Enseigner l'informatique, enseigner la culture informationnelle

Éric Delamotte
 

   Deux grandes familles scientifiques sont concernées par la recherche sur les TIC et la communication numérique. D'un côté les « STIC » (Sciences et Techniques de l'Information et de la Communication), principalement les informaticiens qui imaginent et développent les techniques qui transforment la circulation des savoirs. De l'autre, les « SHS » (sciences de l'homme et de la société) analysent les dimensions humaines de cette circulation. Le dialogue entre ces familles n'est pas aisé tant leur posture épistémologique est différente. Et, disons-le clairement, il n'existe que peu de cadres pour traiter de ces relations.

   De plus, à l'intérieur de chacune des deux grandes familles, la spécialisation des savoirs a souvent cloisonné les chercheur(e)s qui travaillent sur la didactique. Pourtant, il paraît souhaitable d'élargir les points de vue pour embrasser l'ensemble des dimensions de nos objets en partage.

   Ce dialogue est indispensable pour comprendre les enjeux de l'éducation à l'informatique (dont ceux relatifs aux finalités d'une « éducation à »). À minima, la confrontation des points de vue et des savoirs spécialisés a la vertu d'ouvrir largement la réflexion sur les enseignements à développer au sein de l'institution scolaire.

   Le risque est évident de voir se développer et circuler des savoirs opportunistes qui ne correspondent ni à des concepts organisateurs, ni à une véritable capacité de prise sur le réel, mais à des jeux de reconnaissance et/ou de domination. Pour passer ce cap, une des bases possibles est de réfléchir ensemble sur la manière de penser les savoirs savants et les pratiques sociales de référence.

Savoirs et pratiques sociales de références

   C'est en 1982, que Jean-Louis Martinand a introduit le concept de pratiques sociales de référence au sein de la didactique des sciences et de la technologie. Il relève que « Dans de nombreuses disciplines, en tout cas en Sciences et Technologie, les activités scolaires veulent être des images d'activités sociales réelles. Il y a certes des différences obligatoires, mais la référence est nécessaire. [...] Au fond, c'est par rapport à toutes les composantes d'une pratique que doit se poser la question de la référence : objets de travail, instruments matériels et intellectuels, problèmes, savoirs, attitudes, rôles sociaux »  [1].

   C'est pourquoi les perspectives associant « pratiques » et « concepts » me paraissent heuristiques. Car, dans l'outillage de la connaissance scientifique, on peut distinguer, particulièrement en Sciences Humaines et Sociales, deux catégories de notions. Les unes définissent des objets de recherche, délimités au sein de l'expérience humaine. Les autres construisent des concepts qui sont des outils scientifiques, destinés à rendre plus intelligible un objet de recherche en formulant des hypothèses le concernant. Ainsi, pour m'en tenir à de grands fondateurs des sciences sociales : Durkheim prend « le chahut » comme objet de sa recherche et « l'anomie » comme concept pour l'expliquer, Weber s'interrogeant sur « l'esprit du capitalisme » a recours au concept de « l'éthos puritain », Marx dans sa définition des « rapports de production capitalistes » fait appel au concept de « plus-value », etc.

   De mon point de vue, la culture informationnelle relève de la première catégorie. C'est un objet de recherche pour lequel il s'agit de trouver les concepts scientifiques susceptibles de l'éclairer et, de ce fait, permettre de mieux savoir comment agir dans les domaines d'activité qui sont les nôtres, à savoir l'enseignement. Mon propos consistera à faire, par la suite, quelques propositions dans ce sens en ayant recours aux concepts d'usage et de redocumentarisation.

   En filigrane je perçois les risques qui peuvent apparaître dans l'approche de l'informatique que je vais esquisser, car les diverses disciplines concourant à la production de savoirs ne sont pas convoquées au même titre, ce qui entraîne des effets complexes d'incompréhension. C'est par ce biais, toutefois, que l'échange doit se faire.

Pluralité des attitudes et des manières d'élaborer des concepts

   Nous travaillons sur des vérités factuelles (circonstancielles) à l'aulne de pratiques documentaires « ancestrales ». La recherche prend en compte, à la fois l'épaisseur historique et l'instantanéité notamment avec l'évolution permanente des techniques. C'est un « cogito du détail », selon la formule de Gaston Bachelard, dans la mesure où il ne s'agit pas de s'assurer du fondement du savoir dans sa totalité, mais plutôt du bien fondé d'une pratique, d'une découverte ou d'une idée neuve  [2]. La rigueur scientifique consiste d'abord à distinguer dans l'actualité du réel, dans la profusion des propositions, une nouveauté d'une absurdité. Ensuite, le questionnement vise à s'assurer de la valeur objective de celle-ci. Ce cogito et cette démarche s'opèrent par un processus de distanciation complexe vis-à-vis du monde social.

