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Pour une culture numérique

Jean-Pierre Archambault, Gilles Dowek
 

Les débuts de l'informatique pédagogique dans l'enseignement scolaire remontent aux années 1970. L'objectif est de développer des usages raisonnés, pertinents et efficaces. Si beaucoup a été fait, il reste beaucoup à réaliser  [1].

   L'ordinateur est un outil pédagogique à nombreuses facettes. Il se prête à la création de situations de communication « réelles » ayant du sens, en particulier pour des élèves en difficulté. Un logiciel qui grossit à volonté l'allure d'une courbe en un point donné, aide l'enseignant de mathématiques à mettre en évidence la notion de platitude locale contenue dans la structure profonde de la dérivation. Le document occupe une place centrale dans certaines disciplines comme l'histoire et la géographie. Le Web leur instaure incontestablement un contexte favorable en ce sens qu'il facilite le repérage, la mise à disposition et le travail effectif sur des documents variés.

Des composantes éducatives

   Écrire, c'est réécrire : une banalité certes, mais une lourde tâche pour les pédagogues quand ils veulent que les élèves « revoient leur copie ». Réécriture suppose relecture. Mais les élèves rechignent à le faire. Quelques annotations de l'enseignant ne suffisent pas. Il obtient souvent au mieux quelques corrections orthographiques et de ponctuation. En effet, avec un stylo et sur une feuille de papier, déplacer un mot, une phrase, un paragraphe, corriger quelques fautes... devient vite fastidieux et rédhibitoire s'il n'y a pas une forte motivation. Avec un traitement de texte, tout change. L'ordinateur se révèle être une condition (nécessaire ?) d'existence d'opérations intellectuelles, en ce sens qu'il en permet effectivement la réalisation en la rendant infiniment plus aisée, en en supprimant les contraintes « bassement matérielles ».

   L'ordinateur aide à atteindre des objectifs d'autonomie, de travail individuel ou en groupe. Il est aussi encyclopédie active, créateur de situations de recherche, affiche évolutive, tableau électronique, outil de calcul et de traitement de données et d'images, instrument de simulation, évaluateur neutre et instantané, répétiteur inlassable, instructeur interactif...

   La difficulté au quotidien des usages de l'informatique réside notamment dans la variété et la multiplicité des problématiques, nouvelles et/ou revisitées. Il y a ce qui doit changer et ce qui, pour l'essentiel, ne bouge pas, le temps de la pédagogie étant le temps long. Par exemple, les élèves sont dans un long processus d'acquisition de leur autonomie : les nouveaux outils permettent d'enrichir le rôle de l'enseignant en le diversifiant, non de s'en passer. Les apprentissages ont des composantes cognitives, physiologiques, psychologiques, affectives, sociales et bien sûr pédagogiques et didactiques : il faut donc veiller à bien placer le curseur entre les potentialités d'individualisation des apprentissages du numérique et la place irremplaçable du groupe humain. Le savoir des autres n'est pas le sien propre ; en être « informé » ne suffit pas. Il faut se l'approprier. Pour cela l'élève doit être guidé, accompagné. C'est le rôle immémorial de l'enseignant qui met en place (implicitement pour les élèves) des situations d'apprentissages fondées sur les didactiques des disciplines, dans des démarches pédagogiques s'appuyant sur l'environnement et l'expérience des élèves ; qui aide à mettre en évidence le simple dans le compliqué, dans des cadres disciplinaires qu'il faut construire pour les élèves : en mettant l'élève en contact avec une multitude de savoirs, en fait, Internet renforce la mission traditionnelle de l'enseignant dans un contexte où l'élève est sollicité (« parasité » ?) par une pléthore d'informations qu'il faut transformer en connaissances maîtrisées.

   L'informatique est aussi outil de travail personnel et collectif des enseignants, des élèves et de la communauté scolaire dans son ensemble. Pour les professeurs, cela peut être l'utilisation d'un traitement de texte ou du Web pour préparer ses cours. Mais ces usages ne se confondent pas avec les précédents, la meilleure preuve en est qu'ils sont banalisés alors que ce n'est pas le cas de l'utilisation en classe. À ces usages (pédagogie, outil de travail personnel) correspondent des enjeux pour l'institution éducative elle-même, en tant qu'administration qui utilise le numérique pour son propre fonctionnement et pour ses métiers, principalement bien sûr son coeur de métier, à savoir la pédagogie. Mais il y a aussi des enjeux pour la société de par les missions traditionnelles de l'École, à savoir former l'homme, le travailleur et le citoyen.

