Pour une culture générale intégrant l'Informatique et les Technologies de l'Information et de la Communication (TIC)

Jacques Baudé
Président d'honneur de l'association
Enseignement Public et Informatique (EPI)
 

     Il est devenu pratiquement impossible de trouver le moindre article concernant les technologies (dites encore « nouvelles ») dans l'enseignement sans tomber sur la phrase rituelle « L'informatique qui irrigue les différentes disciplines ne doit pas être une discipline dans l'enseignement secondaire ». Avec quelques variantes dans la forme, l'idée « politiquement correcte » - quel que soit le bord politique - est toujours la même : les jeunes sont censés « maîtriser » (ce verbe si peu adapté à la situation revient très souvent) l'outil-ordinateur grâce à sa pratique dans les différentes disciplines. Une discipline spécifique serait non seulement inutile mais encore nuisible.

     Et si l'on y regardait de plus près ?

Un bref retour en arrière

     Revenons rapidement sur les trente dernières années, juste pour rappeler que le débat est resté longtemps ouvert entre les partisans d'une informatique « outil » au service des disciplines et ceux de l'informatique « objet » (comprenez objet d'enseignement, c'est à dire discipline autonome). Il avait semblé se résoudre de lui même par la reconnaissance institutionnelle - notamment sous la pression de l'EPI - de la complémentarité des deux approches. De 1981 à 1992, un enseignement optionnel de l'informatique se développait progressivement dans les lycées jusqu'à atteindre plus de 50 % d'entre eux. Loin de gêner l'utilisation tout à fait indispensable de l'informatique dans les disciplines, on pouvait constater que partout où une option informatique fonctionnait correctement (encadrée par des professeurs de différentes disciplines), c'est l'inverse qui se produisait. L'option informatique, par les compétences générées chez les enseignants et chez les élèves, fonctionnait comme un catalyseur. Ces compétences étaient le garant d'une utilisation optimale des matériels dont on déplore trop souvent la sous-utilisation.

     Malheureusement, par manque d'enseignants formés, il arrivait à cette option de connaître un certain malthusianisme et de trop se consacrer aux meilleurs élèves. Pêché mortel pour les conseillers de Claude Allègre. On aurait pu y remédier en décidant de former des enseignants. On préféra noyer (par deux fois) le chien après l'avoir accusé de la rage. Tout espoir de généralisation de cet enseignement de culture générale disparaît en 1997.

     À moins que - c'est toujours possible - les nouveaux responsables fassent preuve de plus de clairvoyance et aient le souci qu'à l'issue de sa scolarité générale l'élève « maîtrise » réellement l'ordinateur, ses périphériques et principaux logiciels. C'est très loin d'être le cas actuellement.

Ce qui est souhaitable

     C'est d'abord que l'on ouvre les yeux et que l'on regarde les résultats. Que l'on ne se contente pas de sautiller - comme disait le Général - « dans les disciplines ! », « dans les disciplines ! »...

     Certes, l'approche par l'outil est indispensable mais elle n'est pas suffisante. La plupart des disciplines utilisent peu ou prou les mathématiques, ça ne dispense pas d'un enseignement progressif et cohérent des mathématiques par des enseignants formés. On pourrait en dire autant du français.

     Comment nier l'évidence ? L'utilisation d'un outil, si fréquente et diversifiée soit-elle, ne porte pas en elle-même les éléments qui permettent d'éclairer sa propre pratique. La phrase n'est pas ne nous mais de l'inspecteur général Jean Michel Bérard, orfèvre en la matière  [1]

     Oui, il existe un ensemble minimum de connaissances en informatique nécessaire à une utilisation « maîtrisée » de l'ordinateur. Oui, elles doivent être enseignées de façon progressive et cohérente par des enseignants correctement formés.

     Et puisqu'il faut y revenir, revenons y :

     L'informatique est une science avec ses modes de pensée, ses méthodes spécifiques, ses spécialistes, ses enseignements universitaires, son éthique. Elle gère des systèmes formels, finis, le plus souvent complexes, grâce à des langages artificiels (programmation), tout cela en liaison étroite avec la machine ce qui autorise à parler de « technoscience ». D'ailleurs, le terme « informatique » a tendance à glisser peu à peu dans l'esprit du public vers un sens restreint lié aux aspects techniques. Ce qui n'arrange rien car chacun sait que, dans notre pays, la technique a toujours quelque chose de péjoratif et fait fuir nos intellectuels et nombre de responsables du ministère de l'Éducation nationale.

