De la culture de l'information et de sa didactique
à l'idée d'une translittératie :
la question curriculaire en débat dans le rapport du GRCDI

Alexandre Serres
 

   La culture et la didactique de l'information font l'objet de nombreux travaux de recherche depuis plusieurs années, notamment en France. Un champ de recherche s'est constitué et s'est structuré progressivement, notamment autour de l'ERTé « Culture informationnelle et curriculum info-documentaire ». Concluant quatre années de travail et de réflexion, le rapport de synthèse du GRCDI  [1], sorti en septembre dernier, constitue, de ce point de vue, une nouvelle contribution à ce chantier éminemment collectif et dynamique. Nous présenterons ici tout d'abord le groupe à l'origine de ce document, les idées-force du rapport et enfin les propositions qui ont été faites pour l'élaboration d'un curriculum, en insistant surtout sur celles qui concernent de près les acteurs de l'enseignement de l'informatique, premiers lecteurs d'EpiNet.

Qu'est-ce que le GRCDI ?

   Le Groupe de Recherche sur la Culture et la Didactique de l'Information est un petit groupe de recherche, créé en janvier 2007 à l'initiative de l'URFIST de Rennes, dans une double perspective : tout d'abord, un cadre inter-régional, avec le projet de regrouper, coordonner, et faciliter les échanges entre plusieurs chercheurs des régions de l'Ouest (Bretagne, Pays de la Loire, Haute et Basse-Normandie), engagés dans des démarches très proches ; d'autre part, le cadre national de l'ERTé, dans la mesure où le GRCDI est devenu l'une des équipes régionales de l'ERTé, qui se constituait alors en équipe nationale  [2].
Composé d'une douzaine de membres (enseignant-chercheur, doctorants, professeurs-documentalistes engagés dans des démarches de recherche), le groupe se situe entre la recherche universitaire et la recherche-action, avec une prédominance des problématiques de l'enseignement secondaire. Trois types d'activités ont été poursuivies :
- la recherche, autour des deux thématiques de la culture et de la didactique de l'information, avec l'organisation d'un séminaire annuel, un travail de réflexion sur les notions info-documentaires, le soutien à l'activité des doctorants du groupe, etc. ;
- la mutualisation, en développant les échanges au sein du groupe, avec le projet de pérenniser un pôle interrégional de réflexion sur ces deux thématiques ;
- la communication, par la diffusion régulière de nos publications et de nos travaux  [3], l'ouverture de notre séminaire, les nombreuses interventions et implications des membres du groupe dans différentes manifestations scientifiques et professionnelles, et enfin par nos propositions sur le terrain pédagogique, pour développer notamment l'idée d'un curriculum info-documentaire. Notre rapport de recherche s'inscrit dans cette dernière perspective.

Pourquoi ce rapport de synthèse ?

   Il répond à deux motifs, reflétant bien la nature et les perspectives du groupe. Tout d'abord, il s'agissait de participer à l'élaboration du rapport global d'activité de l'ERTé, à l'instar des autres équipes régionales. Comme le GRCDI ne s'est pas créé autour d'un projet spécifique de recherche, il nous était difficile de produire un rapport unifié, et nous avons choisi de faire une synthèse de nos publications, notamment des interventions réalisées au cours des séminaires. En effet, l'activité de publication des membres du GRCDI ayant été assez fournie pendant quatre ans (avec plus de 130 textes), il nous a paru intéressant de faire l'inventaire de ces textes et d'en regrouper les principaux éléments autour de quelques grands axes. C'est l'objet des trois premières parties du rapport.

   Mais cette synthèse a été également l'occasion pour nous d'avancer dans la réflexion sur le curriculum info-documentaire, notamment à partir des travaux de Pascal Duplessis, et de préciser les conditions d'élaboration d'un tel curriculum. Aussi le rapport se termine-t-il par un ensemble de « Douze propositions pour l'élaboration d'un curriculum info-documentaire ». Le rapport dépasse ainsi le seul cadre d'un bilan et d'une synthèse des activités, pour endosser délibérément une dimension « politique », en se voulant force de propositions dans le débat collectif sur le curriculum info-documentaire dans l'enseignement secondaire.