Un monde informatisé

   L'informatique – science et technique – est objet d'enseignement – connaissance –, composante de la culture générale. La rentrée 2012 a vu la création en terminale S d'un enseignement de spécialité optionnel « Informatique et sciences du numérique ». Cette création est un premier pas qui en appelle d'autres. V. Peillon a annoncé son extension aux terminales ES et L. Nous sommes en présence d'un enjeu fort : donner à tous la culture générale de notre époque. Et d'une question : comment la donner ?

   L'informatique et les sciences du numérique représentent 30 % de la R&D de par le monde (18 % seulement en Europe). L'informatisation est la forme contemporaine de l'industrialisation. L'informatique est omniprésente dans la vie de tous les jours et on ne compte plus les débats de société qu'elle suscite : transposition de la directive européenne DADVSI, loi Hadopi, neutralité du Net, libertés numériques...

   Il s'agit de débats complexes où exercice de la citoyenneté rime avec technicité et culture scientifique. En effet, il est à la fois question de copie privée, de propriété intellectuelle, de modèles économiques... mais sur fond d'interopérabilité, de DRM (Digital rights management), de codes sources, de logiciels en tant que tels. Et l'on constate un sérieux déficit global de culture du numérique, largement partagé. La question se pose bien de savoir quelles sont les représentations mentales opérationnelles, les connaissances scientifiques et techniques qui permettent à tout un chacun d'exercer pleinement sa citoyenneté. Rappelons que pour les débats sur l'énergie le citoyen peut se référer à ce qu'il a appris en sciences physiques, et pour ceux sur les OGM à ses cours de SVT.

   Depuis longtemps, nous savons qu'il est indispensable que tous les jeunes soient initiés aux notions fondamentales de nombre et d'opération, de vitesse et de force, d'atome et de molécule, de microbe et de virus, de chronologie et d'événement, de genre et de nombre, etc. Ces initiations se font dans un cadre disciplinaire. Aujourd'hui, le monde devenant numérique, il est incontournable d'initier les jeunes de la même façon aux notions centrales de l'informatique, devenues tout aussi indispensables : celles d'algorithme, de langage et de programme, de machine et d'architecture, de réseau et de protocole, d'information et de communication, de données et de formats, etc. Cela ne peut se faire qu'au sein d'une discipline informatique. L'expérience de ces dernières années a montré qu'utiliser les fonctions simples d'un logiciel est loin de suffire. Elle a montré que l'approche prétendant donner une culture informatique à travers les utilisations dans les autres disciplines, traduite dans le B2i (Brevet informatique et internet), était un échec, un échec prévisible. Pour tous les élèves, il faut une discipline informatique.

L'essence des disciplines

   L'informatique est facteur d'évolution des disciplines enseignées, modifiant leurs objets, méthodes et outils, leur « essence ». Cela se traduit dans leur enseignement. C'est particulièrement vrai pour les enseignements techniques et professionnels où l'informatique s'est banalisée depuis plus de vingt ans déjà. Mais, peu ou prou, toutes les disciplines sont concernées.

   Un exemple. Il y a quelques années, M. Vovelle, historien de la Révolution française, a compilé une quantité considérable de données puisées dans des documents d'époque (les cahiers de doléances notamment), chez des historiens anciens ou actuels et, avec l'ordinateur, a cartographié l'immense documentation accumulée. Dans cette étude informatisée, on ne trouve pratiquement plus trace du cliché qui faisait de l'opposition entre Paris et les provinces le moteur du dynamisme révolutionnaire : 1789 a transpercé tout le royaume. Par contre, il se confirme que l'affrontement avec le catholicisme fut bien constitutif de notre espace politique. Les régions dessinent une pluralité nationale très nette, les racines des tempéraments politiques modernes sont bien à rechercher au coeur de l'événement fondateur ou structurant. La formation des professeurs d'histoire doit intégrer cette « intrusion » de l'outil statistique automatisé.

Jean-Pierre Archambault,
Président de l'association Enseignement public et informatique (EPI).

Gilles Dowek
Directeur scientifique adjoint à l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA)

Paru dans VRS (La Vie de la recherche scientifique) n° 392 janvier/février/mars/avril 2013, revue du Syndicat National des Chercheurs Scientifiques (SNCS-FSU), pages 38-40.
http://www.sncs.fr/article.php3?id_article=3371
http://www.sncs.fr/IMG/pdf/VRS392_Web.pdf

NOTE

[1] 21 %, un chiffre étonnant :
Ainsi le ministère de l'Éducation nationale indiquait-il récemment, dans le cadre de la préparation de la loi d'orientation et de programmation pour la refondation de l'école de la République, que : 21 % des enseignants utilisaient l'informatique au moins une fois par semaine. Et les 79 % restants ?

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Association EPI
Juin 2013

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