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NOUS AVONS LU
 

L'Informatique en France, de la Seconde Guerre mondiale au Plan Calcul. L'Émergence d'une science

Pierre-Éric Mounier-Kuhn, préface de Jean-Jacques Duby, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2010, 700 pages, 25 €.
http://pups.paris-sorbonne.fr/pages/aff_livre.php?Id=838

   Dans cet ouvrage de synthèse de plus de 700 pages, fruit de vingt années de travail, Pierre-Éric Mounier-Kuhn retrace l'histoire de la naissance et du développement de la science informatique dans la recherche et l'enseignement supérieur français depuis la fin des années 40 jusqu'au milieu des années 70. Ce travail impressionnant repose sur des documents de toutes provenances (cf. ci-dessous) et sur les témoignages des pionniers encore vivants ou de leurs collaborateurs. L'auteur aime s'attarder avec bonheur sur les portraits et démarches d'individus souvent hauts en couleur, « entrepreneurs de la science et de la recherche » comme il les appelle. C'est souvent ce qui relance l'intérêt de la lecture quand on se perd un peu au milieu des faits et des dates.

   Mais avant tout, c'est un essai de synthèse « visant à établir des faits qui sont aussi bien des événements politiques, économiques, techniques que des représentations mentales conduisant à des décisions ». Il fallait d'abord se retrouver dans une histoire très complexe et parfois embrouillée par des récits plus ou moins fiables. Quand on sait combien il est difficile de s'y retrouver des décennies après dans une histoire que l'on a personnellement vécue...

   Un tel ouvrage est impossible à résumer. Retenons que, comme dans d'autres domaines scientifiques (on pense à la génétique), la France a d'abord tendance à se crisper sur le passé. Il est plus facile de reproduire que d'innover. Pendant de longues années le statut de science est refusé à l'informatique (un demi siècle plus tard, en 2010, on en est encore là dans l'enseignement secondaire général, même si l'on perçoit en ce moment quelques frémissements...)

   Dans la première partie, partant du constat que la recherche publique n'a réalisé aucun ordinateur à l'époque pionnière (c'est à dire avant 1960), l'auteur tente d'expliquer cet échec aux causes multiples. Des causes contingentes (projets mal gérés, fausses pistes, erreurs, entêtements, rivalités...) mais aussi des causes plus profondes comme les conséquences néfastes de la seconde guerre mondiale, les retards scientifiques dans plusieurs domaines cruciaux (physique quantique, logique mathématique, mathématiques appliquées...) sans compter la domination des maths pures (« les mathématiciens ne construisent pas de machines ») et le sous-développement des activités liées au calcul.

   Faute pour les institutions de recherche et d'enseignement supérieur de construire des ordinateurs dans la période pionnière des années 50, tout un ensemble de connaissances et de savoir-faire est resté absent pendant des années du monde scientifique français.

   Dans la deuxième partie, l'auteur dresse une géographie historique du développement inégal selon les régions de l'informatique dans l'enseignement supérieur. Sont essentiellement traitées les universités et les grandes écoles parisiennes. En conclusion, est esquissée une « pesée quantitative globale » des spécialistes formés à l'informatique au cours des années 60. (On notera une brève allusion à l'enseignement secondaire à propos du nouveau baccalauréat de technicien H « peu prisé des employeurs »). Retenons le retard de l'Éducation nationale dans la formation des informaticiens et la nécessité, largement reconnue, d'y consacrer plus moyens...

   Dans la troisième partie : « L'émergence d'une science et sa résistible reconnaissance institutionnelle » l'auteur décrit l'émergence de l'informatique, discipline nouvelle et controversée, à partir des mathématiques appliquées.

   C'est, pour nous la partie la plus intéressante. Ce n'est pas tous les jours qu'on peut assister à la naissance d'une science nouvelle ! Comment une discipline neuve apparaît-elle et s'impose-t-elle ? Nous qui vivons quelque chose d'un peu comparable (un peu seulement, car la disciple existe déjà dans le supérieur) dans l'enseignement secondaire, nous devons être attentifs.

   Une disciple scientifique n'est pas faite que de concepts. Il faut qu'elle s'impose à travers des institutions, des chaires dans l'enseignement supérieur et la recherche, des laboratoires, des programmes, des diplômes, des lignes budgétaires, des publications, des associations, (...) sans compter les forces économiques, techniques, administratives et politiques. Ce n'est pas une mince affaire et l'on peut comprendre que cela prenne du temps.

   Ce chapitre passionnant dissèque les actions des différents acteurs, institutions et individus dont beaucoup vont avoir un rôle déterminant. Nous ne citerons personne, certains sont encore vivants ! Ainsi, malgré cet échec à construire des ordinateurs en France, il s'est trouvé des pionniers d'origines diverses, dans différents laboratoires et dans différentes régions, pour imposer un corpus de savoirs, bref une nouvelle discipline.

   Niée en 1965 dans une délibération au CNRS, reconnue en 1967 par la création de diplômes universitaires spécifiques, de laboratoires et de l'IRIA (futur INRIA), la discipline informatique connaît, après maintes résistances, un début d'officialisation en 1969. Il faudra attendre 1975 pour que soit créée une section de plein droit au CNRS.

   On appréciera en annexe la vingtaine de photos « archéologiques » : EDSAC, IBP, Elliott 402, MOP, Ramsès II, IBM 360, 650, 7044, Bull Gamma 3, CII 10 070... Une liste de 650 thèses « ratissées large » concernant l'informatique de 1955 à 1973. La liste des sources extrêmement nombreuses : archives, entretiens, correspondances, thèses, revues, actes, livres et une bibliographie très complète ; on y trouve L'informatique, discipline scolaire ? Le cas des lycées de Georges-Louis Baron et l'incontournable Pour une histoire de l'informatique dans l'enseignement français : premiers jalons d'Émilien Pélisset (en ligne sur le site EPI : http://www.epi.asso.fr/revue/histo/h85ep.htm). Voilà qui augure bien de la suite.

Jacques Baudé

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Association EPI
Avril 2010

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