   Ainsi, sans remonter à l'Antiquité, mais simplement à l'apparition de l'imprimerie, bien des auteurs ont proposé un découpage chronologique. Les historiens du livre ont l'habitude d'évoquer « les trois révolutions du livre » (Gutenberg, l'ère industrielle, la dématérialisation), mais si on raisonne en termes de documents imprimés et non de livres, ce découpage est trompeur. À partir de l'imprimé, Marshall (2006) propose une autre périodisation comprenant quatre moments : l'âge du livre (Gutenberg au XIXe siècle), l'âge de la presse (XIXe), l'âge de la paperasse (XXe) et l'âge des fichiers (XXIe[3]. Pour Jean Michel Salaün :
« L'objectif n'est pas de faire ici oeuvre d'historien, mais de remarquer que les sciences de l'information ont été initiées à la charnière entre la seconde et la troisième périodes, dans un mouvement que l'on pourrait baptiser de documentarisation au moment où l'explosion du nombre de documents a conduit à construire ou développer des techniques de gestion documentaire : bibliothéconomie, documentation, archivistique, science administrative. Pour en rester à la bibliothéconomie, c'est, par exemple, au tournant du XIXe et XXe siècle qu'un Paul Otlet en Belgique ou un Melvil Dewey aux États-Unis ont construit les classifications décimales universelles »  [4].

   L'intérêt d'une telle perspective est de s'extirper du brouillard produit par l'extrême rapidité des évolutions présentes en les plaçant dans la longue durée et dans l'épaisseur de la culture.

La re-documentarisation

   La périodisation en termes de « documentarisation » et de re-documentarisation possède un autre avantage, celui de favoriser concrètement les ponts entre enseignement de l'informatique et enseignement de la documentation.

   Le numérique, par nature, implique une re-documentarisation. Dans un premier temps, il s'agit de traiter des documents traditionnels qui ont été transposés sur un support numérique. Les documents traditionnels acquièrent ainsi la plasticité des documents nativement numérique. Mais le processus ne se réduit pas à ce simple transfert. En effet, bien des unités documentaires du Web ne ressemblent plus que de très loin aux documents traditionnels. Dans le Web 2.0, dans la construction du Web sémantique ou tout simplement sur les sites dynamiques, la stabilité du document classique s'estompe et la redocumentarisation prend une tout autre dimension. Il s'agit d'intégrer des données et des métadonnées.

   Le texte, au lieu de circuler sous la forme d'un objet relativement stable, associant un support matériel (le papier) et une configuration formelle (l'idée classique du document) devient une réalité en permanence recomposée (Pédauque, 2006)  [5]. Dorénavant, le document électronique est en grande partie déterminé par un programme informatique dont la partie logiciel représenterait la « structure » et la partie données le « contenu ». Pour mieux mesurer le phénomène, il importe de se pencher sur les langages de balisage qui présentent l'information encadrée par des balises (HTML, pdf, postscript, XML, etc.).

   On le voit la redocumentarisation prend alors un sens beaucoup plus large où le dialogue avec l'informatique comme industrie et comme science, est naturel. Reste à rendre didactiquement ce dialogue opérationnel à partir de la distinction entre « l'information-machine » (l'« info-data ») et « l'information sociale » (comprenant « info-news » et « info-knowledge »).

L'usage des technologies

   Charles Duchâteau, dès 1992, essayait de définir ce que pourrait être une culture informatique  [6]. Il remarque que l'approche de l'algorithmique et de la programmation est à minima nécessaire et qu'il ne faut pas opposer l'informatique objet de l'informatique support. Comme le français, l'informatique est tour à tour objet et service et on ne supprime pas l'enseignement du français parce que les cours sont en français (comparaison reprise dans plusieurs articles). Cependant, à de rares exceptions près, la notion d'usage est peu associée aux problématiques didactiques  [7].

   Toutefois, avec la montée du « e-learning » et des « ENT »  [8], les médias et les nouvelles technologies ont constitué de nouveaux terrains et de nouveaux objets pour des recherches sur les apprentissages et les modes de circulation des savoirs. Il se trouve qu'en Sciences l'Information et de la Communication la notion d'usage occupe une place très importante pour désigner les rapports, à la fois sociaux et techniques, qui s'établissent entre les individus ou groupes sociaux et les objets techniques.

   Mais cette notion s'est développée en sciences humaines, à partir des travaux de Michel de Certeau, dans un contexte très particulier : celui de la « résistance » à une lecture déterministe de l'insertion sociale des nouvelles technologies  [9]. Est reproduite sans cesse une opposition bipolaire : logique d'offre, c'est-à-dire la logique technico-économique d'une part, logique d'usage, c'est-à-dire les logiques sociales d'appropriation d'autre part  [10].

   Aujourd'hui, les démarches centrées sur les usages, sur la construction des significations et des identités, se sont multipliées en vue de prendre en compte la richesse du rapport entre des individus et des machines. Pour Bernard Stiegler, il est possible de se construire individuellement au sein de collectifs d'humains et de machines via ce qu'il nomme les « milieux associés »  [11]. Le propos n'est plus de montrer comment les technologies modèlent la société, ni dans quelle mesure la société (et les traditions liées aux textes) façonne la technologie. Il devient possible de comparer par exemple des données empiriques sur les usages sociaux, et des analyses logiques supposées représenter les stratégies de conception. La question est de savoir quelle politique des « technologies de l'esprit » voulons-nous développer ?

