que l'ouvrier (le technicien) produit des « objets fabriqués »  [4]. Par là il entend montrer que le geste technique est prédéterminé par la forme qui en est la fin, ou que des techniques, en un sens plus général, ne sont pas autonomes mais réglées selon à la fois les fins qu'elles visent (le lit du fabricant menuisier), les moyens dont elles disposent (outils et matériaux), et l'habileté du technicien qui les met en oeuvre (la vie qui passe dans le geste et l'oeuvre). C'est pourquoi l'expérience acquise est un déterminant crucial de la technique, et que la « technologie » en est la figure consciente indispensable et le redoublement réflexif irréductible.

   Affirmer dans ces conditions que l'Internet est un « outil », cela suppose d'en avoir le discours technologique adéquat et par la même occasion d'en déterminer l'art et les protocoles de façon relativement exhaustive, tout comme un traité de bricolage permettrait d'apprendre les rudiments de la peinture domestique ou du traitement du bois. Et en un sens ce discours existe, sous la forme notamment d'une littérature « para-informatique » très abondante, et d'une diversification aussi bien livresque que diktyologique des notices et des modes d'emploi. On peut à titre d'exemple se référer à l'aide « en ligne » du logiciel Netscape, qui forme comme une réplique actuelle du logiciel lui-même, dont il dévoile les diverses fonctionnalités en les mettant en oeuvre dans le même temps qu'il les désigne et les décrit. Singulier paradoxe d'ailleurs, où il faut connaître le mode de fonctionnement du logiciel pour être en mesure de faire un usage adéquat de son aide ; manière de dire aussi que l'utilisation de l'outil informatique requiert, en l'occurrence, une maîtrise technique de niveau « inférieur » qui garantisse l'apprentissage et la maîtrise des fonctions de rang « supérieur ». Mais une telle gradation n'est justement pas objective, elle est déterminée par la culture technique de l'usager, dont le seul caractère normatif tient aux hasards selon lesquels s'est constituée sa propre expérience informatique et diktyologique.

   Or dans l'ambiance de la représentation technologique des réseaux, c'est là quelque chose de tout à fait discriminant. On se rend compte en effet qu'il ne peut pas y avoir, à strictement parler, de « mode d'emploi » des réseaux, comme il pourrait y avoir un mode d'emploi pour une échelle coulissante et une check list permettant de procéder au décollage ou à l'atterrissage d'un appareil. Si le « il y a » d'une culture technologique est déjà constitué, c'est toujours au plan individuel et de façon polymorphe et déstructurée : nous avons tous une culture informatique, dont la variation, de l'incompétence à la virtuosité, se fait sans paliers et en une continuité que les manuels et les aides ne sont fondamentalement pas en mesure d'anticiper ni de réordonner selon leurs propres exigences technico-logicielles. Pour dire autrement, l'expérience des réseaux participe d'un usage – d'une usure pratique –, et d'une rationalité floue qui heurtent la rationalité purement formelle d'une représentation instrumentale et technologique de leur développement. La conséquence majeure d'une telle situation de fait est que les logiciels d'une part, mais d'autre part et surtout l'espace des réseaux, ne peuvent pas faire l'objet d'une compréhension technologique stricte et préalable à leur mise en oeuvre et leur investissement par l'expérience directe. Et il n'est donc pas possible de produire le discours « technologique », le discours « méta-technique », susceptible de décrire les objets techniques nommés « réseaux » et « applications diktyologiques », puis de définir par anticipation les protocoles d'investigation qui leur sont adéquats.

   C'est qu'en effet une « technologie » – discours sur une technique, qui en détermine l'horizon et les moyens appropriés – requiert que l'on soit en mesure de désigner l'objet auquel on a affaire, et de définir les protocoles qui sont adaptés à son usage : le schéma technologique est un schéma fondé sur le caractère fini de l'objet auquel on a affaire et de ses possibilités, et le caractère fini les gestes ou des procédés adaptés à cet objet. Et il y a une autre manière de le dire. Dans une lettre à Mersenne du 1er avril 1640, Descartes assurait qu'«un joueur de luth a une partie de sa mémoire en ses mains» ; à quoi l'on peut ajouter que cette partie est celle qui concerne sa maîtrise instrumentale, et qu'en effet alors le joueur de luth pense avec ses mains, dans le temps qu'il joue, et que cette pensée n'est que la mémoire qu'il a non seulement de sa partition, mais du jeu lui-même et de sa virtuosité. Descartes fait ainsi apparaître en creux que la technique est en son essence finitude, non parce que les techniques existent en nombre fini, non plus qu'un technicien n'ait que l'habileté qui est la sienne propre, mais parce que l'habileté est habitude, l'habitude mémoire, retour au même, un itus et un reditus si bien assimilés qu'ils deviennent évidence, identité du geste, routine et monotonie – en un mot, là est l'usure. Et la chose est bien ironique. C'est la monotonie de la répétition, la monotonie des gammes, la monotonie de l'exercice, qui fait presque à elle seule la génialité du virtuose – où l'on voit soudain surgir comme un fantôme le triste personnage de Wagner, non le compositeur, mais l'inconsistant et presque transparent accompagnateur de la divine Castafiore  [5] !

