Le mythe de l'inutilité d'une discipline informatique dans l'enseignement général

Jean-Pierre Archambault
 

   Si, au fil des années, un consensus s'est progressivement dégagé sur l'idée que l'informatique était désormais une composante de la culture générale de notre époque et, à ce titre, un élément de la culture générale scolaire, ce ne fut pas sans douleur. Les discours selon lesquels l'informatique n'était qu'une mode qui passerait comme passent les modes ont pris un sacré coup de vieux. Pourtant on les entendait encore à la fin du siècle dernier jusqu'à ce que le développement d'Internet leur torde le cou.

   Mais, s'il y a désormais consensus sur l'objectif général, des divergences fortes subsistent encore sur le contenu même de la culture informatique et les modalités pour la donner véritablement à tous les élèves. Avec un mythe qui a la vie dure : point ne serait besoin d'un enseignement d'une discipline scientifique et technique en tant que telle. Un mythe qui réserve ainsi un sort particulier à l'informatique qui représente pourtant 30 % de la R&D au plan mondial (18 % seulement en Europe). En effet, heureusement, on enseigne les mathématiques et les sciences physiques qui sous-tendent les réalisations de la société industrielle. Or le monde devient numérique comme l'a dit Gérard Berry dans sa leçon inaugurale au Collège de France, le 17 janvier 2008 (Pourquoi et comment le monde devient numérique).

   Au nom de ce mythe, assorti d'un non-dit sur la récupération de postes d'enseignants, une option informatique présente dans la moitié des lycées d'enseignement général, mise en place dans les années quatre-vingt, fut supprimée une première fois en 1992, rétablie en 1994 puis à nouveau supprimée en 1998. Singulière façon d'entrer dans la société numérique ! Entorse au mythe, il y avait des éléments d'informatique dans le cours de technologie au collège.

   Le mythe fonctionne sur un certain nombre de présupposés. Son coeur de doctrine est que l'utilisation des outils informatiques suffit à se les approprier et à donner une culture en la matière. Les compétences attribuées aux « natifs numériques » sont souvent invoquées. Or des thèses universitaires montrent qu'il faut relativiser fortement les compétences acquises hors de l'École, qui restent limitées aux usages quotidiens. Elles sont difficilement transférables dans un contexte scolaire plus exigeant. Les pratiques ne donnent lieu qu'à une très faible verbalisation. Les usages reposent sur des savoir-faire limités, peu explicitables et laissant peu de place à une conceptualisation.

   Le mythe a inspiré le B2i (brevet informatique et internet) censé donner aux élèves une culture informatique à travers son utilisation dans les autres disciplines. Mais les faits ont montré que cela ne marchait pas. Rendu obligatoire pour l'obtention de brevet des collèges, on a assisté à des attributions massives et systématiques du B2i afin que les élèves ne soient pas recalés à l'examen. Le B2i s'est révélé être une machine administrative, donnant lieu à des « courses à la croix » sans réalités ni finalités pédagogiques.

   Cela doit-il étonner ? Pas vraiment. En effet, le B2i suppose implicitement un apport de connaissances mais ne dit pas où les trouver, dans quelles disciplines et avec quels enseignants. Il n'est déjà pas évident d'organiser des apprentissages progressifs sur la durée lorsque les compétences recherchées sont formulées de manière très générale (du type « maîtriser les fonctions de base » ou « effectuer une recherche simple »), éventuellement répétitives à l'identique d'un cycle à l'autre, et que les contenus scientifiques, savoirs et savoir-faire précis permettant de les acquérir, ne sont pas explicités. Mais, quand, en plus, cela doit se faire par des contributions multiples et partielles des disciplines, à partir de leurs points de vue, sans le fil conducteur de la cohérence didactique des outils et notions informatiques, par des enseignants insuffisamment ou non formés, on imagine aisément le caractère ardu de la tâche au plan de l'organisation concrète. Ainsi, un rapport de l'Inspection générale de l'Éducation nationale a-t-il souligné que, « si différentes circulaires précisent les compétences qui doivent être validées et le support de l'évaluation (feuille de position), elles laissent néanmoins dans l'ombre de l'autonomie les modalités concrètes de mise en oeuvre ». Pour se faire une idée de ces difficultés, il suffit d'imaginer l'apprentissage du passé composé et du subjonctif qui serait confié à d'autres disciplines que le français, au gré de leurs besoins propres (de leur « bon vouloir »), pour la raison que l'enseignement s'y fait en français. Idem pour les mathématiques, outil pour les autres disciplines. Avec une approche dans laquelle on placerait l'étude des entiers relatifs dans le cours d'histoire (avant et après J.C.) et celle des coordonnées en géographie au gré des notions de latitude et de longitude !