Un certain regard sur la culture et la didactique de l'information

   L'essentiel du rapport est constitué d'une synthèse collective de nos travaux, structurée autour de trois grands axes : l'émergence, les différentes approches, les questions en débat, dans les domaines respectifs de la culture informationnelle et de la didactique de l'information. Quelle est la réalité de l'émergence et du développement, depuis quelques années, des expressions et des notions « culture informationnelle » et « didactique de l'information » ? Quels sont les principaux points de repères de leur courte et riche histoire ? Quelles sont les différentes approches de la culture informationnelle, que recouvre la diversité terminologique qui entoure l'information literacy ? Quelles sont les différentes facettes de la didactique de l'information ? Quelles sont les questions en débat se posant dans ces deux champs de recherche, les principaux obstacles, les controverses, les terrains de recherche à explorer ? Les trois premiers chapitres du rapport tentent d'apporter des éléments de réponse à ces questions, en procédant à une sorte d'état des lieux, évidemment non exhaustif, sur ces deux thématiques.

Les douze propositions pour un curriculum

   Afin de permettre à la réflexion de se prolonger et de s'ouvrir par un débat, le GRCDI a souhaité conclure son rapport sur un ensemble de propositions relatives à l'élaboration d'un curriculum info-documentaire. La question des enjeux d'un tel projet est primordiale. Il viserait à répondre à trois objectifs :

  • développer une rationalisation de la formation info-documentaire des élèves, dont on peut reconnaître qu'en dépit de tous les efforts déployés par les acteurs de terrain, elle reste encore éclatée, non systématique (tous les élèves sont loin de recevoir une telle formation), reposant sur des contenus insuffisamment définis et cadrés par l'institution ;

  • apporter une vision globale pour ces formations, en les inscrivant dans un cadre commun, dans des finalités éducatives clairement définies, une progression pédagogique et une planification des apprentissages ;

  • renforcer la légitimation sociale de ces formations, encore peu reconnues par la société et les acteurs du système éducatif : un curriculum info-documentaire, intégrant les pratiques informationnelles spontanées des élèves, mais reposant aussi sur des apprentissages évalués et sur des contenus didactiques clairs, permettrait notamment de réduire le fossé culturel, qui va croissant, entre la « culture scolaire » et celle des élèves.

   Qu'a voulu faire le GRCDI en la matière ? En aucun cas, élaborer le contenu d'un tel curriculum, encore moins livrer un outil clés en mains. Notre objectif était beaucoup plus modeste et précis : il s'agissait pour nous de faire un travail préparatoire de déblaiement, de défrichage du terrain, avant de poser une hypothétique première pierre. Aussi Pascal Duplessis rappelle-t-il, dans un texte introductif, la définition, les facettes et les modalités d'élaboration d'un curriculum.

   Les douze propositions, discutées longuement au sein du groupe, cherchent ainsi à recenser les principales composantes du curriculum et à faire des propositions sur chacune d'entre elles : la question de la matrice disciplinaire, la définition des finalités éducatives, des buts du curriculum, l'identification des compétences (avec la primauté donnée aux savoirs et à la culture), la question de la progressivité des apprentissages, les démarches pédagogiques, les activités à proposer aux élèves, les différents objets didactiques (didactisés et scolaires), les articulations avec les autres disciplines, les différentes évaluations, la question de la formation des formateurs... Ces propositions ont un double objet : d'une part établir une sorte de cahier des charges, en rappelant et en identifiant les points qui nous semblent essentiels à prendre en compte dans l'élaboration future d'un curriculum info-documentaire, d'autre part avancer nos propres propositions, dessinant les contours et les contenus de ce curriculum. Nous renvoyons au texte complet des douze propositions, disponibles sur le site du GRCDI  [4].

Des propositions qui concernent les enseignants et formateurs d'informatique

   Nous voudrions plus particulièrement attirer ici l'attention des lecteurs d'EpiNet sur quatre propositions, qui concernent, plus ou moins directement, la communauté des enseignants d'informatique et des formateurs en TIC.