   Le discours technicien est ainsi un discours d'usager, on devrait même dire le discours des tâcherons de l'Internet. On y postule que la chose est « là », que l'outil est disponible, et qu'il revient à chacun de « profiter des formidables opportunités » qui s'ouvrent comme un horizon indéfini de possibles. Ce qu'on s'interdit de voir alors, c'est que cet espace indéfini est quadrillé par un dispositif effectivement technologique de régulation, de contraintes, et de sécurisation. Car sur le plan technique, et pour résumer, quatre choses paraissent en gros constituer l'Internet : le réseau physique proprement dit à une extrémité (câbles, routeurs, etc.), les applications logicielles clientes à l'autre (navigateurs, programmes de courrier électronique, etc.), et entre elles les deux couches intermédiaires formées par l'Internet Protocol (IP) et le Tranfer Control Protocol (TCP). La collusion de ces deux couches logicielles assure la fluidité des transactions et optimise leur circulation, au point de garantir avec une certitude presque absolue leur conclusion. C'est pourquoi, se dire que « l'Internet est un outil », c'est au fond concevoir les pratiques communicationnelles comme des effets techniques et par conséquent privilégier la gestion matérielle et logicielle qui les rend possibles. Ce qui n'est idéologiquement pas neutre. Car cela implique qu'on soit effectivement en mesure d'assurer la sécurité des transactions, qu'on développe les procédures de contrôle qui les garantissent, et qu'on enserre en somme les pratiques internettiques dans les rets d'une juridisation aussi universelle que possible. Et très certainement, la maîtrise technique devient alors l'outil privilégié de la maîtrise juridique, car il suffit pour appliquer un règlement qu'on soit seulement en mesure de lui associer le dispositif informatique de coercition le plus efficace. Or précisément, ce sont alors essentiellement des intérêts qui trouvent dans une telle vision leur satisfaction optimale, et notamment les intérêts commerciaux et économiques dont le crible régulatoire a d'abord rendu possible l'éclosion, et garantit désormais l'intensification maximale et un règne presque incontesté.

   Il devient ainsi clair que l'interprétation de la nature et de la structure de l'Internet ne résulte pas d'une simple observation raisonnable de la réalité qui en est prétendument donnée, mais du présupposé que les réseaux ont une destination clairement définie, et que les pratiques qui s'y déploient doivent se conformer à des exigences préétablies et rester dans les cadres régulatoires, si larges soient-ils, qui les rendent non pas tant possibles qu'acceptables. Mais c'est aussi qu'une telle interprétation butte contre son propre impensable, qui ressortit précisément aux pratiques subjectives et à leur dissémination. Ce n'est pas que les activités diktyologiques soient infinies, mais en chacune d'elles restent insoupçonnables les modes subversifs, les intentions ludiques ou professionnelles, les détournements enfin et les modes de réplication. Autrement dit, la place cruciale du praticien de l'Internet ou du sujet est ce qui rend impossible ou caduque toute tentative de rendre raison des réseaux, non parce que le « cyberespace » est infini en extension et profondeur, mais parce qu'il est structurellement impossible d'anticiper sur les activités qui s'y déploient ou sont susceptibles d'y émerger dans un avenir proche ou lointain. On a cru par exemple vers 1996-1997 que la « push technology » permettrait d'anticiper la demande des publics et d'offrir des contenus aux internautes, et parviendrait à se substituer aux modalités primitives erratiques de recherche de contenus, temporellement si dispendieuses ; mais c'est à peine si l'on se souvient encore à présent de son concept et des entreprises qui y ont englouti de considérables et fatals investissements financiers. Sans être absolument probant, le fait est symptomatique d'une réalité qui ne se laisse pas prendre dans une représentation compréhensive, et qui interdit tout à la fois qu'on appréhende l'Internet comme un espace déterminé, et que l'on fixe a fortiori les protocoles d'investigation qui permettraient d'en rendre objectivement compte. Même s'il est considérable, l'investissement matériel et logiciel dans l'expansion duquel a surgi l'Internet reste incommensurable aux effets qu'il est susceptible d'engendrer ou produit effectivement, les transactions que rendent possibles les réseaux étant hors de proportion avec ce qu'on décrira comme leur structure « réelle et objective ».

   On est ainsi par approximation tenté de comprendre l'Internet non pas comme un outil professionnel ou ludique, ou l'objet destiné à certains protocoles pratiques déterminés, mais comme l'ontogenèse de ses propres contenus, et comme le déploiement discursif non tant de pratiques subjectives variées, que de la vie même de sujets massivement constitués dans leur hétérogénéité existentielle et leur dissémination géographique, culturelle, et sociale. Où il faut voir deux choses qui se tiennent solidairement : l'idée que si les « contenus » de l'Internet importent, c'est parce qu'ils en constituent la nature et non pas, précisément, les simples contenus, comme s'ils devaient être isolés d'une matrice autonome et destinée à les contenir – ce qui est à dire qu'il ne convient pas de penser l'Internet dans les termes binaires d'un contenant et de ses contenus. Et corrélativement, les pratiques de l'Internet, du moins dans ce qu'elles peuvent avoir de plus fécond et de plus significatif en termes d'interprétation des réseaux, ne se résument pas à des usages secondaires et aux opportunités offertes par l'outil informatique à des usagers plus ou moins inclinés à expérimenter de nouvelles formes de transactions économiques et sociales.

   En vérité le sujet, et plus précisément cet entrelacs existentiel et discursif, polymorphe et diffracté que constitue l'identité personnelle, forment au regard de l'interprétation technologique un point de rupture et un principe d'incohérence d'où résulte inévitablement une exigence réitérée de penser la réticularité des réseaux non comme un phénomène physique (électrotechnique), mais humain (discursif). Or prendre au sérieux et comme une dimension absolument essentielle cette multiplicité révélatrice des réseaux, c'est les penser comme écriture, non pas d'ailleurs comme un moyen d'écriture, une figure scripturale nouvelle, mais comme écriture en tant que telle, c'est-à-dire comme parole cristallisée, et dont la cristallisation autorise la réplication, mais aussi la reprise, la déviation, la différenciation, la subversion, et en retour à nouveau la dissémination et la recristallisation. Au rebours, vouloir instrumentaliser les réseaux, ce serait comme restreindre la pratique de l'écriture à l'établissement d'une table des lois, ou confondre les calligrammes de Guillaume Apollinaire avec la belle régularité graphique d'un relevé de ratios comptables.
 