     L'avoir rebaptisée « technologie » n'a guère arrangé les choses... Mais le mot devient plus digeste quand il est associé à l'Information et à la Communication ; il est en meilleure compagnie. C'est ainsi que l'on parle plus volontiers de TIC puis de TICE pour les Technologies de l'Information et de la communication pour l'Enseignement (qui a fait remarquer malicieusement que l'Enseignement était en tête dans l'EAO des années 60-70, alors qu'il vient en dernier, derrière le matériel, dans TICE... Et que dire alors de l'e-Enseignement et de l'e-Education et leur connotation électronique ? )

L'informatique est une science, faut-il pour autant l'enseigner dans le secondaire ?

     On n'enseigne pas toutes les sciences, nous dit-on. Ainsi, « on n'enseigne pas la physique quantique dans le secondaire et pourtant elle est omniprésente ». Certes, mais on enseigne la physique dont elle est une branche. Et comparaison n'est pas raison : on voit bien comment l'informatique vient au devant de chacun d'entre nous, comment nous sommes de plus en plus confrontés aux ordinateurs, aux logiciels et à toutes les technologies associées. Et cela en situation active, souvent en situation de création, pas seulement passif comme on l'est devant un tube cathodique de télévision.

     On nous dit encore, qu'il n'est pas besoin de savoirs savants, qu'il suffit de cliquer. Bel argument pour des marchands mais le rôle des enseignants n'est-il pas d'ouvrir ou d'entrouvrir, tant que faire se peut, les boîtes noires , de donner aux élèves les moyens de comprendre ce qu'ils font, de prendre du recul, et non pas d'en faire de simples consommateurs toujours dépassés ?

En admettant que l'on s'entende sur une tel enseignement, que faut-il enseigner ?

     Nous ne sommes pas au degré zéro de la réflexion.

     L'examen attentif des programmes des différentes options comprenant de l'informatique (informatique de gestion, mesures physiques et informatique, initiation aux sciences de l'ingénieur...) montre que tout un ensemble de notions sont communes à ces différents programmes. Ce qui signifie que des disciplines différentes ressentent les mêmes besoins de connaissances non ou insuffisamment acquises au collège.

     Toutes sont confrontées à l'utilisation de logiciels généraux ou spécifiques. Sous une apparence simple et banale (on parle souvent à leur propos de « convivialité ») ces logiciels restent difficiles à appréhender sans prérequis. Chacun se débrouille tant bien que mal avec quelques fonctionnalités de base, mais ensuite... Est-ce cela la « maîtrise » ?

     Pendant plus de dix ans, le Conseil Scientifique National (CSN), pilotant l'option informatique des lycées, a montré que la mise au point de programmes d'enseignement n'a pourtant rien d'impossible ; ce n'est ni plus difficile ni plus facile que dans n'importe quelle autre discipline ! Les invariants enseignables au lycée se dégagent somme toute assez facilement à condition de pratiquer une large concertation avec les universitaires et les enseignants du terrain. Ce qui avait d'ailleurs été fait dans les années 80 et mériterait d'être actualisé.

     Il est facile de trouver, sur le site du Ministère de l'éducation nationale, le texte « Formation aux Technologies de l'Information et de la Communication au lycée » paru au BO n° 25 du 24-06-99  [2]. II énumère un ensemble de savoirs et de savoir-faire fortement inspiré des programmes de l'ex-option informatique des lycées, sans dire de façon crédible où ils seront acquis. Certainement pas, sauf heureuses exceptions, par la pratique dans les différentes disciplines. Qui ose le dire parmi les responsables qui ont conscience du problème ?

Où et quand enseigner ces savoirs et savoir faire ? Faut-il le faire dans le cadre des cours de math ?

     Pour la deuxième question, nous sommes nombreux (y compris des matheux) à répondre non. II s'agit de deux sciences distinctes, et même si l'informatique et les mathématiques ont des rapports privilégiés, avec souvent des concepts communs, il nous semble que les élèves ne gagneraient rien à les identifier l'une à l'autre. II y aurait même un risque certain de confusion, à savoir, faire croire que tout problème informatique passe nécessairement par les mathématiques. Je ne parle pas des élèves non- scientifiques dont l'allergie aux mathématiques est malheureusement très fréquente et qui abandonneraient tout espoir d'accéder à l'informatique. Je crois savoir par ailleurs que si les collègues de mathématique revendiquent à juste titre une certaine approche informatique (comme les physiciens ou les biologistes d'ailleurs) ils ne sont pas prêts à se transformer en enseignants d'une discipline spécifique.