   Le mythe n'empêche pas les entreprises du secteur des TIC d'avoir du mal à recruter les personnels qualifiés dont elles ont besoin. Or l'on sait bien l'importance de la précocité des apprentissages. L'on sait également que le lycée est l'espace et le moment où les élèves construisent leur autonomie intellectuelle et où naissent les vocations. Les lycéens choisissent d'autant plus une voie par goût aux contenus qu'ils l'ont effectivement rencontrée concrètement dans leur scolarité. En 2009, le rapport « Stratégie nationale de recherche et d'innovation », le SNRI, a fait le constat que « la majorité des ingénieurs et chercheurs non informaticiens n'acquièrent pendant leur cursus qu'un bagage limité au regard de ce que l'on observe dans les autres disciplines. Pourtant, ils utiliseront ou pourront avoir à décider de l'utilisation d'outils informatiques sophistiqués. Il est à craindre qu'ils ne le feront pas avec un rendement optimal ou que, en position de responsabilité, ils sous-estimeront l'importance du secteur ».

   Le vote de la loi Création et Internet dite loi Hadopi, la transposition de la directive européenne sur les Droits d'auteur et les droits voisins dans la société de l'information (DADVSI) par le Parlement en 2006 ont été l'occasion de débats complexes où exercice de la citoyenneté a rimé avec technicité et culture scientifique. En effet, s'il fut abondamment question de copie privée, de propriété intellectuelle, de modèles économiques..., ce fut sur fond d'interopérabilité, de DRM, de code source, de logiciels en tant que tels. Dans un cas comme dans l'autre, on n'a pu que constater un sérieux déficit global de culture du numérique largement partagé. La question se pose bien de savoir quelles sont les représentations mentales opérationnelles, les connaissances scientifiques et techniques qui permettent à tout un chacun d'exercer pleinement sa citoyenneté (lors des débats concernant le nucléaire, le citoyen peut s'appuyer sur ses connaissances acquises dans le cours de sciences physiques ; pour ceux concernant les OGM sur le cours de SVT). Sans risque de se tromper on peut affirmer que « cliquer sur une souris » et utiliser les fonctions simples d'un logiciel ne suffisent pas à les acquérir, loin de là. N'en déplaise au mythe, qui a du mal à concevoir que l'informatique, outil pour enseigner, outil dans les autres disciplines et l'informatique objet d'enseignement en tant que tel, sont complémentaires et se renforcent mutuellement.

   Mais le mythe vacille. De nombreuses actions ont été menées en faveur d'une discipline informatique au lycée, notamment par l'EPI. Un enseignement de spécialité optionnel « Informatique et sciences du numérique » a été créé en Terminale S. Il entrera en vigueur à la rentrée 2012. C'est un premier pas positif qui en appelle d'autres...

Jean-Pierre Archambault,
président de l'EPI

Contribution de J.-P. Archambault au livre collectif de forum ATENA, Mythes et légendes des TIC, sous la direction de Gérard Peliks, diffusé sur le Web sous licence Creative Commons - Paternité - Pas d'utilisation commerciale - Pas de modifications.
http://www.forumatena.org/?q=livres#TelechargLivresBlancs

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Association EPI
Mars 2011

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