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Le modèle réticulaire

   Dans un article de 1966 intitulé « La communication substantielle démontrée more mathematico »  [6], Michel Serres examinait la théorie leibnizienne de la connexion des « monades ». On sait deux choses : que les monades désignent des « substances simples », à savoir les unités métaphysiques dont sont faits « les composés », les êtres par exemple qui figurent dans le monde réel de l'expérience  [7] ; mais également qu'elles sont « sans fenêtres  [8] » par où elles puissent donner ou recevoir la matière de leurs affects ou de leurs représentations, par exemple le mouvement d'une pierre par où elle puisse être mue, ou bien le sentiment d'une bête par où elle puisse persévérer dans la vie. La question serait parfaitement absurde de chercher à savoir si Leibniz a raison ou tort d'interpréter de la sorte le mouvement des choses ou celui de la vie, et au-delà de la représentation, de la conscience, et de la connaissance. Ce qui importe est le modèle réticulaire qui commande cette interprétation des choses. De fait, la « communication des substances » ne correspond pas à un modèle d'organisation indifférent. Ce qui intéresse Leibniz est d'expliquer l'ordre des choses et leurs rapports selon une exigence d'optimalité qui requiert que les « monades » soient en relation non pas les unes avec les autres – selon un modèle causal, bijectif et linéaire, qu'on pourrait se représenter comme d'égal à égal (peer to peer) –, mais avec un centre de réticularisation et d'entre-expression de leurs attributs. Dans la métaphysique de Leibniz le centre porte le nom de « Dieu », et garantit que chaque monade individuelle et singulière (la cellule de l'organisme ou bien la droite dont le triangle est composé) renferme et est susceptible d'exprimer la totalité de ses rapports possibles avec la totalité des monades de l'Univers.

   Quoique l'analogie puisse paraître un peu audacieuse, on n'aurait pas grand mal à se représenter la « notion de Dieu », très prosaïquement, comme une fonction « serveur ». Ainsi par exemple, une machine a ne peut atteindre dans la configuration actuelle des réseaux une machine b qu'en passant par un « serveur de noms de domaine » qui porte en mémoire les adresses IP de l'ensemble des machines actuelles du réseau, et ainsi virtuellement la totalité des connexions possibles entre une machine déterminée et l'ensemble des machines accessibles sur l'Internet. L'efficacité des transactions et leur économie tiennent précisément au fait que chaque machine n'a pas en mémoire les adresses de toutes les autres, mais que quelques-unes seulement les conservent en une mémoire dynamique et perpétuellement réactualisée. C'est ainsi parce que le serveur dispose de manière préétablie de la liste des adresses IP des machines connectées à l'Internet que sont possibles les transferts de données, et que de telles transactions ne requièrent aucune recherche préalable par l'expéditeur de la position de son destinataire, et sont par conséquent optimisées, c'est-à-dire aussi économiques que possible. Pour reprendre donc le commentaire de Michel Serres, qui concerne le modèle monadologique de la communication des substances, « dès lors qu'il y a pluralisme substantiel, on démontre par la combinatoire que le pré-établissement est la solution numéralement la plus économique, pour instituer des relations complètes dans cette multiplicité »  [9].

   Sans doute l'analogie de la théorie leibnizienne de la communication des substances et des transactions internettiques commande-t-elle un jeu d'équivalences minutieux et précis. Il faut premièrement admettre, à titre de postulat, qu'une machine est telle « substance » ou une « monade », et qu'elle est par elle-même fermée et isolée du reste du monde. Si l'on pense au phénomène matériel des transferts de données, et qu'il suppose par exemple une modulation et une démodulation des données informatiques produites sous forme binaire de 0 et de 1  [10], l'analogie pourrait paraître fausse ou du moins forcée. Mais ce n'est pas la description physique de la communication qui importe ici, c'est le modèle leibnizien de normativité auquel elle fait écho. Car si les machines ne sont pas à strictement parler physiquement isolées les unes des autres, puisqu'il y a toujours des unes aux autres de multiples médiations instrumentales – ne serait-ce qu'une prise d'alimentation électrique, un modem connecté au réseau téléphonique, ou une carte ethernet reliée à un réseau local –, en revanche leur présence sur l'Internet exprime des pratiques dont elles ne sont qu'un relais temporaire et contingent, et des intentions plus ou moins spontanées qui sont celles des usagers des réseaux. Or le modèle leibnizien permet à cet égard de concevoir les machines comme des modules de connexion qui renferment déjà et a priori en guise de possibles les requêtes des usagers, ou si l'on préfère que les machines sont riches de tous les possibles inscrits non dans le réseau lui-même, mais dans les visées intentionnelles des usagers, dans les dires de « on » qui se dissolvent eux-mêmes dans leurs usages.

   Dès lors, la mise en coïncidence du modèle leibnizien de la réticularité et de la structure actuelle des réseaux présente un double intérêt : il permet de penser la perfection des transactions communicationnelles et leur économie ; et il enveloppe aussi bien les petits écarts qu'il est nécessaire d'y constater, comme autant de déclinaisons ou de grandeurs déviantes discrètes, par quoi la communication qui s'établit entre les opérateurs des réseaux ne ressortit jamais à une entière perfection.

   Dans le « troisième éclaircissement » du Système nouveau de la nature, Leibniz évoque la façon dont deux horloges peuvent s'accorder parfaitement. « La première façon, qui est celle de l'influence », écrit-il, fait apparaître « une espèce de merveille » en raison de laquelle deux pendules décalées et qui s'entre-empêcheraient « retournent bientôt à battre ensemble (...) à l'unissons ». Manière certaine de considérer les fluctuations qui affectent la circulation et la distribution des messages en raison des jeux de présence et d'absence, de simultanéité ou de dyschronie, qui affectent les serveurs et les machines qui y sont connectées. Mais on est ici dans l'impondérable et l'insignifiant, parce que précisément au point de vue technique, pareils décalages, qui tiennent aux pratiques individuelles ou bien aux aléas des machines ou de l'infrastructure, à des nécessités tantôt objectives et tantôt personnelles, sont comme de lointaines résonances de l'organisation réticulaire des réseaux, et non leur mode d'être fonctionnel et ordinaire.