Comment faire ?

     Observons d'abord que la création de nouvelles disciplines si elle n'est pas chose fréquente n'est pas pour autant rarissime. SES, Technologie, ECJS, pour se limiter à l'enseignement général, sont là pour en témoigner. Quand il y une volonté (c'est à dire une décision politique) il y a un chemin.

     Faut-il entrer dans le siècle de l'information sans reconsidérer la liste des enseignements de « culture générale » pour l'honnête citoyen ?

     II faudrait, nous semble-t-il, que trois principes guident l'action :

  • large débat démocratique et s'il y a décision d'introduire l'informatique et les Tic dans la culture générale au niveau d'un enseignement structuré, alors :

  • accepter une montée en charge progressive,

  • en tirer les conséquences immédiates notamment pour ce qui concerne la formation des enseignants (ou du moins un sous ensemble d'entre eux), la validation de leurs compétences (concours), les matériels.

     L'objectif général serait celui d'un enseignement « Informatique plus technologies de l'information et de la communication » pour tous les élèves, à mettre en place progressivement mais à affirmer clairement le plus tôt possible. Plusieurs possibilités sont envisageables pour que TOUS les élèves de seconde bénéficient d'un tel enseignement (culture générale de base plus éventuelle spécialisation), mais notre préférence va vers un enseignement au niveau du tronc commun.

     Pour ce qui concerne les classes de première et de terminale, tous les élèves qui le souhaitent, et pas seulement les scientifiques, doivent pouvoir bénéficier d'un enseignement « informatique et TIC ».

     Même si cet enseignement n'est pas destiné à fabriquer des professionnels de l'informatique et des TIC - pas plus que l'enseignement des mathématiques ne fabrique des mathématiciens, ou celui de géographie des géographes (pourquoi faut-il rappeler ce truisme ?) - il serait de nature à accroître la compétence informatique de la population.

     Est-ce un luxe dans le monde de l'information qui est le nôtre ?

Avec quels enseignants ?

     Avec des enseignants formés, aux compétences reconnues par l'institution (concours externes et internes). De nombreuses propositions ont été faites par l'EPI  [3], Spécif  [4] et d'autres. Elles sont raisonnables si l'on accepte une montée en charge progressive.

     Il n'y a aucune raison pour que la maîtrise de l'ordinateur et des logiciels, que tout le monde semble appeler de ses vœux, soit livrée à l'improvisation et à l'à peu près .

     Le système éducatif, là comme ailleurs, doit assumer ses responsabilités.

L'informatique dans les disciplines

     Je ne reviens pas sur cette approche indispensable. Tout a été dit ou presque  [5], le consensus est général, du moins sur le principe... Mais qui se sert réellement de l'ordinateur de manière significative dans les disciplines ? et quelles sont les retombées réelles, en terme de « maîtrise » de l'outil, sur les élèves ? Ce sont des questions rarement posées, voire pas du tout. On préfère les enquêtes sur les matériels.

     Pour la première question, risquons quelques ordres d'idée pour l'enseignement secondaire. Disons tout d'abord qu'il n'y a, à notre connaissance, aucune enquête officielle fiable concernant l'utilisation pédagogique des TIC. Je me base sur des remontées du terrain, et notamment sur des contacts avec des formateurs. Pour les collèges, en dehors de l'enseignement de la Technologie (qui comprend une part d' informatique ) disons que 20 % des enseignants utilisant l'ordinateur dans leur enseignement ou dans des activités transdisciplinaires est un pourcentage moyen vraisemblable (avec tout le flou que recouvrent une moyenne et le verbe « utiliser ». Dans les lycées, il faut distinguer les enseignements technologiques (STI, STE...) qui subissent depuis longtemps la pression de l'aval et qui intègrent selon leurs besoins propres les apports de l'informatique (machines à commande numérique, DAO, CAO, banques de données...) ; les programmes d'enseignement ont évolué en conséquence. Dans l'enseignement général, il n'y a plus d'enseignement d'informatique en tant que tel (cf. ci-dessus) et un pourcentage de l'ordre de 10 % des enseignants (hors les sciences expérimentales avec l'Expérimentation Assistée par Ordinateur, ExAO) utilisant l'ordinateur de façon significative avec leurs élèves est vraisemblable. On comprend que le ministère préfère mettre l'accent sur les pourcentages d'établissements équipés.