   Tout d'abord, la proposition n° 3, « Définir les buts de la formation à la culture informationnelle », que nous distinguons des finalités éducatives. Nous plaçons au premier plan d'un curriculum info-documentaire les quatre buts suivants :

  • la connaissance et la compréhension des environnements informationnels et numériques, indispensable aujourd'hui pour les jeunes générations, trop souvent enfermées dans des usages un peu « aveugles » des TIC et manquant singulièrement d'une véritable compréhension des technologies ; nous rejoignons sur ce point toute la réflexion, menée régulièrement dans les colonnes de cette revue, sur la nécessité de donner aux élèves des notions, des savoirs et des clés de compréhension, face à la complexité des environnements numériques ;

  • l'utilisation avancée et inventive des TIC : objectif sans doute partagé par tous les formateurs, mais parfois oublié dans certains discours mettant uniquement l'accent sur « l'utilisation » des outils, « l'adaptation » aux TIC, etc. L'école devrait aller beaucoup plus loin, si elle veut favoriser la créativité, l'innovation, l'invention, dans le domaine des technologies de l'intelligence ;

  • le recul critique sur les médias, sur les technologies (impliquant une prise de conscience des effets pervers du numérique) et sur l'information elle-même, trop souvent confondue avec la connaissance ;

  • enfin la responsabilité éthique, dans la production et la diffusion d'informations sur internet. Problématique particulièrement cruciale à l'heure de Facebook et des blogs.

   Ces quatre buts d'un curriculum peuvent aisément être partagés par d'autres communautés que celle des seuls professeurs-documentalistes.

   Une deuxième proposition intéressera directement les enseignants d'informatique, la proposition n° 4, consacrée à la perspective d'une « translittératie » et d'une convergence des trois cultures et « éducations à ». Intitulée « Intégrer l'éducation aux médias, l'enseignement info-documentaire et la maîtrise des TIC dans le cadre d'une culture informationnelle globale », cette proposition cherche, tout d'abord, à poser la nécessité d'une triple liaison entre les cultures info-documentaire, médiatique et numérique : « Face à l'hybridation des compétences documentaires, médiatiques et numériques, mises en oeuvre dans les pratiques du web, et aux nouveaux usages de l'information numérique, il est indispensable qu'un futur curriculum prenne en compte, de manière coordonnée, les articulations entre les compétences, les savoirs et les attitudes propres à chacun de ces domaines et repère les compétences qui sont communes. Il s'agirait notamment d'identifier, d'analyser, de déconstruire les compétences et notions, qui sont mobilisées dans les pratiques informationnelles des jeunes, et qui proviennent des différentes cultures (médiatique, numérique, info-documentaire). Ce travail d'observation et de réflexion devient un enjeu, non seulement théorique, mais surtout éducatif et didactique, dans la perspective d'une éducation globale des jeunes à la maîtrise des réseaux et de l'information. » Le GRCDI a déjà commencé ce travail de recensement des « convergences et divergences » entre ces trois mondes, d'autres travaux ont été menés dans d'autres lieux et par d'autres chercheurs, des projets de recherche interdisciplinaires et très prometteurs commencent à s'engager sur ces questions et nous sommes ici devant un chantier de recherche, à la fois théorique et pédagogique, de longue haleine. Chantier d'autant plus complexe qu'il faudrait, selon nous, articuler ces trois cultures (médias, information, informatique), à une culture plus large et qui les englobe toutes, celle des médiations techniques et des supports de la pensée.

   Une troisième proposition établit des liens plus directs avec la culture numérique  [5] : la proposition n° 9, « Identifier différents types d'objets appropriés aux apprentissages ». S'il convient de distinguer les objets didactiques, scolaires, construits par les formateurs de l'information-documentation, et les objets didactisés, issus du monde réel des réseaux (Google, Facebook...) et pouvant servir de support direct aux apprentissages, nous proposons ici de travailler directement sur les nouveaux outils : « S'agissant des objets à didactiser, « naturels », il conviendra d'inciter à la recherche innovante, dans des perspectives pédagogiques, sur les nouveaux outils tels que les blogs, les réseaux sociaux, etc. » La perspective que nous proposons ici rejoint la proposition n° 3, en affirmant la nécessité de dépasser le stade de l'usage pour déconstruire les objets techniques, comprendre le fonctionnement interne de ces objets, leur logique interne (en référence à Simondon). Il s'agirait selon nous, de faire « des objets didactiques ou didactisés (...) autant des supports que des objets d'étude, qui privilégient la co-construction des apprentissages avec l'élève ou l'étudiant placé en tant qu'acteur ». Là encore, devrait s'ouvrir un champ de recherche et d'action commun aux cultures numérique et info-documentaire.