   « La seconde manière de faire toujours accorder deux horloges bien que mauvaises, pourra être, d'y faire toujours prendre garde par un habile ouvrier, qui les mette d'accord à tout moment : et c'est ce que j'appelle la voie de l'assistance. » Où l'on voit surgir l'ingénieur réseau qui pilote ses machines en temps réel, et qui apporte des corrections logicielles permanentes aux moindres affections du système. Régime idéal en principe pour l'utilisateur, et déficient en réalité pour l'observateur, parce que l'habileté des opérateurs ne manque jamais de buter contre les conditions objectives de la vie et les aléas qu'elle introduit dans le flux des communications. Où l'on voit aussi, assez singulièrement, que « la voie de l'assistance », c'est-à-dire de l'extériorité du régulateur par rapport à la réalité qu'il régule, suppose une constance incompatible avec les contraintes de sa condition ou, ce qui revient au même, quoique ce soit la perspective inverse, que le retard nécessairement pris à l'assistance implique une invalidation du schéma sur lequel elle repose.

   Il n'y aurait qu'une façon de penser la régulation des réseaux, selon « la troisième manière », qui est que les deux pendules sont faites « d'abord (...) avec tant d'art et de justesse, qu'on se puisse assurer de leur accord dans la suite ». Ce qui signifie que la régulation des réseaux pourrait ne pas résulter, idéalement, d'une intervention extérieure et consécutive à ses dysfonctionnements, mais d'une organisation interne et telle que les machines s'exprimassent les unes les autres par la « voie [d'un] consentement préétabli ». Autrement dit, les machines seraient programmées d'emblée pour que leur régulation se fît en mode interne, et non par un effet interventionniste extérieur. Ce qui est bien l'idée d'une réplication réticulaire des noeuds de connexion, et l'exigence à laquelle va satisfaire une organisation des réseaux en vertu de laquelle le routage de l'information reste possible malgré un effondrement partiel mais consistant du réseau.

   Le modèle leibnizien de la concomitance paraît ainsi plaider pour un idéal d'autonomie normative de l'Internet, qu'il ne faudrait pas tant chercher dans les dispositifs techniques, dont l'efficacité n'est du reste pas contestable, mais dans les pratiques individuelles et dans le système de leur miroitement universel. Or ce sont là de nouvelles difficultés qui surgissent. Car pour une part, le schème descriptif issu de la théorie leibnizienne de la communication des substances est un schème de technicisation de la représentation des réseaux, qui permet de comprendre les principes d'optimisation des transactions qu'ils rendent possibles. Penser à la manière de Leibniz, c'est avoir à disposition un modèle herméneutique techniquement cohérent et pertinent, qui fait apparaître le mode réticulaire optimal d'organisation et de gestion des machines interconnectées, tout en faisant l'économie de représentations naïvement instrumentales de cette organisation. Il ne faut ainsi pas se représenter les réseaux comme une sorte de chaos informatique auquel de façon aléatoire s'agglutineraient des machines capables d'échanger des datagrammes de manière sécurisée et fluide, il faut se les représenter comme une totalité mobile, dynamique, et en somme protéiforme dont les mutations sont prédéterminées par les possibilités pré-inscrites dans les machines, comme si elles étaient d'emblée articulées avec une perfection « d'art et de justesse ». Et dès lors, il ne suffit pas que les transactions aient lieu, qu'elles soient rapides et fiables, il faut qu'elles suivent le chemin le meilleur, le plus économique, et qu'entre des voies diverses, ce ne soit par exemple pas la voie spatiale qui prévale, mais la voie temporelle : d'un point à un autre, on ne s'intéressera pas à la distance à parcourir pour que le message de l'expéditeur atteigne son destinataire, mais on s'intéressera au temps que mettrait le message s'il pouvait prendre plusieurs voies, et à lui faire prendre la voie non la plus courte géométriquement mais la plus rapide chronologiquement. Et cela semble un raccourci en effet de l'économie des réseaux, organisés non selon des règles de spatialité, mais selon des règles de temporalité.

   Mais il y a un deuxième point. Le modèle leibnizien ne fonctionne pas sans le postulat de « la notion de Dieu », c'est-à-dire sans l'idée d'une régulation effectivement parfaite et antécédente de l'ensemble du système des « substances », dont chacune exprime non seulement l'efficace créatrice, mais aussi et surtout les choix, et qu'ils ressortissent à un principe de perfection, et non seulement de réalisation ou d'efficacité. Au point de vue des réseaux, ce serait comme de dire que toutes les possibilités en ont été inscrites une fois pour toutes dans les protocoles informatiques directeurs, dont il peut certes y avoir plusieurs « versions » ou plusieurs « couches », mais dont l'opérativité est indéfinie en même temps que spontanée.

   L'hypothèse peut évidemment paraître exubérante et fausse, mais elle n'est pas pour autant tout à fait invalide ni dénuée de sens. Et c'est bien la difficulté, car la question n'est plus tant de savoir comment fonctionne le dispositif des réseaux, elle est plutôt d'élucider le sens des pratiques que nous y déployons de manière individuelle ou collective. Dans cette optique, il n'importe plus que le protocole Internet soit la meilleure langue possible, dans l'absolu, pour connecter ensemble un nombre indéfini de machines. Si, associé aux procédures de contrôle des transfert de données qui l'accompagnent, il tient lieu d'un principe régulateur dont l'efficace est incontestable, c'est qu'il permet de penser l'Internet comme un « monde » autorégulé, quand bien même d'habiles horlogers seraient requis pour intervenir ponctuellement et réparer un court-circuit, défragmenter un disque dur, ou bien nettoyer un site déstabilisé par une attaque de hackers, ces « pirates informatiques » dont les pratiques s'étendent du simple jeu à la criminalité, en passant par le militantisme politique, économique, et social. Mais le vrai problème de la régulation concerne non les machines et leur mécanismes internes, non les hardware et le software, mais le discours et ses résonances, et ce qu'il faut bien appeler par anglicisme le humanware.
 