   Le concept de « culture de l'informatique » peut alors pleinement se retrouver dans celui de « culture de l'information » à condition d'en faire une lecture qui sorte de la vision procédurale pour accéder à celles des notions et des concepts, bref du savoir. Pour commencer, il semble que l'attention peut se focaliser sur les savoirs socio-techniques intermédiaires que les apprenants et les enseignants mobilisent pour des outils et dispositifs comme les moteurs de recherches, les logiciels de traitements de texte ou les tableurs.

Conclusion : l'espace dialogique de la didactique

   Les problèmes des élèves tiennent pour partie aux difficultés qu'ils éprouvent à se construire des représentations globales des systèmes qu'ils utilisent en raison d'utilisations partielles menées dans des contextes disciplinaires.

   La question des ponts entre approches disciplinaires n'est pas une dimension supplémentaire, une variable, mais un organisateur du mode pédagogique lui-même. Du côté de la Documentation, les perspectives sont ouvertes. Dès lors, la question est de savoir si l'on peut en rester à un enseignement de la science informatique oscillant entre « technologies de l'esprit » et « machine esprit »  [12]. Ne faut-il pas ouvrir l'enseignement de l'informatique à son épaisseur humaine ?

   Ce qui est en jeu, en fin de compte, c'est un recadrage théorique des phénomènes en rapport aux objets techniques. L'approche conceptuelle des SHS fait généralement le choix de mettre en avant les pratiques sociales de références ce qui permet d'identifier des enjeux culturels, économiques et politiques et de les décrire  [13]. Est-ce qu'une science comme l'informatique peut faire l'impasse d'une telle approche ?

   Si, comme pour la didactique des mathématiques, la réponse est négative, s'esquisse alors un travail de délimitation dans lequel une éducation à une culture informationnelle globale aurait à parcourir quatre niveaux, depuis la maîtrise pratique et avancée des outils et des méthodologies informationnelles, jusqu'à une attitude réflexive sur la communication et ses usages, en passant par la compréhension des phénomènes d'information et la distance critique vis-à-vis des processus et dispositifs politiques et sociaux.

Éric Delamotte
Groupe d'Études et de Recherche Interdisciplinaire
en Information-Communication (GERIICO),
Université Lille 3

Paru dans Informatique et progiciels en éducation et en formation, sous la direction de Georges-Louis Baron, Éric Bruillard et Luc-Olivier Pochon, 2009, coédition ENS de Cachan, IRDP et INRP.
http://www.inrp.fr/publications/catalogue/web/Notice.php?not_id=BT+069
Ce livre est issu du colloque Didapro 3 organisé à l'université Paris Descartes en 2008.

NOTES

[1] Martinand, J.-L. (2001). « Matrices disciplinaires et matrices curriculaires : le cas de l'éducation technologique en France », in Carpentier C. (coord.), Contenus d'enseignement dans un monde en mutation : permanences et ruptures, Paris : L'Harmattan, p. 249-269.

[2] Bachelard, G. (1949). Le rationalisme appliqué, Paris : PUF.

[3] Marshall, A. (2006). Que faire du XXe siècle ?, Journée d'études de L'Association québécoise pour l'étude de l'imprimé, Montréal, 13 oct. 2006.

[4] Salaün, J-M. (2007). « La redocumentarisation, un défi pour les sciences de l'information », Études de Communication, n° 30, p. 13-23.

[5] Pédauque, R. (2006). Le Document à la lumière du numérique : forme, texte, médium : comprendre le rôle du document numérique dans l'émergence d'une nouvelle modernité, Paris : C&F éditions, 218 p.

[6] Duchâteau, C.(1992). « Peut-on définir une culture informatique ? » JRI (Journal de réflexion informatique) n° 23/24 octobre 1992, p. 34-39.
http://www.fundp.ac.be/pdf/publications/54278.pdf

[7] Baron, G.-L., Bruillard, É. (1996). L'informatique et ses usagers dans l'éducation, Paris : PUF.

[8] ENT : environnement numérique de travail.

[9] de Certeau, M. (1980). L'invention du quotidien. Arts de faire, 10/18, Paris : UGE.

[10] Perriault, J. (1989). La logique de l'usage. Essai sur les machines à communiquer. Paris : Flammarion ;
Le Coadic, Y. (1997). Usages et usagers de l'information. Paris : Nathan Université ;
Jouët, J. (2000). « Retour critique sur la sociologie des usages », in Réseaux, n° 100, p. 486-521 ;
Mallein, P., Toussaint, Y. (1994). « L'intégration sociales des technologies d'information et de communication : une sociologie des usages », in TIS, vol. 6, n° 4, p. 315-335.

[11] Stiegler B., Crépon, M., Collins, G., Perret, C., & Collectif. (2006). Réenchanter le monde : La valeur esprit contre le populisme industriel. Paris : Flammarion.

[12] Prochiantz, A. (2001). Machine-esprit, Paris : Odile Jacob.

[13] Archambault J.-P. « Démocratie et citoyenneté à l'ère numérique : les nécessités d'un enseignement », EpiNet n° 77, sept. 2005.
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0509c.htm

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Association EPI
Mai 2010