   Enfin la proposition n° 10, « Favoriser les articulations avec les autres disciplines et promouvoir les différentes formes d'interdisciplinarité », comporte une nouvelle référence à la translittératie et à l'interdisciplinarité : « le curriculum insistera sur la perspective d'une translittératie en cherchant des relations avec les différentes façons d'utiliser les documents et les médias. »

Pour conclure, la nécessité de tisser des liens entre les trois cultures

   L'école comme l'université sont confrontées aujourd'hui au défi des nouvelles pratiques informationnelles et communicationnelles et à l'usage massif d'internet chez les jeunes générations. Si l'appellation de « digital natives » est très contestable et problématique, pour qualifier les générations « nées avec internet », si la réalité des usages et de la maîtrise des réseaux est beaucoup plus complexe et hétérogène que ne le laisse penser une certaine vulgate sur les jeunes et le numérique, il n'en demeure pas moins qu'un certain nombre de ruptures sont en cours, dans les rapports des jeunes générations à l'information, à la culture, à l'apprentissage... Par ailleurs, l'évolution même des réseaux et des outils conduit à une hybridation sans cesse croissante de pratiques autrefois bien distinctes : chercher de l'information, s'informer avec les médias, utiliser des outils numériques se confondent de plus en plus dans la réalité quotidienne des usages d'internet. Dans ce contexte très mouvant, marqué à la fois par l'hybridation socio-technique des pratiques et par une innovation permanente, deux questions se posent, avec une particulière acuité, à tous les enseignants et formateurs impliqués dans l'éducation aux médias, la formation info-documentaire et la formation à l'informatique et à la maîtrise technique des TIC. La première est d'ordre didactique, la seconde ouvre la possibilité d'un nouveau champ disciplinaire :

  • comment assurer l'apprentissage de savoirs stables, de notions pérennes, fondamentales, permettant de résister aux vagues incessantes de l'innovation technique, là où les seules compétences procédurales sont vite dépassées ? Question récurrente, toujours en débat, des contenus de formation à enseigner et à faire construire.

  • comment sortir des cloisonnements disciplinaires dépassés et donner aux élèves une véritable formation globale, leur permettant de mieux maîtriser médias, information et outils ? Comment intégrer, dans les différentes formations, toutes les dimensions des interactions avec les TIC (numérique, informatique, info-documentaire, médiatique, communicationnelle, éthique, juridique...) ? Par exemple, de multiples compétences et savoir faire, issus de cultures différentes, sont mobilisés aujourd'hui dans les actions quotidiennes autour des processus d'information, notamment de l'évaluation de l'information, compétences qu'il importe de « déconstruire » par l'analyse et de bien distinguer auprès des élèves. Mais cette déconstruction, pour ne pas ajouter l'impression d'une perte de sens à la complexité, devra résulter d'un travail collectif entre chercheurs et formateurs des trois cultures.

   Sur ces deux questions centrales, le GRCDI, à travers son rapport de synthèse, plaide à la fois pour une mutualisation des efforts des trois cultures, en vue d'une translittératie à construire, et pour une primauté des notions fondamentales sur les compétences procédurales, des savoirs et de la distance critique sur les seuls usages.

Alexandre Serres
Maître de conférences en Sciences de l'Information et de la Communication
Co-responsable de l'URFIST de Rennes,
Membre du PREFics, Université Rennes 2
alexandre.serres@uhb.fr

NOTES

[1] Disponible sur ArchiveSic : http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00520098/fr/

[2] L'ERTé « Culture informationnelle et curriculum info-documentaire », pilotée par le Professeur Annette Béguin, de l'Université Lille 3, a été lancée en juillet 2006 et a regroupé, pendant quatre ans, près d'une trentaine d'enseignants-chercheurs, de doctorants et de professionnels, répartis en six équipes régionales : Lille, Rouen, Paris, Lorraine, Bordeaux et Rennes-Angers (le GRCDI). L'ERTé a organisé en 2008 un colloque international à Lille sur « L'Éducation à la culture informationnelle ».
Voir le site de l'ERTé : http://geriico.recherche.univ-lille3.fr/erte_information/
et celui du Colloque de Lille : http://ertecolloque.wordpress.com/

[3] Voir le site du groupe : http://culturedel.info/grcdi/

[4] http://culturedel.info/grcdi/?page_id=236

[5] En toute rigueur, il importerait de distinguer soigneusement culture informatique et culture numérique. Pour des raisons de commodité, nous employons ici volontairement l'expression de « culture numérique » dans un sens élargi, englobant de ce fait la culture informatique, que nous ne confondons pas pour autant avec la culture des outils et des usages du numérique.

___________________
Association EPI
Novembre 2010

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