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La communication des consciences

   L'Internet surgit de l'entrelacs des pratiques et des discours qu'il suscite. L'illicite et le banal côtoient l'illégal et le professionnel ou le privé dans un système de rencontres qui, pour reprendre une vieille métaphore, semble une sphère « dont le centre est partout, la circonférence nulle part »  [11]. Structure singulière, où la coïncidence des dires ne recouvre pas nécessairement celle des significations. On parle avec raison, sans doute, du halo d'incertitude qui entoure un nombre considérable de pages, de messages, d'informations qui circulent sur la Toile ou dans les forums ou les groupes de discussion, les messageries ou bien encore les babillards. Bien plus, sur un plan pratique, on ne peut se représenter linéairement les services qu'offre l'Internet, comme s'il s'agissait de correspondance entre des offres de services et des demandes, mais il faut y voir un système de conjonctions, de renvois, de rappels, une multiplicité de vecteurs de décentrement et de recentrement, comme si des nuées de requêtes se portaient tantôt ici, tantôt là, tantôt sur le site d'une encyclopédie fameuse, et tantôt sur celui d'un site pornographique particulièrement audacieux.

   On pensera à cet égard à la façon dont fonctionnent les groupes de discussion « spécialisés ». On ne peut supposer que l'usage des informations qu'ils répliquent soit à proprement parler régulier. L'hypothèse en effet selon laquelle un usager ne se joindrait à un groupe et n'y interviendrait qu'après une consultation précise des questions qui y auront été traitées relève du voeu pieux, en réalité d'une « netiquette » dont le caractère purement optatif n'est plus à démontrer. Ce qui du reste s'explique par un souci d'économie : on a plus de chances de recevoir rapidement une réponse à sa requête si l'on s'adresse à l'ensemble des usagers actifs que si l'on entreprend d'analyser soi-même un nombre plus ou moins considérable de messages ayant trait à ses propres préoccupations, et dont la grammaire peut correspondre comme ne pas correspondre à la sienne propre et aux termes précis de sa recherche. Autrement dit, le phénomène de redondance ou de réplication des dires n'est pas un avatar du système des réseaux, il en est une propriété essentielle et son mode de formation et de développement privilégié.

   C'est pourquoi la correspondance des dires ne relève pas d'un schéma linéaire, mais précisément réticulaire. Cela ne participe toutefois pas seulement d'une description de la réalité objective de l'Internet, comme s'il s'agissait simplement d'assurer qu'il existe, « quelque part » sur les réseaux, un ou plusieurs énoncés susceptibles de faire instantanément écho à une requête qui les atteint. Plus exactement, le schéma réticulaire qui permet de rendre compte de nos activités diktyologiques concerne non pas les discours qui « existent » sur les réseaux, mais les positions pratiques effectives que nous occupons, et la dynamique intentionnelle de laquelle résultent des dires qui se correspondent plus ou moins, se font écho, se contredisent, ou bien se manquent. Pour dire autrement, l'Internet ne forme pas une structure par éparpillement des instances du discours, une sorte d'effet de pointillisme sidéral ou de tachisme discursif ; ce n'est pas une structure spatiale au sein de laquelle les discours seraient associés à une territorialité toujours singulière, au motif que le lieu « réel » de résidence de la parole y est celle des machines qui les conservent en mémoire bien plus que celle de leur auteurs et de leur nationalité. En vérité, la forme des réseaux est temporelle et se décline dans les termes d'une efficace discursive et d'une « co-incidence », non d'une juxtaposition et d'une coexistence – dans les termes d'une fécondité et non d'une accumulation de la parole.

   D'où l'importance de l'expérience de la temporalité. Assumer des pratiques discursives sur l'Internet, c'est contraindre sa parole à subir une certaine temporalité, et donc travailler à sa durée et non pas à sa localisation. Il est ainsi moins important de savoir qui publie et où, que de savoir quelle permanence il est possible de reconnaître à son discours. Cela signifie que la parole doit être rapportée à la dynamique de l'instance qui la produit plutôt qu'aux sources territoriales de sa légitimité, par exemple à l'institution d'où elle émane ou la marque dont elle est l'image ou la vitrine. Et ce n'est dès lors pas de répondre à une attente qui importe, mais d'avoir une incidence sur une requête, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Dans le premier cas, il faut supposer qu'existe une « demande » qu'il convient de satisfaire, dans le second il faut assumer une rencontre qui est essentiellement volatile et dont on ne peut pas anticiper la présence. C'est pourquoi ce qui importe est bien une « co-incidence », en d'autres termes une temporalité qui puisse être rapportée à une contemporanéité des instances du discours et de leurs opérations réciproques. Aussi, s'il faut que la « chose Internet » ait une réalité, une texture et une épaisseur, il faut que ce soit celles d'un présent, et que celui-ci soit identifié aux pratiques discursives au coeur desquelles il vient prendre corps : l'Internet est le corps d'un présent dont l'expérience se diffracte dans les innumérables intentions langagières qui le manifestent.