     La très grande majorité des enseignants de l'enseignement général reste à convaincre  [6].

     Pour la deuxième question. Si l'on pouvait apprécier les connaissances réelles - en termes de savoirs et de savoir-faire - des élèves ayant suivi un enseignement informatique optionnel de trois années par une épreuve au baccalauréat sous la responsabilité d'enseignants compétents, il est beaucoup plus difficile de le faire de façon crédible dans le cas de l'approche par les différentes disciplines. Dans l'état actuel du B2i (Brevet informatique et internet ) la démarche s'apparente à un Brevet de bonne vision délivré par des malvoyants. Il n'est pas question de critiquer nos collègues mais un système qui persiste à ne pas mettre les actes en conformité avec les déclarations, voire avec les textes officiels (déclaration sur l'importance cruciale des TIC, textes sur la formation aux TIC des enseignants qualifiée de « priorité absolue », etc.).

     En fait, derrière le discours politiquement correct, prônant l'approche de l'informatique et des TIC par les différentes disciplines, se dissimule en filigrane la volonté d'introduire les TIC à l'École sans moyens humains supplémentaires.

     Effectivement, ce type de démarche ne nécessite pas d'enseignants supplémentaires contrairement à l'introduction d'une nouvelle discipline. Certes, mais encore faudrait-il les former à l'utilisation pédagogique (qui ne va pas de soi) de ces nouveaux « outils » et là il faudrait des formateurs compétents. Ces formateurs sont à former et l'arrêt des formations dites « lourdes » n'en finit pas de faire sentir ses effets négatifs. On pourrait aussi les trouver sur le terrain, où des compétences fortes existent ici et là, mais là aussi il faudrait accepter de créer des postes.

     Cette volonté de fonctionner à moyen constant - qui est en contradiction avec les déclarations répétées sur l'importance des TIC pour la société - et de faire fi des bilans globaux, se retrouvent à tous propos. Ainsi (ce pourrait être le sujet d'un autre article) rappelons un autre point faible du dispositif qui handicape également le développement des TIC dans le système éducatif, celui de la maintenance et de l'assistance technique pour les matériels. Faire appel à des enseignants passionnés (dont ce n'est pas la mission) plutôt que de recruter des techniciens compétents ressemble fort à une autre fausse bonne solution. Il reste en effet à démontrer que l'on réalise globalement des économies !

Jacques Baudé
Agrégé de l'Université
Président d'honneur de l'EPI

Ce texte, écrit à la demande de l'Association Française des Sciences et Technologies de l'Information (ASTI) est paru dans le numéro 104 d'Asti Hebdo du 24 février 2003 :
http://www.asti.asso.fr/pages/Hebdo/h104/h104.htm.

Références

[1] L'intégration de l'informatique dans l'enseignement et la formation des enseignants Actes du Colloque des 28-29-30 janvier 1992, édités par Georges-Louis Baron et Jacques Baudé, Co-édition INRP-EPI, 1992, 286 pages

[2] Réforme des lycées - rentrée 1999 Texte adressé aux recteurs d'académie ; aux inspecteurs d'académie, directeurs des services départementaux de l'éducation nationale ; aux chefs d'établissement ; aux professeurs. Annexe III : la formation aux technologies d'information et de communication au lycée
http://www.education.gouv.fr/bo/1999/25/default.htm.

[3] Groupe « formations » de l'EPI (juin 2002) : Propositions en vue d'une formation à l'informatique pédagogique et aux technologies de l'information et de la communication (TIC) dans le cadre de la formation initiale et de la formation continuée des futurs enseignants.

[4] Plaidoyer pour un enseignement de STIC (Sciences et Technologies de l'Information et de la Communication) et la création de concours, Agrégation puis CAPES, correspondants. Antoine Petit, professeur des Universités, Specif.

[5] Association Enseignement Public et Informatique (EPI). Voir sur son site un certain nombre d'articles concernant l'utilisation pédagogique des TICE de la maternelle à l'université, ainsi que l'enseignement de l'informatique et des TIC. Le cédérom « 15 ans d'articles de la revue de l'EPI » est présenté sur ce site.

[6] L'informatique et les technologies de l'information et de la communication dans le système éducatif. Ce qu'il reste à faire. J. Baudé, sur le site de Michel Alberganti http://www.robotsprofs.com/baude.

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Association EPI
4e trimestre 2003

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