La place des questions issues des sciences humaines
dans les cursus d'informatique

Gilles Dowek
 

   Les informaticiens sont souvent disposés à accorder une certaine place, dans leurs enseignements, à des questions issues des sciences humaines. Ces questions occupent par exemple 15 % du programme de l'enseignement « Informatique et sciences du numérique », introduit au lycée à la rentrée 2012. Cette attitude est souvent mal comprise par les enseignants des autres disciplines scientifiques, mais aussi par les enseignants de sciences humaines, qui n'y voient parfois qu'une opportunité de transformer les enseignements d'informatique en enseignements de sciences humaines. Ainsi, un manuel publié par les éditions Hachette en 1990 et destiné aux élèves de l'option informatique d'alors comportait huit chapitres : « naissance de l'ordinateur », « l'informatique des origines à nos jours », « les grandes applications de l'informatique », « les métiers de l'informatique », « l'informatique, enjeux économiques et sociaux », « l'informatique et les libertés », « la protection des biens informatiques », « questions sur l'informatisation de la société », c'est-à-dire deux chapitres relevant d'un cours d'Histoire, quatre d'un cours d'Économie, et deux d'un cours de Droit, la notion de langage de programmation, en revanche, n'occupait que 3 % de ce livre, sous la forme d'une « fiche ». Il importe donc d'expliquer mieux les raisons qui rendent ces questions pertinentes dans un curriculum d'informatique.

   Une raison souvent invoquée est que les systèmes informatiques sont utilisés par des êtres humains et donc que comprendre les interactions entre les hommes et les machines serait la question centrale de informatique. Cet argument s'appuie sur l'observation que l'informatique cherche à la fois à répondre à des questions et à fabriquer des objets qui ont une fonction déterminée. Autrement dit, l'informatique a, à la fois, une dimension scientifique et une dimension technique. Les objets informatiques ne sont cependant pas les seuls à être construits dans le but d'avoir une fonction déterminée. Tous les objets techniques le sont. Et c'est même souvent ainsi que l'on définit la notion d'objet technique.

   Ce caractère technique des objets informatiques implique donc que leur construction soit précédée d'une définition de leur fonction, que l'on appelle leur spécification ou leur cahier des charges. Dans un enseignement d'informatique, même à un niveau élémentaire, il est essentiel d'expliquer ce qu'est une spécification, comment on l'utilise pour tester ou vérifier des propriétés de l'objet construit et comment elle évolue au cours de la construction de l'objet.

   Quand un objet technique est destiné à être utilisé par des êtres humains, cette spécification doit prendre en compte les désirs, les capacités et les droits de ses utilisateurs. Par exemple, la construction d'une voiture doit prendre en compte la morphologie de ses utilisateurs et le code de la route, la taille du moteur étant directement déterminée par la vitesse maximum autorisée. Cela a bien entendu incité les informaticiens à travailler avec des psychologues et des spécialistes du marketing pour concevoir des objets techniques qui répondent aux besoins de leurs utilisateurs. C'est donc du caractère technique des objets informatiques, du fait qu'ils sont construits dans le but d'avoir une fonction déterminée, que découlerait la nécessité d'inclure des connaissances de psychologie et de marketing dans les cursus d'informatique.

   Cette analyse est cependant incomplète. D'une part, parce le fait d'être construit dans le but d'avoir une fonction déterminée ne se réduit pas à interaction homme-machine. Un bus de données n'interagit pas directement avec un utilisateur humain, mais il doit cependant, tout autant que le cockpit d'un avion, avoir une fonction déterminée. La notion d'interaction homme-machine est donc un cadre trop étroit pour penser cette notion de spécification. D'autre part, cette analyse ignore l'énorme part de hasard, d'opportunisme et de ré-appropriation qui ont présidé au développement de l'informatique.

   Dans une lettre envoyée à sa fille, le 4 mars 1671, Madame de Sévigné exprime sa frustration de ne pas disposer d'un système de courrier instantané : « Cette lettre vous paraîtra bien ridicule, vous la recevrez dans un temps où vous ne penserez plus au pont d'Avignon. Mais j'y pense moi présentement ! C'est le malheur des commerces si éloignés : toutes les réponses paraissent rentrées de piques noires. » Pourtant, il a fallu attendre les années soixante-dix... du XXe siècle, pour que le rêve de Madame de Sévigné se réalise. L'apparition du courrier électronique a donc bien d'autres causes que le désir de Madame de Sévigné de communiquer instantanément avec sa fille. L'une d'elles est l'invention des ordinateurs, quelques décennies plus tôt, invention motivée par des buts tout à fait différents de ceux de Madame de Sévigné. La prise de conscience que les ordinateurs et le courrier électronique pouvaient changer notre manière de communiquer a d'ailleurs été très lente : dans les années quatre-vingt-dix, alors que les informaticiens utilisaient quotidiennement le courrier électronique depuis des années, apparut une demande, de la part du public et des entreprises, pour un objet nouveau : le fax.

   Cette conception d'une technique répondant servilement aux souhaits et aux besoins de ses utilisateurs est donc inadéquate pour penser la place des questions issues des sciences humaines dans les cursus d'informatique. Il faut, au contraire, partir de l'idée inverse d'une créativité intrinsèque de la technique : la révolution informatique ne nous a pas uniquement donné des objets répondant à nos désirs et nos besoins, elle a surtout changé notre conception de la communication, de la mémoire, du droit, de la vérité, des processus mentaux, de l'espace, du temps, du fonctionnement des entreprises, etc. Et ce sont ces transformations des concepts et des valeurs humaines, induites par la révolution informatique, que nous devons amener nos élèves à penser.

Gilles Dowek
Directeur de Recherche à INRIA

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Association EPI
Novembre 2011

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