   En effet l'Internet est un espace de discours, mais ce n'est pourtant pas un espace de vérité ou de moralité. On aura tôt fait d'y voir l'aveu que le chaos qui en résulte requiert une action normative destinée à quadriller les pratiques et les discours. Or là n'est pas la question. Ce qui importe, c'est de comprendre que « vérité » (science et ignorance, raison et déraison) ou « moralité » (licite et illicite, légal ou illégal) participent d'une qualification des discours que recouvrent des pratiques irréductibles à leur description ou leur évaluation, c'est-à-dire dont l'efficace transcende irrévocablement les cadres restrictifs et disciplinaires qu'ils imposent traditionnellement. Assez paradoxalement, par voie de conséquence, le discours diktyologique présente le double caractère d'un discours hétérodoxe et d'un discours orthodoxe. L'hétérodoxie gît dans l'irréductible multiplicité des énoncés qui sont susceptibles d'intéresser un même thème, et qui forment autant de représentations agglutinées autour de lui mais disparates. Car on ne rencontre pas tant la contradiction, sur les réseaux, que la dissémination, la dérivation, l'écart et la juxtaposition des énoncés. L'autre d'un discours n'entretient pas avec lui une relation de contradiction ou de contrariété, ou plutôt la contradiction et la contrariété ne sont que des modalités identifiables de la façon dont se font échos des dires, qui dans leur pléthorique réalité sont dans un rapport d'écartement ou d'éclatement par quoi ils paraissent se dissoudre les uns dans les autres, confondre leurs frontières, ou bien encore se pulvériser les uns contre les autres, un peu comme si les limites d'un discours à un autre étaient faites d'un espace de corrélation plus que d'un contact et d'une opposition. Et c'est pourquoi l'hétérodoxie se commue naturellement en orthodoxie. La quasi similitude et la contemporanéité des pratiques discursives leur donnent systématiquement un air de « déjà-vu » ou une consonance de « bien entendu », en dépit de leurs différences, et peut-être à proportion de celles-ci. Car la réplication des énoncés va de pair avec leur réciprocation, les sites se renvoyant les uns aux autres dans une redondance non pas incidente mais préméditée, soit parce qu'ils entendent se valider par l'accord de leurs énoncés avec ceux de sites qu'ils instituent comme validants, soit parce qu'ils en sont simplement une reformulation, plus élaborée ou bâclée, et se tiennent aux limites du plagiat ou du pillage  [12]. L'orthodoxie ne recouvre ainsi pas une idéologie conformiste, car il n'y a précisément pas de conformisme repérable à l'échelle universelle des réseaux, juste des espaces de concomitance ; elle désigne une « co-incidence » des discours, et le phénomène de contemporaniéité qui résume leur existence.

   Disparité, conformité, différence, incidence, volatilité enfin et redondance emportent deux conséquences et suscitent en ultime analyse une dernière difficulté.

   La « co-incidence » des dires ne caractérise pas simplement un être-là de la parole, elle détermine un mode singulier de l'entente ou de l'accord des acteurs du discours, de leurs pratiques diktyologiques, et au fond des consciences placées en situation réticulaire. Dans la tradition récente de l'herméneutique, on évoque à cette égard une figure déontologique de la communauté des consciences, et l'on estime qu'un accord se produit par une confrontation, une « conflictualisation » même, pourrait-on dire en manière de néologisme, des rapports singuliers des locuteurs et de leurs rencontres discursives. On veut ordinairement entendre par là que l'accord des discours se réalise par une sorte de complétion réciproque, qui résulte de l'opposition rationalisée et surmontée des opinions de chacun. C'est un peu comme si la confrontation des discours devait être considérée comme l'opérateur d'une congruence de leurs contenus, et qu'une rationalité devait effectivement en résulter comme la conséquence technique de leur articulation. Formalisé, le « débat » est ainsi une procédure dont on peut décrire et évaluer les moments, et surtout dont on peut ordonner et valider le protocole.

   Seulement il n'est pas sûr que la « co-incidence » des paroles se fasse sur les réseaux sur un tel mode de l'entente déontologique. C'est qu'on n'entendra pas par « co-incidence » qu'un accord se réalise effectivement entre des sujets de discours que leurs positions tiennent d'abord éloignés les uns des autres, et que le débat rapproche, pourvu qu'il soit conduit selon des règles communicationnelles acceptables par tous, et qui pourraient se résumer par exemple par le « respect d'autrui » ou plus généralement la « netiquette ». En réalité, il semble plutôt qu'il faille entendre que l'entrelacs des dires laisse figurer une coexistence momentanée d'une pluralité de discours, dont le prétendu « accord » n'est en réalité qu'un instantané, un état présent de leur développement, et une fixation arbitraire et indéterminable, dans sa singularité, de leur évolution infinie. Sans doute pourra-t-on se donner une espèce de tableau statistique de l'état discursif des réseaux, en analysant par exemple les requêtes ou les pratiques, leur nombre relatif et leur nature ; mais en produisant cet état statistique on ne fera rien d'autre que saisir en une image perspective, singulière et biaisée, une dynamique elle-même irréductible de la parole réticulée. C'est que le tableau que l'on est susceptible de dresser de telles pratiques n'est jamais lui-même qu'un moment de ces pratiques, et s'il faut parler de « co-incidence », c'est bien parce que la construction du tableau est elle-même « co-incidente », qu'elle produit une incidence simultanée à l'ensemble des « co-incidences » qu'elle est supposée décrire. C'est pourquoi aussi et surtout, tout effort de saisir comme une « objectivité » des réseaux se traduit dans une relation d'indétermination dont toute la réalité est celle de la contemporanéité des requêtes qui la forment, et des effets qu'elles produisent – l'Internet n'existe pas, du moins non pas comme objet, car il n'est que la pointe extrême de paroles et de pratiques qui se rencontrent et se délacent aussitôt qu'elles se sont nouées dans leur fugitive instantanéité.

   La deuxième conséquence qui résulte de la volatilité de la parole en réseau concerne le principe de sa validation, et les critères qu'il est permis de mettre en oeuvre pour y distinguer un vrai et un faux, un juste ou un injuste. La section commerciale de l'Internet est immense, et les marchands qui s'efforcent d'y étendre leur territoire en grand nombre. Il est clair qu'on n'entretient pas à l'égard d'un marchand « virtuel » les relations humaines que l'on entretient avec un marchand « réel », et que l'absence de visibilité territoriale suscite une vague inquiétude au sujet de sa fiabilité, voire de la méfiance. Cela concerne aussi bien les prestations que l'on est en droit d'attendre d'un fournisseur de services que les données sur la vie privée, les coordonnées bancaires ou les pratiques induites par des achats, qu'on suppose mettre entre des mains indélicates. Mais des modes de validation existent, qui paraissent résulter de la conformation même des réseaux et de leur développement : ce sont ou bien les opinions des usagers, ou bien des organismes de régulation privés, qui entérinent a posteriori de manière statistique les pratiques commerciales et par conséquent la valeur et la fiabilité des opérateurs de l'Internet marchand  [13].

   Cela signifie donc que la validité d'un dire et d'un faire résultent de la position « co-incidente » de ses opérateurs, c'est-à-dire non pas d'une véritable expérience, non pas d'une histoire entrepreneuriale ou privée, mais de l'image instantanée extraite par un opérateur déterminé – dont la position n'a de valide que les effets qu'il est susceptible d'induire lui-même – à un certain moment déterminé de l'Internet, lui-même arbitrairement choisi et essentiellement révocable. D'une manière plus générale, en même temps que la validation des énoncés produits dans la réticularité de l'Internet est un effet de la position identifiée comme étant celle des opérateurs des réseaux, l'identification de leur position résulte de l'efficace de leur parole, de ses effets publics, en termes d'adhésion, de pratiques induites, de redondance ou de réplication plus ou moins adéquate de cette même parole. L'Internet serait donc, au point de vue du problème de la « vérité » de ses contenus, un universel effet de miroir, dans lequel les principes d'évaluation des discours seraient produits par les discours dont ils visent la validation, en même temps que ceux-ci seraient les conséquences positionnelles de ces principes et de leur mise en oeuvre.

   On atteint donc ici une aporie paroxystique, qui tient moins aux contradictions apparentes résultant d'un tel système de « co-incidences » qu'à l'irréductible hétéronomie du sujet réticulé. La subjectivité, sur les réseaux, est un effet opératoire et « co-incident », et ne traduit pas exactement un point de vue, non parce qu'elle n'est pas un point, mais parce qu'elle n'est précisément qu'une vue, et qu'elle n'en a que la fugitive inconsistance. Car il faut se rendre à cette évidence que l'expérience que nous faisons des réseaux est au croisement d'une expérience de la vie qui nous excède, et que nous mobilisons dans nos requêtes ; et d'une expérience de cette présence des autres sur l'Internet, dans laquelle nous sommes comme « abîmés », en déshérence, et en passe d'y perdre nos principes d'évaluation. S'il y a ainsi hétéronomie, ce n'est point du fait que nous manquent les outils d'une articulation cohérente de cette expérience, et que nous sommes en conséquence livrés à des critères d'évaluation et de choix dont nous ne maîtrisons pas le sens et l'origine. C'est plutôt que nous sommes confrontés à des modèles extrêmement divers et concurrents d'évaluation, et à une opérativité sans fin des discours que nous rencontrons, et qui sont tous plus ou moins incidents ou déterminants, fuyants et évanescents – comme si l'expérience de l'Internet devait être une expérience totale, mais l'expérience totale d'une vacuité assumée.
 

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   La représentation technologique de l'Internet est pertinente, à condition toutefois de ne pas poser le problème de la singularité des usages, de leur intrication, et du sens de cette singularité, c'est-à-dire des « effets en retour » par lesquels les pratiques internettiques ne sont pas des pratiques de loisir parmi d'autres, indifférentes et substituables, mais des pratiques dans lesquelles il se joue quelque chose qui concerne le sens de la parole, la réalité du phénomène communicationnel, et enfin un vouloir-dire qui renvoie aux jeux du langage et de l'intersubjectivité qu'il accomplit.

   Il ressort en effet de cette analyse que le processus de la discursivité auquel participent les acteurs de l'Internet a peu à voir avec les procédures ordinaires d'acquisition et de jouissance d'un « droit de la parole ». Il ne s'agit pas d'affirmer que l'Internet pulvérise enfin tous les verrous qui empêchent traditionnellement les individus de prendre la parole et de réaliser cette liberté d'expression qu'on dit si intimement attachée à la personne humaine et à sa dignité. Tout cela est faux : et que le droit d'expression est imprescriptible, car justement la dignité de l'Autre est ce sur quoi se règle un tel droit ; et que les réseaux constituent un espace de libération, par la vertu duquel la parole devient enfin le propre de tous, au lieu de n'être que le privilège des nantis, car l'Internet à son tour produit ses propres nantis, ses protocoles, ses exigences, et ses injustices.

   En réalité, ce qui est singulièrement nouveau est ailleurs. Ou plutôt, ailleurs est le spectacle nouveau de quelque chose de nécessaire et que nos habitudes herméneutiques et lexicales tendent à voiler, précisément parce qu'on touche avec cela à quelque chose qui confine à l'inintelligible, à l'insaisissable du moins et peut-être à une sagesse.

   Prendre la parole, ce n'est pas simplement parler et faire valoir ses raisons. D'ailleurs, nul n'a jamais eu raison pour avoir fait valoir ses raisons, qu'il eût justement raison, ou bien qu'il eût tort. Le discours est plutôt l'effet d'une expérience intime de la discursivité, dont les pratiques de l'Internet sont justement de très singuliers révélateurs. Car il apparaît à travers elles que la parole, partant la communauté intentionnelle effective du vouloir-dire, et en somme l'Internet lui-même, ne sont que la réalité vivante et dynamique d'un incessant procès de singularisation, par quoi en même temps que se constituent des pensées singulières et actives dans les pratiques individuelles, de forge dynamiquement et irréversiblement la réalité océanique des réseaux et des paroles qu'ils véhiculent. La « chose Internet » est un « monde Internet », et c'est un monde qui offre le prodigieux spectacle d'une pensée et d'une culture en train de se faire en s'établissant et en s'abolissant, dans un interminable mouvement de validation, de consumation, et de renaissance – monde sans objectivité qui, se dévoilant seul dans l'acte langagier de son auto-constitution, paraît procéder d'un lumineux rêve de métaphysicien parvenu au faîte de sa réalité.

   Singulier processus en effet, où la finitude du « on » tente à toute force de s'intégrer à l'Absolu de la parole, à y tenter la traversée du sens, qui n'est jamais pour lui qu'une odyssée sans retour et sans terme – tiers voyage d'Ulysse, lassé de Pénélope, mais lassé aussi des Enfers de Dante, aspiré dans l'infini mouvement de la Culture aussi bien que de la niaiserie, du pouvoir aussi bien que de la perdition et de l'indifférence. Double mouvement, d'intégration du fini dans l'infini, cristallisée par l'aspiration du « on » à exister en discours ; et d'infinie dérivation de sa finitude, formée puis reformée, dissoute puis recomposée dans la « co-incidence » des dires et leur maintien sur une surface discursive improbable ou précaire.

   Il n'est en somme guère possible de savoir de quoi l'on parle, quand on désigne les réseaux et leur mondanité. Ce qui paraît sûr, c'est que lorsque nous nous efforçons d'enfermer notre compréhension de l'Internet dans les schémas traditionnels de la pensée technicienne, nous sommes un peu comme des machinistes ou des mécanos qui, pour savoir tendre un décor de théâtre ou graisser l'essieu d'un engin, prétendraient détenir les secrets d'une intrigue ou bien se substituer à l'inventeur de la machine. Mais précisément, il n'y a ici ni auteur, ni concepteur, et l'Internet est un monde sans Dieu, et dont le sens et la portée nous sont fondamentalement disproportionnés. Où l'on est alors renvoyé à soi-même, et à une expérience infinie de la pensée à laquelle nous sommes intimement commis.

Paul Mathias
Équipe « Réseaux, savoirs, et territoires »
Paris, ENS

Cet article correspond au chapitre 2 de : Odyssée Internet - Enjeux sociaux, publié sous la direction d'Éric Guichard et Jacques Lajoie aux Presses de l'Université du Québec, Montréal, 2002, pages 41-59.
http://books.google.com/books?id=78EGCOMBXaAC&pg=PA41&lpg=PA59&dq="odyssée+internet"+lajoie#v=onepage&q&f=false

NOTES

[1] Multi-user Object Oriented [program]. Certains serveurs, souvent universitaires, implémentent ce programme qui permet à des utilisateurs de tous horizons de créer des espaces et des personnages en concomitance avec d'autres utilisateurs, d'autres personnages et d'autres espaces, en des communautés protéiformes et extrêmement dynamiques. Il s'agit alors moins de « babillards », au sens propre du terme, que de sociétés constituées d'usagers très conscients de la nature et du sens de leurs pratiques.

[2] Terme issu du grec díktyon, « filet », qui sert de nos jours à désigner, par métaphore, les réseaux de communication (radiophonique, télévisé, et bien sûr l'Internet). Dans une traduction littérale du grec moderne, « se connecter » se dirait « se mettre en filet ».

[3] Voir De l'esprit des lois, livre xx, notamment les chapitres 1 et 2.

[4] Voir La République, 596a sq. Les références sont ici données dans la traduction de Léon Robin, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1206.

[5] Voyez Hergé, Les bijoux de la Castafiore, Paris, Casterman.

[6] Le texte en est repris dans Hermès I La communication, Paris, Le Seuil, p. 154 sq.

[7] La monadologie, § 1.

[8] ibid., § 7.

[9] Op. cit., p. 158.

[10] C'est-à-dire, par le moyen d'un modem, la transformation des 0 et des 1 en son, leur transfert sur le réseau téléphonique, comme s'il s'agissait de la voix, et puis la retransformation du son en 0 et en 1.

[11] Pascal, Pensées, Brunschvicg 72/Lafuma 199.

[12] Qui a pu recevoir dans son courrier des appels à la débauche, et aura eu la « curiosité » de consulter un site pornographique, s'en sera certainement rendu compte. Les sites pornographiques sont construits sur le principe du renvoi réciproque, si bien que leur richesse se décline bien plutôt en termes d'ingéniosité informatique et linguistique qu'en exposition de carnalité débridée. On livre ainsi comme à son corps défendant sa curiosité et sa libido aux scripts qui ouvrent automatiquement une multiplicité de fenêtres et d'images dont la seule limite consiste dans la puissance du microprocesseur de sa machine et l'étendue de sa mémoire vive, puisqu'ils n'ont finalement pas d'autre effet, une fois que le « curieux » y aura été forcé, sinon de provoquer l'effondrement de ses applications et de son système opératoire – une fois, il est vrai, que les différents sites se seront signalés les uns aux autres comme les points de re-routage du navigateur un peu naïf, et auront ainsi tiré le bénéfice financier de leur organisation réticulaire.

[13] On pensera ici aux nombreux comparateurs de prix disponibles en ligne, mais également, désormais, aux réseaux sociaux dont l'outillage logiciel et applicatif (notamment le système de balises qui y est mobilisé) constitue un véritable dispositif d'aide statistique à la décision.

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Association EPI
Avril 2010

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